Voyage en Asie (Duret 1871)/Java/05

La bibliothèque libre.
Michel Lévy (p. 194-202).


V

BATAVIA


Politique des Hollandais à Java. — Esprit de leur gouvernement. — Mécanisme du système colonial. — Le gouvernement hollandais meilleur que celui des chefs indigènes.
Août 1872.


La domination que la Hollande exerce sur Java s’étend en même temps sur tout l’archipel malais. L’empire colonial désigné sous le nom d’Indes néerlandaises couvre ainsi un vaste espace de terre et de mer, et comprend des îles qui, comme Sumatra, Bornéo, Célèbes, sont parmi les plus grandes du globe. Le système de gouvernement et d’administration que la Hollande applique à ce vaste empire a été l’objet des jugements les plus opposés ; il a à la fois ses enthousiastes et ses détracteurs, et il est en même temps porte aux nues et traîné dans la boue. Pour avoir une opinion sur le gouvernement colonial hollandais, il semble qu’il faille d’abord se faire une idée exacte de l’ordre de choses auquel il correspond et de la nature des circonstances dont il est le produit.

Le gouvernement de la Hollande sur Java est issu d’une conquête. De quelle nature est celle-ci ? Les conquêtes faites en Asie par la Hollande n’ont point le caractère épique. Les Hollandais n’ont jamais déployé une force irrésistible pour briser tout devant eux et substituer brusquement à un ancien ordre de choses un ordre nouveau ; ils ne sont arrivés dans les îles qu’en petit nombre ; ils n’ont point, dans le principe, prétendu à la souveraineté directe de toutes les terres, mais se sont contentés du protectorat et de l’occupation de ports et de comptoirs. Les Hollandais en Asie n’étaient que des marchands venus pour faire du commerce et gagner de l’argent ; ils ne cherchaient pas, par satisfaction militaire, besoin de propagande religieuse ou de suprématie politique, à tout détruire chez le peuple conquis, mais préféraient plutôt utiliser les anciens chefs et conserver les usages locaux pour les tourner à leur profit. Ne demandant qu’à établir une domination qui fût un bénéfice, ils ont trouvé que c’était là la voie la meilleure et la plus fructueuse, et ils s’y sont tenus.

Aujourd’hui encore, quelque complète que soit devenue leur suprématie, si avant qu’ait pénétré leur gouvernement, l’un et l’autre n’en ont pas moins gardé leur caractère des premiers jours. La machine gouvernementale est ainsi restée un singulier mélange d’éléments européens et indigènes. Il y a toujours comme deux rouages superposés : au sommet, le gouverneur général hollandais, assisté d’un conseil ; par-dessous, toutes sortes d’anciens princes conservés avec leurs titres et des prérogatives diverses. De ces princes, il y en a encore partout dans les îles : à Java, Madura, Bali, Célèbes, Sumatra, Bornéo. Puis vient l’organisation pour les pays administrés directement, toujours à double rouage, européen et asiatique. Au sommet de la province, qui prend ici le nom de résidence, le résident hollandais ; à côté de lui et sous lui, des régents indigènes. Le résident a encore sous ses ordres des assistants-résidents et des contrôleurs hollandais stationnés sur les divers points de sa résidence, et le régent indigène a de son côté, échelonnés par-dessous lui, dans sa régence, des védonos, cheÈ de district, et des mantris, chefs de village.

Si les Hollandais ont laissé subsister en partie la forme politique de la société conquise, dans l’ordre moral ils ont tout laissé intact. Ils n’ont nulle part fait pénétrer leur langue, ce sont eux qui apprennent les langues indigènes, et le malais est la langue commune qui sert ici aux rapports de l’Européen et de l’Asiatique. Les Hollandais n’ont surtout rien changé à la religion, aux mœurs et aux idées des indigènes, et, si l’on y regarde de près, ce sont eux encore qui, pour les habitudes et la manière de vivre, plutôt que de donner, ont emprunté.

On comprend que conservant tant de choses, ils aient surtout tenu a conserver tout ce qui permettait de recueillir les bénéfices de la conquête. Les Hollandais trouvaient dans le régime appliqué de temps immémorial par les chefs indigènes des facilités très-grandes pour accaparer les richesses de l’île. Cela a été non-seulement conservé, mais encore systématisé, perfectionné, et, parvenu à complet développement, a abouti en 1830, dans les mains du général Van den Bosch, au système colonial qui existe encore.

La terre à Java, en théorie, appartenait aux sultans ; en fait, elle était la propriété collective de la dessa ou commune. Les terres à riz de la dessa devaient être périodiquement divisées et réparties pour les cultures, entre toutes les familles composant la dessa ; cependant chaque famille, prise isolément, n’obtenait la jouissance d’une part de terre qu’en étant soumise, pour le compte des chefs, d’abord à des journées de corvée et à divers travaux obligatoires, puis à un impôt prélevé en nature sur le riz récolté.

