Voyage en Chine (RDDM 1839)/01

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UN
VOYAGE EN CHINE.

PREMIÈRE PARTIE.

Aujourd’hui, un voyage en Chine n’est plus un évènement extraordinaire ; mais il n’y a pas vingt-cinq ans, en France du moins, qu’un homme qui avait visité le céleste empire était un objet de curiosité. Je me rappelle encore l’effet produit dans une réunion nombreuse et choisie par cette simple exclamation : Lorsque j’étais à Pékin, prononcée par un petit homme qui, jusque-là, n’avait pris aucune part à la conversation, et que personne n’avait remarqué. Dès-lors toutes les grandes questions politiques et financières, qui avaient défrayé la discussion, furent oubliées ; les notabilités de la réunion furent éclipsées ; tous les regards se portèrent sur le petit voyageur qui avait été à Pékin, et cet homme qui, à part cet incident de sa vie, était peut-être un homme très ordinaire, appela tout d’un coup sur lui, et par cette seule révélation, l’intérêt de tous. Il est vrai de dire que ceci se passait en 1814 ou 1815, à une époque où un voyage hors d’Europe n’était pas encore chose très commune. J’étais presque enfant, et cette circonstance fit sur moi une impression d’autant plus profonde. Aussi le voyage de Chine était-il un des rêves que je caressais le plus volontiers, lorsque bien des années après l’occasion se présenta de le réaliser.

Mais alors le prestige était bien affaibli : déjà toute ma jeunesse s’était passée hors d’Europe ; j’avais parcouru cent contrées diverses, et je venais d’ailleurs de voir à Manille une population chinoise en quelque sorte, de vivre au milieu d’elle, et il me semblait que je ne pourrais plus éprouver en Chine cette sensation (la plus forte que j’aie ressentie chaque fois que j’ai visité un pays nouveau) que cause toujours la première vue d’un peuple inconnu. Cependant c’était encore quelque chose que de fouler cette terre où tout diffère de notre Europe, cette terre qui a une civilisation à part, que nous affectons de mépriser, et qui nous le rend avec usure.

Un brick américain, le John Gilpin, connu par sa marche rapide, allait lever l’ancre pour Macao ; le 21 décembre 1837, je m’embarquai à Manille comme passager. Le cinquième jour de notre navigation, nous étions en vue de l’île Leman, à l’embouchure de la rivière de Canton. Dès le matin, nous avions été entourés de bateaux de pêche chinois ; à leur forme, le capitaine avait reconnu que nous étions au vent de la passe de l’île Leman, car les bateaux des côtes sous le vent ne s’aventurent jamais de ce côté, dans la crainte d’être dépouillés par ceux de Macao et des côtes voisines. Nous pûmes tout d’abord nous convaincre qu’en Chine rien ne se fait comme chez nous. Ces embarcations défiaient toute comparaison avec celles des diverses nations que j’avais visitées. Les Chinois ont surtout pris leurs modèles dans la nature : ils ont donné à leurs bateaux la forme de l’oie ou du cygne, si vous l’aimez mieux. L’arrière est tellement relevé, qu’il ne touche pas l’eau, tandis que l’avant y plonge profondément. Ces bateaux ont deux voiles et vont ordinairement deux par deux ; on les rencontre jusqu’à cent milles de terre ; ils sont généralement de vingt-cinq à trente tonneaux et construits de façon à supporter les plus mauvais temps. Ils sont habités par des familles qui souvent n’ont jamais mis le pied à terre ; les enfans naissent, vivent et meurent à bord, ayant à peine l’idée qu’il existe un autre monde que leur prison flottante. La plus grande partie de ces petits bâtimens, passe presque toute l’année en mer ; d’autres embarcations viennent de temps en temps, de terre, leur apporter des provisions et prendre le fruit de leur pêche.

Cependant nous voguions entre l’île Leman et les autres îles du groupe. Toutes me parurent non seulement incultes, mais encore peu susceptibles d’être cultivées. Le terrain est rocailleux et grisâtre ; à peine peut-on découvrir quelques broussailles dans les endroits où l’humidité a pu pénétrer ; néanmoins les Chinois cultivent toutes les parties de ces côtes qui peuvent admettre la moindre culture. L’embouchure de la rivière de Canton, a environ trente lieues ; cet espace est parsemé d’îles innombrables qui s’étendent jusqu’à quinze lieues au large. Ces îles offrent toutes entre elles un passage sûr aux navires.

Pendant la nuit, nous nous dirigeâmes vers l’île Lintin, qui sert de mouillage aux navires qui viennent en Chine, pendant la mousson de nord-est. Nous étions au milieu d’une mer de feu. J’avais souvent remarqué pendant la nuit ces myriades d’insectes phosphorescens qui couvrent la mer dans certains parages ; mais jamais je n’avais eu occasion d’observer une aussi curieuse manifestation de ce phénomène. La surface de la mer était couverte d’une quantité innombrable de poissons qui se mouvaient en tous sens, et donnaient ainsi aux vagues l’apparence d’un tourbillon de flammes. Ce spectacle était réellement merveilleux ; et je passai plusieurs heures à le contempler.

Dans la matinée, nous jetâmes l’ancre devant Lintin. Vingt-cinq ou trente navires étaient à l’ancre dans cette rade. L’île forme un cône aride, qui s’élève à la hauteur de cinq à six cents pieds. Un village chinois, dont l’existence remonte à quelques années seulement, est adossé à un des pans de la montagne. La population de ce village a été attirée par la présence des navires européens, qui se montrent à Lintin pendant six mois de l’année. Lintin est le grand entrepôt du commerce de contrebande de l’opium ; cinq ou six navires y sont stationnaires, et servent de magasins aux maisons qui font le trafic de cette drogue. Pendant la mousson de sud-ouest, ces navires changent de mouillage, et vont jeter l’ancre dans une autre partie de l’archipel. Le gouvernement chinois a fait de nombreux efforts pour les obliger à s’éloigner, mais inutilement ; ils opposent aux sommations des mandarins une résistance d’inertie, c’est-à-dire qu’ils n’en font aucun cas. Jusqu’à présent le gouvernement chinois n’a pas jugé à propos d’employer la force pour se faire obéir[1].

Je ne passai que quelques heures à Lintin ; j’étais pressé d’arriver à Macao, et j’affrétai un bateau chinois, qui, moyennant un prix convenu, se chargea de m’y transporter. L’équipage de mon bateau, construit comme ceux dont j’ai parlé plus haut, se composait de huit ou dix Chinois, qui ramèrent avec courage pendant les huit ou neuf heures que nous mîmes à parcourir le trajet de douze lieues qui sépare Lintin de Macao.

