Voyage en Asie (Duret 1871)/La Chine/10

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Michel Lévy (p. 143-153).


X

PÉKIN


Le degré de civilisation des Chinois. — Conception rudimentaire en politique et pour l’organisation de la famille. — État d’infériorité de la femme. — Différence dans l’intelligence européenne et l’intelligence chinoise. — Les Chinois manquent d’imagination. — Leurs inventions surtout de l’ordre matériel.
Mai 1872.


La société et la civilisation chinoises, depuis le temps où elles nous ont été révélées, ont joui auprès de nous d’un grand prestige qu’elles conservent encore en partie. Les anciens voyageurs, les missionnaires jésuites ont fait de la Chine des tableaux qui avaient tellement frappé l’imagination que leur impression a persisté. Les voyageurs et les missionnaires sont assez naturellement portés à l’exagération ; pour la Chine, leurs récits étant acceptés sans contrôle, pendant longtemps on a vu en Europe les philosophes et les politiques disserter sur une Chine de convention, embellie à plaisir.

Cependant, de nos jours, la Chine a fini par être connue, les barrières qui nous en séparaient sont tombées. Sa langue, ses mœurs, ses institutions nous ont été expliquées dans tous leurs détails.

Étudiée sur les lieux, à l’aide des documents aujourd’hui amassés, la civilisation chinoise prend un tout autre aspect que celui qu’elle conserve de loin, le prestige s’évanouit, cette sorte de grandeur que tant de gens se sont plu à lui trouver ne se découvre nulle part. On se demande à quelle échelle les premiers Européens qui ont parlé de la Chine mesuraient la civilisation et la valeur des peuples pour avoir tracé les tableaux que nous avons d’eux. Il semble que, pour la Chine, le temps qu’elle a duré, l’espace qu’elle couvre sur le globe, le nombre de ses habitants soient des choses qui aient ébloui et qui aient suffi par elles-mêmes pour lui attirer l’estime et l’admiration ; mais si, dédaignant les éléments de ce genre, on prend pour point de départ du jugement à porter l’esprit des lois et des institutions, on sera conduit à de tout autres sentiments. La civilisation chinoise n’apparaîtra plus alors que comme une civilisation qui a vieilli sans atteindre de très-grands développements. Quel que soit le laps de temps qui sépare la Chine de ses commencements, on n’y retrouve pas moins, à peine modifiés, certains traits propres à l’enfance de tous les peuples, qui ailleurs sont devenus méconnaissables ou ont disparu sous des perfectionnements successifs. En parlant ainsi, ce ne sont point seulement les États modernes auxquels je prétends comparer la Chine ; ou peut remonter dans l’antiquité jusqu’à la Grèce et Rome, et voir ces nations franchir, à partir de leur point de départ, des étapes de civilisation que la Chine arrivée jusqu’à nos jours n’a jamais pu atteindre.

Par exemple, en politique, les Chinois n’ont jamais conçu d’autre théorie du gouvernement que la théorie paternelle. La nature et le rôle de l’autorité sont pour eux identiques dans la famille et dans l’État. De même que dans la famille il y a un père investi par un fait de nature d’une autorité supérieure, de même dans l’État il doit y avoir un père, un maître exerçant spontanément un pouvoir antérieur à toute délégation et supérieur à tout contrôle ; c’est-à-dire que la théorie primitive du gouvernement paternel n’a jamais cédé la place en Chine à des conceptions politiques d’un ordre plus développé, comme cela s’est vu chez tant de peuples dès l’antiquité.

Le souverain qui règne sur la Chine est donc aujourd’hui dans le monde seul de son espèce. Le titre d’empereur sous lequel il est connu en Europe, mot à racine latine improprement appliqué, ne correspond à aucune des conceptions que les Chinois se font de lui. Le souverain de la Chine est appelé par ses sujets houanti, et le houanti n’a point d’égal dans nos civilisations de date moderne ; il n’a pour équivalent que les monarchies de l’ancienne Assyrie et de l’ancienne Perse. Comme pour eux, tous les hommes indistinctement ne sont, pour lui, que la boue d’un même limon ; comme eux il est aux lieu et place du ciel sur la terre, la source de tout droit et de toute justice ; comme eux enfin il passe sa vie au fond d’un palais, invisible à ses sujets ; les Chinois se prosternent encore à ses pieds dans la posture que les bas-reliefs de Ninive donnent aux Assyriens devant Sennachérib.

