Voyage en Asie (Duret 1871)/Inde/07

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Michel Lévy (p. 274-277).


VII

CALCUTTA.


Arrivée à Calcutta. — Les palais de Calcutta. — Les Anglais à Calcutta.
Octobre 1872.


Calcutta, la ville des palais ! Qui n’a entendu désigner ainsi la capitale de l’Inde ? Lorqu’on remonte l’Hougly aux rives basses, une longue forêt de mâts annonce d’abord la ville. Dès l’approche on commence à tendre le cou pour découvrir les fameux palais. Nous sommes à terre, en ville ; la première chose qui nous frappe devant les palais, c’est qu’on est presque partout en train de les crépir et de les badigeonner. Quelle désillusion ! Le plus fameux des fameux palais, celui du gouverneur général avec colonnades sur toutes les faces, a une brigade de maçons qui, le long des colonnes, passe une couche nouvelle de badigeon. Ce nom magique, la ville des palais, appliqué à Calcutta, est un de ces traits étonnants d’exagération auxquels l’éloignement a donné le loisir de s’accréditer. Du crépi et du badigeon sur de lourdes colonnades, et sur les laides façades de grandes maisons en briques, constituent des constructions qui ont bien plutôt l’air de casernes que de palais.

Toute idée de palais à part, Calcutta offre un ensemble qui dépasse en grandeur tout ce que les Européens ont bâti ailleurs en Asie. Il y a d’abord le fort, une sorte de demi-cercle dont la section s’appuie à l’Hougly. C’est là le premier point de départ de la conquête anglaise, qui, comme une tache d’huile, en gagnant de proche en proche, est arrivée jusqu’à l’Indus et à l’Himalaya. Autour des remparts de la forteresse règne une vaste esplanade, et autour de celle-ci s’élève la ville européenne avec ses édifices et ses grandes maisons. Par delà la ville européenne, commencent les rues de la ville indigène. Une longue file des plus gros navires de commerce, disposés en rang pressés, couvre le fleuve. Le nombre des habitants dépasse un million.

Les Européens, au milieu de cette multitude, forment comme un état-major. Le moindre Européen est ici un personnage qui a un grand logis, un équipage et des gens. Le plus mince train de maison suppose de suite toute une bande de domestiques. Du reste, tous ces gens de la race bengali sont des êtres physiquement très-faibles, dont on n’obtient qu’une somme d’efforts excessivement minime ; il faut les multiplier à l’infini pour arriver à être servi. Il n’est point admissible que l’on se mette à table sans avoir son domestique, à soi exclusivement consacré, debout derrière sa chaise. Aussi quelle multitude dans les salles où l’on dîne !

Et le panka ! Le panka est une planche bordée d’une pièce d’étoffe, suspendue au plafond, qui, mise en branle, agit comme un éventail pour donner de l’air. L’éternel panka, pendant six mois de l’année, marche par-dessus la tête de tout Européen, la nuit comme le jour. Chaque Européen traîne après lui trois ou quatre hommes consacrés à des relais pour le panka, le panka faisant partie obligée de tout appartement destiné à l’Européen, dès qu’un Européen met le pied dans une chambre ou passe d’une chambre dans une autre, les domestiques ad hoc sont là prêts avant lui, et, sans temps d’arrêt, se mettent à balancer la machine.

Cette vie luxueuse de l’Inde, avec sa multitude de domestiques, est un peu comme les palais badigeonnés de la ville : c’est du faux luxe. Il faut faire de son mieux, vivre au milieu d’une cohue d’indigènes et sous le panka, puisque les nécessités du climat vous font une loi de mener une vie artificielle ; mais venir parler du charme de ce genre d’existence est singulièrement abuser de la facilité qu’au loin le merveilleux trouve à se faire accepter.

Le gouvernement dont l’Angleterre a établi le siège à Calcutta s’applique à deux cents millions d’hommes. ; c’est aujourd’hui sur le globe le plus grand qu’aucune nation conquérante étende à des peuples conquis. Il convient de rechercher quels résultats a pour l’Inde l’existence de ce gouvernement.