Macao est situé sur une presqu’île qui a environ trois milles de long sur un mille de large ; c’est le territoire que les Portugais appellent leur colonie en Chine. Le terrain de la presqu’île est entièrement coupé de ravins et de collines, sur le flanc desquelles s’élèvent les maisons disséminées de la ville portugaise. L’endroit où la presqu’île se joint au continent peut avoir deux cents toises de large ; il est formé par une muraille, ouvrage des Chinois ; cette muraille est la limite que ceux-ci ont assignée aux excursions des barbares. Au-delà de cette barrière, nul étranger n’a le droit de pénétrer ; une porte bien gardée sert de communication avec l’intérieur et de passage pour les provisions que consomme Macao. Le sol du territoire portugais peut à grand’peine produire quelques légumes que des jardiniers chinois y cultivent. Vu de la mer, Macao est on ne peut plus pittoresque. Il n’a rien sans doute de bien imposant, puisque les collines qui protègent la ville s’élèvent à peine à cent ou cent cinquante pieds ; mais toutes ces collines couvertes de maisons élégantes et d’arbres verts qu’on a forcé cette terre stérile à nourrir, les forts blanchis à la chaux qui couronnent les hauteurs et sur lesquels flotte le drapeau portugais, donnent à Macao une physionomie riante, que dément bientôt malheureusement la réalité, quand on parcourt les rues de la ville.

J’étais encore tout occupé à contempler cette cité européenne, la seule dont la politique chinoise permette l’existence sur le territoire de l’empire, lorsque mon bateau jeta l’ancre. L’eau de la baie de Macao était trop basse pour qu’une embarcation d’une certaine grandeur pût s’approcher du rivage. Je vis au même instant se détacher de la rive cinq ou six bateaux de passage, chacun forçant de rames pour arriver le premier. Ces bateaux étaient tous conduits par deux ou trois femmes. La baie de Macao renferme plusieurs centaines d’embarcations semblables. Cette population industrieuse ne connaît point d’oisifs ; femmes et enfans, tout le monde travaille. C’est à peine, en effet, si la terre peut suffire aux besoins des nombreux habitans, et une famille pauvre est obligée d’employer tous ses momens, toutes ses ressources, pour ne pas mourir de faim.

Je pris place dans un de ces bateaux, et mon bagage fut transporté dans un autre. Mon attention se partagea bientôt entre la vue de la ville, qui se déployait devant moi, et le costume des batelières. J’avoue que ce costume m’avait d’abord un peu surpris. En voyant leurs tuniques bleues, leurs capuchons rabattus, je fus au moment de les prendre pour des moines de Saint-Francois ; mais mon erreur cessa quand je les vis de plus près, et qu’échauffées par l’exercice de la rame, elles relevèrent leurs capuchons. Leur chevelure noire était rassemblée sur le derrière de la tête, en une grosse tresse qui se relevait vers le sommet ; de longues aiguilles d’or l’attachaient et la réunissaient. Leurs jambes nues et leurs bras étaient entourés de gros anneaux d’argent ou de verre. Il y avait de la coquetterie dans cet ajustement, qui se distinguait d’ailleurs presque généralement par une excessive propreté. La vie rude et laborieuse de ces femmes n’avait point altéré la délicatesse de leurs formes, leur teint seul était légèrement bruni par le soleil. Je ne pus m’empêcher de faire une comparaison entre ces Chinoises et les femmes d’Europe dont la vie est occupée à des travaux pénibles ; le résultat, je dois le dire, fut loin d’être à l’avantage de ces dernières. Les Chinois appellent ces femmes, qui appartiennent à une caste particulière, tang-kia ou tang-kar (œufs de poisson). Cette caste vit constamment dans ses bateaux ; elle ne peut habiter la terre ; jamais elle ne pénètre dans l’intérieur des villes ou des terres, ses villages se composent d’un certain nombre de vieilles barques élevées sur des pieux le long du rivage. Les hommes sont occupés à la pêche ; les femmes et les enfans les accompagnent ou gagnent leur vie en conduisant les bateaux de passage. Je dois ajouter que ces pêcheurs sont loin d’être renommés pour la pratique des vertus patriarcales : les hommes sont d’habiles voleurs ou de dangereux pirates, et les femmes mènent, du moins dans l’établissement de Macao, une vie très irrégulière.

La seule belle rue de Macao est la plage ; on l’appelle Praga-Grande ; c’est une rangée de belles maisons européennes, qui s’étendent le long d’un quai bien bâti, sur un espace d’environ un mille. Ces maisons appartiennent toutes aux négocians anglais établis à Canton ou à de riches Portugais. De cette rue principale s’échappe une foule de petites rues étroites et montueuses. Dans l’intérieur de la ville, on trouve quelques belles maisons, quelques églises et d’autres monumens ; la construction de ces édifices annonce que la colonie a eu ses jours de richesse et de prospérité. Toutefois la plus grande partie de Macao ne consiste qu’en de misérables masures. Au centre de la ville européenne est situé le Bazar ou la ville chinoise. C’est un tissu, si je puis m’exprimer ainsi, de petites rues d’une toise de large, bordées de chaque côté de magasins et de boutiques. Ce quartier de Macao est entièrement chinois, et quelqu’un qui n’aurait vu que ce bazar pourrait se former une juste idée des villes de l’empire céleste, car on m’a assuré qu’elles étaient toutes bâties sur ce modèle. Ce que je puis affirmer, c’est que le quartier marchand de Canton, le seul qu’un Européen puisse visiter, ne diffère en rien du bazar de Macao.