Les Hollandais, se substituant aux chefs javanais, se sont approprié ce système. Les terres à riz sont restées propriété indivise de la dessa ; l’impôt en nature, converti en impôt en argent, a été payé au collecteur hollandais. La jouissance d’une part de terre à riz continuant à être soumise à certaines conditions de travail obligatoire, chaque famille, pour obtenir sa terre, a dû cultiver dans les pays de montagne six cents pieds de café, et dans le plat pays donner une certaine somme de travail à la culture de la canne à sucre. Du reste, ce ne sera pas là un travail perdu pour la famille qui s’y livrera : le café produit lui sera payé treize florins le picoul ; quant au travail fourni pour la canne, on fixera également un prix qui soit une rémunération réelle. Mais alors tout le café récolté devra être livré au gouvernement hollandais, qui aura le monopole exclusif de son commerce, et la fabrication du sucre sera une opération à laquelle ce même gouvernement pourvoira seul par l’intermédiaire de fabricants européens. La corvée due aux chefs indigènes a été également conservée, on l’a appliquée aux travaux publics. Les chefs dont on a pris la place ont été dédommagés ; ils sont entrés comme salariés dans l’engrenage administratif et ont reçu un tantième sur le produit des cultures.

Ce singulier système a transformé le gouvernement colonial en ordonnateur général dés cultures, en négociant avec monopole des produits de la terre, et il a fait de l’administration publique un organe de direction imposé à chaque famille. Et pourtant, sous l’application de ce système, la prospérité de Java a pris de très-grands développements. C’est qu’il faut bien penser que nous sommes en Asie, et que, dans l’application politique, tout est chose relative et affaire de comparaison.

Il est vrai que le gouvernement hollandais est resté pour le peuple conquis un pur despotisme ; mais comme ce despotisme, exercé par des Européens, est relativement doux et dans tous les cas éclairé, il réalise un véritable progrès sur l’ancienne tyrannie des chefs indigènes. Le gouvernement hollandais a fait régner la paix, a assuré une bonne police, une justice équitable, a garanti partout contre le caprice et l’arbitraire des chefs, et, dans tout cet ordre de choses, a fait jouir les populations d’avantages qu’elles n’avaient jamais connus.

Il est vrai que l’administration hollandaise exerce sur chaque famille une direction qui est une véritable tutelle ; mais pareil état de chose avait existé de tout temps de la part des chefs, et au lieu que ceux-ci, ignorants et incapables, ne savaient point donner une bonne impulsion aux paysans, les Hollandais, eux, les ont employés à la culture du café, du sucre, de l’indigo, du thé, du tabac.

Il est vrai que les Hollandais, par le monopole, prélèvent sur le produit des cultures une part léonine ; mais auparavant les sultans prenaient à peu près tout à leurs sujets. Or les Hollandais sont loin de prendre tout, et la somme, quelque réduite qu’elle soit, qu’ils ont fixée comme rémunération du travail pour le café et le sucre, se trouve avoir singulièrement accru le revenu de paysans qui autrefois ne cultivaient que le riz.

Il est vrai que les Hollandais ont conservé la corvée, mais en la régiementant ; ils l’ont strictement limitée à un jour par semaine, et tandis que les anciens chefs en gaspillaient l’emploi, ils l’ont appliquée à des travaux qui ont contribué à développer la richesse publique. C’est avec la corvée qu’ils ont couvert le pays de routes et qu’ils font aujourd’hui de grands travaux d’irrigation.

Comme résultat du système hollandais, Java a vu sa population passer, de 5 millions en 1820, à 13 millions en 1863 et à 16 millions en 1870 ; l’étendue des terres mises en culture partout s’accroître, un certain bien-être devenir général : de telle sorte que, tout considéré, on ne peut nier que la domination hollandaise ne soit un véritable bienfait pour ceux auxquels elle s’applique.

Quoi qu’il en soit, le système colonial de Java est si peu en harmonie avec les notions de gouvernement qui prédominent chez les nations européennes, qu’il est impossible de l’accepter autrement que comme un système né de circonstances particulières et que comme un ordre de choses transitoire. Que l’État s’arroge la direction des cultures de tout un peuple, qu’il s’attribue le monopole du commerce des produits du sol, ce sont des procédés tellement asiatiques qu’une nation européenne ne saurait indéfiniment les maintenir et les appliquer.

Il faut reconnaître qu’il se fait dans ce sens un grand travail parmi les Hollandais. Ils sont à peu près tous d’accord aujourd’hui pour admettre que le système actuel ne saurait durer éternellement. La seule question est de savoir quels moyens termes seront apportés à sa disparition. Déjà le monopole pour la culture du sucre est condamné et va aller en décroissant d’année en année à partir de 1878 jusqu’en 1890, où il cessera définitivement. Il y a donc lieu d’espérer que le jour approche où le régime de la liberté du travail et du commerce aura remplacé à Java celui de la tutelle administrative et du monopole.