Si la société chinoise n’a pas su perfectionner sa théorie politique, la même chose lui est arrivée pour les conceptions qui ont trait à la famille. La plupart des anciens peuples ont rendu aux ancêtres un culte de nature religieuse. Chez les antiques populations latines, en particulier, on voit les ancêtres recevoir un culte fervent, à l’égal des divinités du foyer. La religion des ancêtres apparaît aussi comme une forme religieuse de la primitive humanité, et en effet, à mesure que dans le monde européen les conceptions s’agrandissent, cette religion cesse d’exister et le respect pour les morts prend une forme nouvelle. Mais non point en Chine. Si en Chine la vénération et le culte des ancêtres exercent aux origines un empire absolu sur l’esprit chinois, cet empire ils le possèdent encore aujourd’hui.

Il semble naturel que le père de famille jouisse de son vivant d’une autorité très-grande, chez les peuples où il est honoré d’un culte après la mort. Aussi voyons-nous en même temps dans l’ancienne Rome et en Chine le père exercer dans la famille un pouvoir sans limites. Mais tandis qu’à Rome le progrès du droit romain vient limiter l’autorité du père sur les enfants, en Chine rien de pareil n’a lieu. Dans la Chine agrandie et vieillie, le père conserve tout droit sur ses enfants, ils sont sa chose, il peut les vendre ; tant que le père vit, le fils n’est jamais majeur, dans la famille chinoise personne n’a de droits en face du père.

Une autre pierre de touche pour juger le degré de civilisation d’un peuple est la condition de la femme dans son sein ; or en Chine cette condition est à tous égards demeurée inférieure. La femme chinoise ne prend aucune part à l’activité de la vie extérieure ; la libre communication entre les personnes des deux sexes, qui fait qu’en Europe la vie du monde, les plaisirs, les exercices du culte leur sont communs, est ici chose inconnue : les deux sexes vivent séparés, la femme reste à la maison, dans l’ombre, tenue cachée. La femme n’existe ici en face de l’homme qu’à l’état d’être soumis. La jeune fille qui devient épouse passe de sa famille dans celle du mari sans que sa volonté ait à intervenir, elle est cédée ou vendue par le père au mari, sans droit à être consultée, sans recours aucun. Mariée, si comme épouse légitime elle ne peut voir une seconde femme occuper dans la maison un rang absolument égal au sien, elle n’a cependant point conquis le droit d’être l’unique compagne du mari, qui pourra prendre, ouvertement et à son choix, une ou plusieurs concubines s’il est de condition commune, et un nombre infini s’il est le souverain. Ajoutez enfin que, parmi toutes les marques de servitude infligées en tant de lieux à la femme, il n’en est point qui dépassent en horreur celle qu’elle subit en Chine par la déformation des pieds. La femme chinoise avec ses petits pieds est un être mutilé et rendu infirme pour donner satisfaction aux goûts de l’homme ou aider à ses plaisirs.

Si maintenant, nous plaçant sur le terrain de la littérature, nous cherchions à vérifier l’opinion que nous nous sommes formée de la Chine en étudiant ses institutions, nous verrions que l’esprit chinois n’a guère dépassé les premières étapes de la grande culture intellectuelle, et que les assises sur lesquelles reposent les conceptions philosophiques, politiques et scientifiques d’un ordre élevé n’ont même jamais été posées par lui. Mais alors naît un problème plus étendu. Il ne s’agit plus seulement de mesurer le degré de développement atteint par l’intelligence chinoise, mais de reconnaître quelle est en soi sa valeur même. Le Chinois a-t-il les mêmes facultés que l’Européen ? L’homme de race jaune a-t-il la même nature d’esprit que l’homme de race blanche, ou bien diffère-t-il de lui profondément ?