Il y a peu de chose à dire de Macao, considéré comme ville ; ses édifices publics ne méritent point un examen détaillé. La grotte de Camoëns, située au sommet d’une haute colline, peut seule attirer l’attention des étrangers, non comme monument, mais par le souvenir illustre qu’elle rappelle. C’est là que l’Homère portugais, pauvre et exilé, composa sa Lusiade. Je ne manquai pas d’aller faire mon pèlerinage à la grotte de Camoëns. Le lieu auquel on donne ce nom a subi sans doute bien des changemens depuis l’époque où le poète allait y puiser ses sublimes inspirations. C’est maintenant un rocher nu, d’une vingtaine de pieds de haut, sur le sommet d’une colline. Une des faces du rocher présente une excavation de deux ou trois pieds de profondeur, qui forme une espèce d’auvent ou de toit. En face de l’excavation s’élève un autre rocher qui la protége contre le vent et la pluie. C’est dans l’espèce de couloir établi par la nature entre ces deux rochers que s’asseyait et qu’écrivait Camoëns. Aujourd’hui, la barbare admiration de ses compatriotes a défiguré cet asile du génie ; le banc naturel de la grotte a été taillé au ciseau ; on a été jusqu’à blanchir à la chaux les parois du rocher ; au-dessus du banc, on a aplani la surface du roc, et on y a gravé quelques vers français en l’honneur de Camoëns. Un élégant belvédère a été construit au sommet de la colline, et, s’il était permis de pardonner une semblable profanation, on serait disposé à l’indulgence en admirant le magnifique panorama qu’on a devant soi. La peinture pourrait trouver dans ce lieu d’aussi belles inspirations que la poésie. Macao tout entier, les îles innombrables qui l’entourent, tel est le paysage qui s’offre au voyageur placé sur le belvédère. On distingue les deux ports, couverts de bâtimens portugais, de jonques chinoises, de bateaux de pêche, de jonques mandarines ou de guerre, dont les cent pavillons flottent au gré du vent. En face de Macao, on aperçoit le Taïpa, ou port destiné aux bâtimens étrangers. Ce port est fermé par deux îles qui, se réunissant à une de leurs extrémités, ne laissent qu’un étroit passage par lequel les navires se rendent dans la mer de Chine. Plus loin se développe l’immense masse d’eau appelée Passage du dehors, qui sépare Macao du rivage opposé ; c’est une branche de la rivière de Canton. Pour arriver à la ville de ce nom, il faut remonter la rivière jusqu’à une centaine de milles. Par-delà les îles du Taïpa, on découvre la mer de Chine qui se perd dans un horizon sans limites ; à droite est le continent chinois, séparé de la presqu’île par une nouvelle branche de la rivière de Canton, nommée Passage de l’intérieur, qui conduit comme l’autre, à Canton. L’œil a peine à se lasser de ce magnifique tableau ; l’admiration hésite entre tant de points de vue divers. Pendant une heure, je l’avoue à ma honte, je ne me souvins pas que j’avais sous les pieds la grotte de Camoëns.

La ville de Macao a aussi ses pagodes et ses temples chinois ; mais, comme ces édifices sont loin de pouvoir être comparés à ceux que j’ai visités à Canton ; je n’anticiperai point sur des descriptions qui trouveront leur place ailleurs.

Macao compte environ douze mille habitans qu’on peut classer de la manière suivante : cinq à six cents Européens, quatre ou cinq mille métis portugais ; le reste, Chinois. La colonie portugaise est administrée par un gouverneur, un ouvidor ou directeur de l’intérieur, et un sénat électif. Le gouverneur actuel est un lieutenant-colonel d’état-major. Les révolutions de la métropole ont eu leur contre-coup à Macao, et la division était au cœur de ce petit état. Lorsque j’étais à Macao, la lutte était arrivée à une crise : le gouverneur, partisan de la charte de 1822, avait contre lui toute la population, et son pouvoir se trouvait entièrement annulé par une majorité imposante formée dans le corps du sénat. Tous les Européens de Macao prenaient une part très active à ce démêlé ; et discutaient le pour et le contre de la question avec autant d’entêtement et d’acrimonie que si le sort de l’Europe entière eût dépendu de la décision. Je ne pus m’empêcher de me rappeler le tempest in a tea pot. Dans cette pauvre ville de Macao, on n’entendait que ces grands mots que le XIXe siècle a introduits dans le vocabulaire des nations : liberté, indépendance politique, lorsqu’un simple mandarin chinois a le droit de contrôler tous les actes des autorités portugaises ; dignité, honneur national, lorsqu’à cent pas une porte chinoise et des vexations continuelles viennent rappeler aux habitans qu’il ne leur est permis de vivre sur ce coin de terre qu’en se soumettant à toutes les humiliations qu’il plaît aux véritables possesseurs du sol de leur infliger !

L’établissement de Macao remonte à une époque assez reculée ; il fut formé, non par concession, mais par permission du gouvernement chinois. Dans l’accès d’une générosité dont il n’a pas encore donné un second exemple, le céleste empire voulut bien permettre aux Portugais de s’établir sur ce sol inculte, et de se fortifier contre les attaques des pirates. Aujourd’hui la ville pourrait peut-être soutenir avec avantage un siége contre des troupes chinoises ; mais elle est trop irrégulièrement fortifiée pour résister à un corps d’armée européen. La garnison de la place se compose d’un bataillon de deux cent cinquante soldats, formé des jeunes hommes de la population métisse, et commandé par des officiers blancs. Il y a aussi à Macao environ six à sept cents nègres, qui paraissent être la terreur des Chinois. Un jour, ayant à réprimer une émeute et ne pouvant plus compter sur ses troupes, le gouverneur ordonna d’armer les nègres esclaves et de les jeter sur la population du bazar. L’ordre se rétablit à l’instant. Tous les jours malheureusement, des scènes violentes, et qui prouvent le mépris des Chinois pour les étrangers, viennent humilier l’amour-propre des autorités européennes.

J’ai dit que la ville de Macao est fortifiée. Il est bon d’ajouter qu’il est défendu aux Portugais d’ajouter un seul canon à ceux que le gouvernement chinois leur a permis de placer dans leurs forts. Les fortifications de Macao sont d’ailleurs fort peu inquiétantes pour ce gouvernement. Si le mandarin supérieur donnait l’ordre aux Chinois de Macao de quitter la ville, et à ceux de l’extérieur de ne plus y porter de vivres, il affamerait les habitans en trois jours. Il y a quelques années, il jugea que des sujets chinois ne pouvaient, sans déshonneur pour l’empire céleste, servir de porteurs de chaise à ces vils barbares, dont ils consentaient cependant à recevoir l’argent. Il rendit une ordonnance par laquelle il défendait à tout Chinois de faire ce métier, et, depuis ce temps, jamais aucun d’eux n’a placé son épaule sous le brancard de la chaise d’un étranger.

La nation chinoise est loin d’être une nation généreuse, elle ne se fait aucun scrupule d’abuser en détail de la force de sa position. Il serait donc naturel de croire que le gouvernement portugais doit retirer de bien grands avantages de son établissement de Macao. Il n’en est cependant pas ainsi. Non-seulement la colonie ne produit rien à la métropole, mais encore elle s’endette chaque année ; elle n’est pas même, comme l’Inde anglaise, une pépinière d’emplois lucratifs pour les jeunes gens de famille, puisqu’elle ne peut disposer que de deux ou trois places qui donnent à peine de quoi vivre à ceux qui les remplissent. Tout le commerce direct de la métropole avec la colonie consiste en un ou deux navires qui font annuellement le voyage d’Europe. Le commerce de Macao est, il est vrai, plus considérable ; trois ou quatre navires de ce port naviguent entre l’Inde anglaise et la Chine, et portent dans ce dernier pays du coton et de l’opium du Bengale ; les maisons portugaises qui font ce commerce sont établies à Canton. Aux époques de recrudescence de persécution contre le commerce de l’opium, la douane de Macao sert d’entrepôt aux envois que les négocians n’osent laisser exposés, dans les navires-magasins de Lintin, aux coups de main du gouvernement chinois. En définitive, l’établissement portugais de Macao est loin d’être dans un état de prospérité qui puisse exciter l’envie d’une autre nation ; mais il sert de pied-à-terre aux étrangers qui veulent visiter la seule partie accessible du céleste empire. Les négocians de Canton, fatigués d’être resserrés dans un espace de quelques mètres, viennent aussi, de temps en temps, respirer à Macao l’air libre qui circule dans les trois milles qui séparent l’extrémité de la péninsule de la barrière chinoise.

Six ou huit familles anglaises, dont les chefs résident ordinairement à Canton, et qui forment un cercle à part, fort exclusif et borné, une vingtaine de familles portugaises qui se divisent en deux ou trois fractions, séparées les unes des autres par une ligne de démarcation infranchissable, tels sont les seuls élémens de société qu’on rencontre à Macao. Les divertissemens publics se réduisent à des promenades à pied ou à cheval dans les rues inégales de la ville, — au milieu desquelles l’odorat est à chaque pas affecté par les émanations qui s’échappent d’horribles baquets découverts que des troupes de domestiques vont vider à la mer, — ou sur les collines arides et sablonneuses qui avoisinent la ville ; excursions qu’abrége bientôt le mur de la prison, la sombre et fatale barrière chinoise avec sa porte garnie de soldats à mine insultante. Je viens de parler des désagréables rencontres auxquelles on est exposé dans les rues de Macao ; j’aurais dû peut-être me rappeler que cette abominable coutume existe encore dans nos colonies des Antilles. Est-il permis de s’étonner que les idées de décence publique ne soient pas plus avancées en Chine que dans un établissement tout-à-fait européen ?

Pour compléter cet aperçu rapide de la situation de Macao, il me reste à dire quelques mots des missionnaires français qui y sont établis. Macao possède deux procures, celle des missions étrangères, à la tête de laquelle est M. Legrégeois, et la procure des pères lazaristes, que dirige M. Torrette. Ces deux établissemens sont comme le dépôt d’où partent tous les missionnaires qui vont, au péril de leur vie, porter la doctrine chrétienne en Chine, en Cochinchine, en Tartarie et jusque dans les déserts de la Corée. Chaque procure est en même temps un collége où des jeunes gens, envoyés par les missionnaires des divers pays que je viens de nommer, reçoivent une éducation classique. Au bout de quelques années, les élèves des procures entrent dans les ordres, et deviennent, pour la mission, de puissans auxiliaires. Lors de mon séjour à Macao, le nombre des jeunes gens élevés par les deux missions se montait à vingt environ. Quelques missionnaires parlent un peu le chinois ; mais cette langue est si difficile, que bien peu parviennent à en acquérir une connaissance approfondie. On ne saurait imaginer les difficultés sans nombre que présente aux missionnaires l’éducation des jeunes gens envoyés dans les procures ; l’impossibilité où se trouvent les maîtres de s’exprimer dans la langue de leurs élèves, semblerait même devoir rendre ces difficultés insurmontables. Les missionnaires commencent par leur enseigner le latin, qui est la langue de communication entre les maîtres et les élèves. Ces enfans chinois n’ont pas la moindre idée de notre alphabet, ils ne peuvent même prononcer quelques lettres, l’r par exemple, qu’après de longs mois d’essais. Comment les missionnaires parviennent-ils à leur but ? C’est ce que je ne puis comprendre ; une semblable tâche exige une dose de patience que je ne croyais pas donnée à l’homme. Mais quels obstacles peuvent arrêter cette ardente vocation qui entraîne des hommes, souvent distingués par l’éducation et les manières, à sacrifier leur vie pour la propagation de leur foi ? Sans vouloir apprécier la raison d’être d’une pareille abnégation, je ne puis m’empêcher de dire que c’est un beau et noble sentiment qui pousse les missionnaires à affronter gaiement la misère, les fatigues, les privations de toute espèce, la mort même, dans l’intérêt de leur religion. Ce serait méconnaître la vérité que d’expliquer ce zèle par la préoccupation des intérêts privés, le désir de la domination. Il ne faut qu’avoir observé de près la condition des missionnaires, il ne faut que savoir combien est horrible la vie à laquelle ils se condamnent, pour croire qu’aucune compensation ne peut leur être offerte ici-bas pour leurs privations et leurs fatigues. L’année dernière encore, en Cochinchine, plusieurs missionnaires furent égorgés par ordre du roi, après avoir subi de cruelles tortures. À peu près à la même époque, M. Bruguière, évêque de Capse et vicaire apostolique de la Corée, traversa toute la Chine, exposé à mille dangers dont on ne peut se faire qu’une idée imparfaite, même en lisant la touchante et simple narration qu’il nous a laissée. Après avoir passé plusieurs mois au milieu des arides déserts de la Tartarie, M. Bruguière alla, en vue de cette Corée où l’appelait sa mission sublime, mourir de froid et de faim ! Ces terribles exemples, loin de décourager les autres missionnaires, ne font qu’accroître leur enthousiasme. On peut déplorer que toutes ces belles et grandes natures soient, pour ainsi dire, perdues pour la société ; moi, je les admire ; et, quand je me trouvais au milieu d’eux, je ne pouvais me défendre de les aimer et de les plaindre, en les voyant si doux, si tolérans, si simples, ces hommes au cœur de chêne, taillés dans les proportions des premiers héros du christianisme.

Sait-on ce qu’est la vie d’un missionnaire qui se dévoue à la cause de sa religion ? Un jeune prêtre est envoyé de France à Macao ; il est ordinairement dans toute la force de l’âge et des passions. Le nouveau venu passe au moins deux ans dans la procure, caché, ignoré des autorités locales dont le zèle persécuteur est stimulé par la rivalité jalouse des autres missions. Durant ces deux années, il consacre tous ses momens à l’étude de la langue chinoise ; il laisse croître ses cheveux, afin d’avoir, quand sonnera le moment du départ, cet appendice nécessaire du costume chinois, qu’il endosse d’ailleurs dès le jour de son arrivée, afin de s’y habituer à l’avance. Puis, quand le procureur de la mission juge que le moment favorable est venu, le missionnaire prend congé de ses frères, comme un condamné qui marche à la mort, résigné cependant, joyeux même, tant est puissant le sentiment qui le domine ! Il part sous la conduite d’un Chinois chrétien ; il pénètre dans l’intérieur de la Chine. À chaque pas s’offrent mille obstacles ; les mandarins exercent une redoutable surveillance, et, si le voyageur est découvert, il doit s’attendre à l’emprisonnement, à la torture, souvent à la mort. Je ne parle pas des privations sans nombre de cette pénible existence, ce sont les fleurs de son pèlerinage. Enfin, le missionnaire est sorti sain et sauf de tous les périls, il est parvenu à un petit village, situé au fond de la Chine, où il rencontre quelques chrétiens qui vivent cachés et ignorés. C’est là son troupeau. Ces pauvres chrétiens ont constamment à redouter la colère du mandarin. En effet, si ce dernier venait à soupçonner leur religion, il les ferait saisir comme des malfaiteurs, et, après leur avoir infligé les plus cruels châtimens, il les vendrait comme esclaves, eux et leurs familles. Telles sont les tentations que le missionnaire peut faire briller aux yeux d’une population mortellement ennemie du christianisme. Une hutte, une caverne, sont sa demeure et son église. Quand je partis de Macao, un jeune homme de vingt-cinq ans, qui avait reçu une éducation recherchée, — naturaliste, musicien, dessinateur, — doué de toutes sortes de qualités aimables, allait se rendre en Corée, pour mourir peut-être sur ce même rocher qui avait reçu le dernier soupir de M. Bruguière. Je n’ajouterai, à la louange des missionnaires, que quelques paroles recueillies dans un dîner public à Macao. « Depuis vingt ans que nous avons à Macao des missionnaires français, bien que souvent nous ayons vu venir parmi eux des jeunes gens dans l’âge critique des passions et pouvant prétendre à briller dans le monde, jamais un seul mot n’a été prononcé, jamais la moindre allusion n’a été dirigée contre un membre des missions françaises. Toujours leur conduite privée a été pure et irréprochable. »