Pour répondre à cette question nous rechercherons, par comparaison avec les œuvres de notre race, s’il s’accuse des différences dans celles de l’intelligence chinoise et, s’il en est ainsi, de quelle nature elles sont. Or à première vue des différences apparaissent profondes. C’est ainsi qu’on ne trouve rien aux origines de la Chine qui corresponde aux hymnes védiques, aux grandes épopées de l’Inde, ou au cycle des poëmes épiques de la Grèce. Mais la poésie primitive n’est pas seule à manquer à la Chine, celle de nature réfléchie des temps postérieurs lui fait également défaut. On peut donc dire que sinon les productions écrites en vers, du moins la grande poésie, manifestation d’une imagination débordante et d’une intelligence ailée, lui est restée inconnue.

Dans le domaine de l’art, la grande invention manque également. L’art chinois a toujours été réaliste. On ne voit point que l’artiste ait ici la puissance de transformer les impressions et les images perçues, pour leur donner une forme supérieure, création de son propre génie.

Dans une autre sphère, où il semble que les facultés de l’imagination aient particulièrement à intervenir, dans celle de la religion et de la métaphysique, on ne trouve que créations embryonnaires ou qu’avortements. Déjà nous avons vu que la Chine en est restée avec le culte des ancêtres à une forme religieuse tout à fait rudimentaire. La Chine n’a pas produit de religion. Le bouddhisme lui est venu de l’Inde. Elle n’a pas non plus produit de métaphysique. Que si l’on veut absolument trouver des créations métaphysiques en Chine, les œuvres de Lao-Tseu seront données comme telles ; or la comparaison qu’on en fera avec les œuvres métaphysiques de l’Inde et de la Grèce ancienne accusera tout de suite l’infériorité chinoise sur ce terrain.

On peut donc se croire autorisé à conclure que le Chinois manque en partie de ce qu’on désigne par le mot imagination. C’est par ce côté surtout qu’il apparaît inférieur à l’Européen et qu’en face de lui il offre une lacune. S’il en est ainsi, on ne saurait admettre que la puissance de l’intelligence et l’étendue de la pensée soient égales chez le Chinois et chez l’Européen. On a dit que le génie est un composé de jugement et d’imagination, et on ne conçoit pas en effet que l’on puisse mettre au premier rang des intelligences celles qui sont dépourvues des côtés correspondant à l’idéalisation et à la passion. Partant de ce point de vue, nous comprendrons pourquoi la Chine est sur tant de points demeurée inférieure ou en arrière ; nous nous expliquerons comment elle a pu rester sans poésie, sans religion, sans idéal ; comment elle est le pays du terre à terre, n’ayant jamais connu l’enthousiasme, et pour le bien comme pour le mal resté étranger aux grandes impulsions, car ce sont là les vrais traits de la Chine. L’humanité en Chine ressemble à ces fleurs qui manquent de parfum et qui de ce fait sont incomplètes. La Chine manque comme de parfum, elle est sans charme et n’exerce que peu d’attrait.

La grandeur de la Chine a donc été dans ses créations de l’ordre matériel. Quoique aujourd’hui la Chine tombe en ruines de toutes parts et que, par comparaison avec les États de l’Europe, elle soit dans un état de pauvreté et d’impuissance absolue, on n’en doit pas moins penser qu’à l’époque de sa force elle ne dût présenter le spectacle d’une véritable prospérité matérielle. Ses routes, ses canaux, ses grandes villes murées n’avaient peut-être rien de comparable dans l’Europe du moyen âge. La boussole, la poudre à canon, l’imprimerie, la soie, la porcelaine, le thé sont des choses que nous n’avons inventées qu’après elle, ou que nous n’avons eues qu’en les lui prenant. Mais en dehors de la sphère des productions matérielles, il est impossible de découvrir à la Chine de véritable grandeur, et si dans ces derniers siècles l’Europe s’est approprié certaines de ses inventions, dans l’ordre moral, à aucun moment, elle n’a trouvé à lui emprunter soit une idée, soit un exemple.