Néanmoins le gouvernement portugais persécute nos missionnaires. Il leur conteste le droit de résider à Macao, sous prétexte qu’ils peuvent faire naître des motifs de rupture entre le gouvernement chinois et les autorités de cette ville. Mais telle n’est point la véritable cause de la persécution ; c’est dans la jalousie des missions portugaises qu’il faut la chercher. Les prêtres français trouvent plus d’intolérance encore chez leurs frères en religion que chez les Chinois.

Durant mon séjour à Macao, je reçus la plus franche et la plus cordiale hospitalité chez M. Elliot, surintendant du commerce anglais en Chine. Le 2 janvier, je partis pour Canton, et M. Elliot eut encore la complaisance de m’offrir un joli cutter de soixante-dix tonneaux, que le gouvernement anglais met à sa disposition. J’en profitai pour faire ce voyage, qui dure ordinairement deux jours. La distance qui sépare Canton de Macao est d’environ cent milles ou trente-trois lieues.

La rivière de Canton avec ses nombreuses îles et l’immense étendue de ses eaux, qui en font comme un bras de mer, s’ouvrait enfin devant moi. Des chop boats ou bateaux de commerce, de légères jonques de guerre, traversaient les eaux du fleuve avec rapidité. À trois heures après-midi, nous avions fait vingt-cinq milles et nous arrivions à Bocatigris ; c’est ainsi que les Portugais ont appelé l’endroit où les deux rives du fleuve se rapprochent, ne laissant entre elles qu’un espace d’environ un mille. Ce lieu est, à mon avis, la véritable embouchure du fleuve. Avant d’y arriver, le voyageur ne peut distinguer la rive gauche. Ce que l’on appelle généralement la prolongation du fleuve mériterait mieux, je crois, le nom de baie. De chaque côté de Bocatigris s’élèvent des forts construits d’après le système qui préside à toutes les fortifications chinoises, c’est-à-dire qu’ils présentent une ou plusieurs rangées de canons, tous placés sur une même ligne, et à poste fixe, sans angles, sans bastions. Chaque canon ne peut tirer qu’un seul coup contre le bâtiment qui passe devant le fort ; aussi l’entrée de la rivière est-elle en quelque sorte sans défense. Les forts ne sont pas même construits de manière à en surveiller l’approche, puisqu’ils sont placés sur une ligne parallèle au fleuve. Les Chinois, du reste, ont bien dû se convaincre de l’insuffisance de ces fortifications ; lorsqu’en 1834 deux frégates anglaises forcèrent le passage, on ne put leur opposer qu’un simulacre de résistance.

Ce fut d’ailleurs une folle entreprise que l’attaque tentée par les Anglais pour forcer l’entrée de la rivière de Canton : cette mesure n’avait ni but ni motif. En 1834, le gouvernement de la Grande-Bretagne, cédant aux demandes multipliées des villes manufacturières anglaises, voulut faire un nouvel effort pour engager le gouvernement de la Chine à modifier les dispositions qui régissent le commerce étranger dans cet empire. Lord Napier fut envoyé à Canton, non comme ambassadeur, puisqu’il n’avait pas mission de se rendre à Pékin, mais comme chargé d’entrer en arrangement avec le vice-roi de Canton. Avant d’aller plus loin, il ne sera pas inutile de dire d’abord quelques mots de la politique suivie par la Chine à l’égard des étrangers.

L’empire chinois ne reconnaît à personne le droit de se mêler de ses affaires ; il n’accorde à aucune nation le droit de chercher à entrer en communication avec lui par le moyen d’ambassadeurs ou envoyés. Il professe ou affecte de professer pour tous les étrangers le plus profond mépris ; et, s’il leur permet d’apporter en Chine les produits de leur industrie, il a soin de déclarer qu’il n’agit ainsi que par compassion. « Les barbares, dit-il, mourraient si je fermais ma main généreuse et si je refusais de leur accorder le thé qui est nécessaire à leur existence. » Quel que soit le motif qui engage le gouvernement chinois à se montrer aussi libéral, cette condescendance de sa part est soumise à certaines restrictions, dont il ne permet, sous aucun prétexte, au commerce étranger de se départir. Ainsi, dans la rivière de Canton, des limites ont été tracées au-delà desquelles les navires ne peuvent avancer. L’autorisation de débarquer des marchandises sur le sol de l’empire céleste ou d’en exporter les produits ne s’acquiert qu’en payant un droit qui s’élève à près de 30,000 fr. pour un gros navire. En outre, il a semblé au gouvernement chinois que les autorités qui le représentent à Canton se rabaisseraient trop, si elles avaient des intérêts quelconques à débattre avec les étrangers. Pour éviter cette contamination, il a institué un corps de marchands qui, seuls, peuvent faire le commerce avec les Européens. Ces marchands sont les dépositaires responsables des droits du gouvernement, et ils sont chargés de les percevoir. Le gouvernement n’a donc rien à démêler avec les négocians d’outre-mer : si ceux-ci ont quelque réclamation à faire, ils peuvent adresser une pétition au vice-roi ; mais cette pétition doit passer par les mains des membres de la corporation dont je viens de parler et qu’on appelle hanistes. Le vice-roi ne répond jamais directement, il envoie ses ordres aux hanistes, qui sont chargés de les transmettre aux étrangers. Quelquefois il arrive que ces derniers ont à se plaindre des hanistes eux-mêmes. Le gouvernement a prévu ce cas, et il a autorisé les Européens, dans des circonstances extraordinaires, à venir en personne présenter leur pétition à une des portes de la ville désignée à cet effet. Là, des officiers du vice-roi reçoivent la pétition, et la réponse parvient aux pétitionnaires par l’entremise des hanistes, qui se garderaient bien de ne pas la leur faire connaître. Les agens étrangers ne sont considérés par ce gouvernement exclusif que comme les chefs des marchands et assimilés à eux. Il faut noter encore que, suivant la coutume chinoise, on ne peut se servir, dans toutes les adresses présentées aux autorités, que du style à l’usage des inférieurs parlant à leurs supérieurs ; les agens étrangers ne sont pas plus exemptés de cette règle que les négocians.

Autrefois le vice-roi ne recevait les pétitions des étrangers qu’en anglais, et il les faisait traduire par ses propres interprètes. Souvent ces documens étaient mal traduits, et l’objet de la pétition était manqué. Les commerçans prièrent humblement le vice-roi de leur permettre de s’adresser à lui dans la langue chinoise. Le motif sur lequel fut appuyée la concession de cette demande est un trait bien caractéristique de l’orgueil chinois, et je ne puis le passer sous silence. Le conseiller de l’empereur (car la pétition fut envoyée jusqu’à Pékin) représenta à sa majesté que, d’après les traditions de l’empire, le chinois avait été jadis la langue universelle, et que la pétition des barbares semblant tendre au rétablissement de l’universalité du sublime langage, il croyait que leur demande devait leur être octroyée.

Il fut encore permis aux étrangers de résider sur une petite langue de terre, au bord de la rivière de Canton et en avant de la ville de ce nom ; mais cette permission ne leur fut accordée que pour un certain temps de l’année qui fut jugé nécessaire pour la parfaite conclusion de leurs affaires. Les choses n’arrivèrent pas tout d’un coup à ce point ; ce fut l’œuvre de nombreuses années et d’une longue persévérance de la part du commerce anglais.

Tel était l’état des choses quand lord Napier arriva à Macao avec les deux frégates anglaises, l’Andromaque et l’Imogène. Ce qu’il venait réellement faire en Chine, et quelles étaient les instructions spéciales qu’il avait reçues du cabinet britannique, c’est ce qu’on n’a jamais pu savoir bien exactement. Lord Napier se borna d’abord à demander que ses communications avec le vice-roi fussent directes, ou qu’au moins elles n’eussent pas lieu par l’entremise des hanistes, mais bien par l’intermédiaire d’un officier de son rang, c’est-à-dire de la troisième ou de la quatrième classe. Il demanda ensuite la faveur d’être dispensé, dans ses rapports avec le vice-roi, du style humiliant imposé par l’usage. L’une et l’autre de ces demandes furent immédiatement rejetées. De là grand bruit dans la mission anglaise : les mots d’honneur national, de droit des gens, furent mis en avant ; mais ils n’avaient pas de sens pour ce gouvernement qui ne connaît de nation que la sienne, ne veut avoir de communication avec aucune autre, et méprise souverainement tout ce qui n’est pas chinois. On eut recours à la menace ; soit jactance, soit sentiment de sa force, le gouvernement chinois ne fit que rire de la colère de lord Napier, et ne répondit qu’en défendant aux Chinois de fournir des approvisionnemens aux factoreries étrangères de Canton. De plus, il donna ordre à tous ceux qui étaient au service des barbares de rentrer immédiatement en ville, ce qui fut aussitôt accompli qu’ordonné. Il fut interdit aux bateaux européens de circuler dans la rivière de Canton, et on défendit, sous les peines les plus sévères, à tout bateau chinois de s’employer pour le service des bâtimens ou des résidens étrangers. Les privations et la famine commencèrent à se faire sentir dans les factoreries ; cependant le commerce n’était pas entièrement fermé, et il était encore permis de conclure les affaires commencées, quand tout à coup, sans déclaration de guerre, sans avis préalable, sans même que les négocians anglais fussent prévenus de cette mesure qui compromettait d’immenses intérêts, les frégates de lord Napier, qui étaient mouillées en dehors de Bocatigris, mirent à la voile et se présentèrent, mèche allumée, devant le passage défendu. Les Chinois, quelque lâches qu’on les fasse, n’assistèrent pas sans lutte à cette violation de leur territoire : ils se défendirent tant qu’ils purent ; mais si l’on se rappelle comment leurs forts sont construits, et de quelle manière ils sont armés, on comprendra qu’il ne fut pas très difficile aux deux frégates anglaises de forcer le passage de Bocatigris. Bientôt elles jetèrent l’ancre à Whampoa, lieu de mouillage des bâtimens étrangers, mais ce ne fut pas sans avoir tué, dit-on, un assez grand nombre de Chinois, qui périrent en défendant leurs droits : on ne perdit pas un seul homme à bord des navires de l’escadrille anglaise. Jamais je n’ai pu savoir précisément quel fut le but de cet acte de violence. Les frégates restèrent à Whampoa, et le fruit de cet exploit se borna à la gloire que venaient d’acquérir les armes britanniques ! Le gouvernement chinois ne se laissa pourtant pas intimider ; les ordres donnés antérieurement furent renouvelés, on déploya plus d’énergie que jamais, et le commerce se vit entièrement suspendu. Comme par un coup de baguette magique, toutes les boutiques et tous les magasins chinois situés dans l’intérieur des factoreries furent fermés, tous les Chinois disparurent, et on ne vit plus aucune embarcation du pays sur la rivière. Pendant ce temps, lord Napier était tombé malade de désappointement et de fatigue ; le commerce anglais, qui souffrait vivement de cet état de choses, commença à se diviser sur l’opportunité des mesures qu’on venait de prendre et à réclamer. Enfin, soit que ses instructions ne lui permissent pas d’aller plus loin, soit qu’il s’aperçût un peu tard qu’il n’avait pas à sa disposition des forces suffisantes pour contraindre le gouvernement chinois à accéder à ses demandes, lord Napier retourna à Macao avec son escadrille, qui dut déplorer, en repassant le Bocatigris, l’acte de violence qu’elle avait commis, et le sang qu’elle avait répandu pour une cause qu’on n’osait ni avouer ni soutenir.

Voilà quel fut le résultat de la mission de lord Napier, qui mourut bientôt après à Macao ; avant de mourir, il eut encore la satisfaction de voir que le gouvernement chinois, par un motif de générosité ou d’intérêt, avait ouvert de nouveau le commerce, et que les choses étaient rétablies sur le même pied qu’avant son arrivée. Cette mission de lord Napier ne dut certainement pas augmenter le respect des Chinois pour les nations étrangères, ni leur inspirer plus de crainte ou de bienveillance pour les barbares.

Le vice-roi répondait en effet aux prétentions de lord Napier par des argumens qu’on peut trouver étranges, mais qui, à mon avis, n’en étaient pas moins judicieux. « Nous sommes chez nous, et nous voulons rester chez nous, disait-il ; nous ne voulons pas non plus que des barbares viennent résider dans notre pays. Si, par compassion, nous voulons bien leur permettre de venir chercher sur notre territoire ce qui leur manque, ils doivent accepter les conditions qu’il nous convient de leur imposer ; si ces conditions ne leur sont pas agréables, qu’ils restent chez eux. Par la même raison, nous ne voulons pas admettre chez nous d’officiers envoyés par les gouvernemens des petites nations de l’autre côté de la mer. Que dirait le souverain du pays qu’on appelle l’Angleterre, si l’empire céleste envoyait une flotte sur ses côtes et lui ordonnait d’admettre le commerce et les sujets chinois dans son territoire aux conditions qu’il plairait au souverain de la Chine de lui imposer ? D’ailleurs, ce Napier se dit l’agent d’une grande nation ; c’est un imposteur. Une grande nation qui enverrait un agent près d’une autre grande nation, saurait choisir un homme qui connût les usages du pays avec lequel il serait appelé à négocier, et qui sût les respecter. Or, Napier vient parmi nous comme un ignorant ; il nous dit avec impertinence de changer en sa faveur nos coutumes et notre langage, qui existent depuis le commencement du monde. Napier est donc un imposteur, ou le souverain qui l’a envoyé n’est pas le souverain d’une grande nation, puisqu’il n’a pu trouver parmi ses sujets un homme digne de le représenter. »

Aujourd’hui, il n’existe plus aucune trace de l’évènement de Bocatigris. Les forts ont été rebâtis absolument tels qu’ils étaient autrefois, tant est opiniâtre l’attachement que portent les Chinois à leurs anciens usages. À l’époque où je visitais la Chine, bien que l’état des affaires ne fût plus le même qu’au temps de lord Napier, l’agent du gouvernement anglais, lassé de l’obstination du vice-roi, qui s’entêtait à conserver intactes les coutumes de son pays, avait abaissé son pavillon, et s’était retiré à Macao.

Nous passâmes, le pavillon britannique en tête du mât et sans être visités par aucun bateau mandarin ; c’était une concession faite par le vice-roi au surintendant anglais. Son cutter était le seul bateau européen qui eût le droit de circuler librement entre Macao et Canton, le surintendant ayant donné sa parole qu’aucune contrebande ne serait introduite à bord. Cette condescendance prouvait une grande estime de la part du vice-roi pour le caractère honorable de M. Elliot.

Au-delà de Bocatigris, la rivière s’agrandit de nouveau, et jusqu’à Canton elle présente une surface d’un à deux milles de large ; elle circule à travers un pays plat dont l’horizon est borné par des montagnes de médiocre hauteur ; les bords de la rivière n’ont généralement pas plus de deux à trois pieds d’élévation. L’immense plaine qu’elle arrose est couverte de champs de riz destiné à la consommation de la province ; elle est coupée en tous sens d’innombrables canaux naturels qui en sont comme les artères ; sur ces canaux navigue une quantité incalculable de bateaux de toutes grandeurs et de toutes formes. Du pont de notre cutter, nous pouvions voir leurs hautes voiles jaunâtres[2] qui semblaient sortir de terre. Presque toujours nous ne reconnaissions l’existence d’un canal que par les voiles des bateaux qui le sillonnaient. La vue du pays n’avait rien de bien pittoresque, car le terrain est entièrement plat et couvert d’une culture uniforme ; les bateaux dont je viens de parler donnaient seuls un peu d’animation au tableau. De temps en temps, nous voyions s’élever sur le rivage de hautes pagodes avec leurs innombrables étages ; le plus souvent, ces pagodes sont bâties sur les cimes des montagnes et attirent de loin les regards du voyageur. Dans cette traversée, notre cutter rencontra souvent des jonques chinoises, dont les matelots étaient loin d’avoir pour nous le respect auquel nous croyions pouvoir prétendre. C’est alors que j’entendis pour la première fois ces cris dont les étrangers sont ordinairement salués par la population chinoise, fan-kouaio ! fan kouaio ! qui assaillirent plus d’une fois nos oreilles. Quelques personnes pensent que ces mots contiennent une très grande offense ; d’autres, que j’ai lieu de croire mieux informées, m’ont assuré qu’ils signifient tout simplement diables ou esprits étrangers. Que l’on adopte l’un ou l’autre sens, il n’y a pas là de quoi prendre beaucoup d’humeur, surtout quand les Chinois se bornent à cette légère manifestation de leur mépris.

Nous rencontrâmes aussi plusieurs jonques de guerre et de nombreuses jonques de douane. Les premières sont peintes en rose ou en jaune, suivant le rang du mandarin qui les commande. Ces jonques sont toutes d’une construction parfaite et ont une marche très rapide. Le tonnage de celles qui surveillent l’intérieur de la rivière est de soixante à soixante-dix tonneaux. Des pavillons de toutes couleurs ornent la poupe et se déploient à la tête du mât, d’où s’échappent également de nombreuses banderolles. Au-dessus des pavillons de poupe flotte le pavillon principal qui porte les couleurs du mandarin et ses titres, écrits en gros caractère. De chaque côté de la poupe s’élèvent deux énormes fanaux de soie cirée et bariolée de mille couleurs. J’ai peu vu d’embarcations qu’on puisse comparer aux jonques mandarines de la rivière de Canton. Ce n’est qu’en Chine qu’on trouve des couleurs aussi brillantes ; tous les bâtimens que nous rencontrâmes semblaient peints de la veille. Ces jonques me rappelaient les anciennes galères dont on voit le dessin dans nos musées. De chaque côté de l’embarcation s’étend une suite d’écus ou de boucliers légèrement inclinés vers l’arrière, et qui doivent servir à la fois d’abri et de défense aux rameurs. Toutes celles que je vis portaient de quatre à six canons. Ces jonques, bien armées et montées par de braves artilleurs, pourraient devenir d’excellentes embarcations ; mais, équipées comme elles sont, elles ne peuvent servir tout au plus qu’à surveiller les contrebandiers chinois. Dans les combats qui se livrent entre les jonques et les contrebandiers, les forces du gouvernement n’ont même pas toujours le dessus. Dix de ces bâtimens ne feraient certainement pas baisser pavillon à une goélette européenne bien armée.

Les jonques de commerce qui naviguent sur le fleuve ont bien encore les belles couleurs chinoises, quoique la coque de ces bateaux ne puisse porter aucune des couleurs mandarines, le rouge le jaune et le bleu ; mais leur construction est tout-à-fait différente. Tout le monde a pu voir des gravures représentant des jonques chinoises : la poupe est relevée et chargée à une grande hauteur d’innombrables chambres ; l’avant est coupé en deux pour donner passage à l’ancre ; le centre du bâtiment est quelquefois de quinze ou vingt pieds plus bas que ses deux extrémités. L’arrière de quelques-unes de ces jonques était fort beau, la peinture et la sculpture de cette partie du bâtiment avaient dû exiger un travail de plusieurs mois. Ces embarcations ont généralement trois mâts, et ne portent à chaque mât qu’une seule voile d’une immense hauteur et faite de nattes ; elles sont loin d’être renommées pour leur marche, et certes, leur construction n’indique pas qu’elles puissent jamais naviguer avec une grande rapidité. Il est assez remarquable que les Chinois, qui ont constamment sous les yeux des navires européens, et qui ont à leur disposition tous les élémens de la construction maritime, n’aient pas encore songé à changer la forme de leurs navires. Mais cette singularité s’explique de deux manières, d’abord par l’aveugle respect des Chinois pour les traditions qu’ils tiennent de leurs pères, et ensuite par la politique du gouvernement, qui s’oppose à ce que les sujets de l’empire puissent aller visiter les contrées étrangères, et y puiser des idées d’innovations qui tendraient à rendre plus difficile la marche du pouvoir. Ces jonques ne sont donc construites que pour la navigation des côtes et des rivières, ce qui n’empêche pas un certain nombre d’entre elles de s’éloigner tous les ans en secret de quelques-uns des ports de la Chine. Elles profitent pour cela de la mousson de nord-est qui leur permet d’aller vent arrière aux Philippines et dans l’archipel malais, où elles restent jusqu’à ce que la mousson de sud-ouest leur ouvre une voie tout aussi facile pour opérer leur retour. Mais la vitesse des jonques mandarines, si supérieure à celle des jonques de commerce, leur donne un grand avantage pour surveiller la contrebande.

Le soir, nous jetâmes l’ancre à trente milles de Canton. Pendant la nuit, les chants et les cris des Chinois qui passaient près de nous dans leurs embarcations, me tinrent presque constamment éveillé. Je pus m’assurer, par la suite, lorsque j’entendis la musique chinoise, que ces cris n’étaient pas des paroles de menace ou de haine, comme je l’avais cru d’abord, mais des marques d’une gaieté toute pacifique, dont nous n’étions pas même l’objet. C’était à s’y tromper, il faut l’avouer, car les chants chinois ne sont rien moins qu’harmonieux ; au milieu du silence de la nuit surtout, ils ressemblaient aux clameurs que pousseraient un grand nombre d’hommes ivres, chacun d’eux chantant ou criant selon la passion que le vin exciterait en lui.

Nous levâmes l’ancre le lendemain matin, et vers dix heures nous arrivâmes à Whampoa. Ce lieu est, comme je l’ai dit, le nec plus ultra de la navigation européenne en Chine. Les canots des navires ont bien le droit d’aller jusqu’à Canton, en se soumettant aux visites multipliées de la douane, dont les bateaux couvrent la rivière ; mais les navires eux-mêmes ne peuvent aller plus loin. Whampoa est une petite île située à une distance d’environ douze milles de Canton. Les Anglais ont souvent témoigné le désir qu’on leur accordât la permission de l’habiter et d’y transporter leurs comptoirs et leurs magasins. Le gouvernement chinois a toujours repoussé cette demande : il pense avec raison que cette concession rendrait la contrebande plus facile. En effet, les négocians se trouveraient ainsi fort rapprochés de leurs navires, dont ils sont séparés aujourd’hui par quatre lieues de rivière, sur lesquelles la douane exerce une sévère surveillance. Mais le plus grave motif du gouvernement chinois pour refuser aux Anglais le privilége qu’ils demandent, est l’invariable résolution de ne permettre aux barbares de s’établir sur aucun point de son territoire, hormis le petit coin de terre où, par sa permission, existe la petite ville de Macao.

Nous avions aperçu de loin les mâts nombreux des navires étrangers qui stationnent à Whampoa pour décharger les cargaisons qu’ils apportent, ou pour attendre le riche chargement de thés, de soie, de drogues médicinales et d’autres articles précieux, qui doit leur arriver de Canton. Nous passâmes au milieu de ces navires, et, à huit heures du soir, notre cutter jeta l’ancre devant Quang-tong ou Canton, comme nous autres barbares nous appelons la cité chinoise. Mais je ne veux pas introduire mes lecteurs à Canton avant d’avoir essayé de décrire l’admirable spectacle dont nous pûmes jouir en parcourant les trois ou quatre derniers milles de notre voyage. À mesure que nous approchions de la ville, nous voyions se multiplier les maisons de campagne qui embellissent les bords de la rivière, et bientôt chaque rive nous offrit une ligne non interrompue d’édifices brillant des plus riches couleurs. Çà et là des temples élevaient au-dessus des maisons voisines leurs dômes pointus aux corniches ornées de riches sculptures. Nos regards s’arrêtaient aussi sur de nombreuses pagodes capricieusement ciselées à jour. Mais c’est sur la rivière que notre attention se porta avec le plus d’intérêt : ses eaux étaient à la lettre couvertes de bateaux et de navires de toutes formes et de toutes grandeurs, qui ne laissaient libre qu’un espace d’une trentaine de pieds pour le passage des embarcations : ici, des milliers de jonques marchandes, serrées les unes contre les autres, formaient une ville flottante d’où s’élevaient, avec une fumée épaisse, des chants et des cris de toute espèce ; là, les corvettes de guerre ou grosses jonques mandarines nous présentaient leurs flancs noirs et armés de grands canons mal montés ; plus loin, les chops ou bateaux de charge, construits chacun sur un modèle différent, selon la marchandise à transporter, couvraient de leurs rangs pressés tout un côté de la rivière ; enfin les bateaux de fleurs, éclairés par mille fanaux étincelans, étalaient leurs couleurs éclatantes et nous laissaient voir le travail exquis des chambres dont ils sont surmontés.

C’est ici le lieu de faire connaître ce qu’on appelle en Chine bateaux de fleurs, bien que j’éprouve un certain embarras à dépeindre ce que renferment ces bateaux d’une si riante apparence. Un fait que je dois consigner d’abord, c’est que l’entrée de ces bateaux est interdite à tout Européen, sous les peines les plus sévères. En vain les belles captives qu’ils renferment se promènent-elles sur le tillac, avec leur chevelure noire couronnée de fleurs, leur visage artistement peint, ou plutôt plaqué de rouge et de blanc, leur riche et voluptueux costume, et leurs pieds si petits qu’elles peuvent à peine marcher ; en vain répondent-elles par un gracieux sourire au regard furtif du voyageur ; en vain l’appellent-elles du geste et de la voix sous ces rideaux de soie qu’elles entr’ouvrent. S’il cède à la séduction, il est perdu. Il y a des serpens cachés sous ces fleurs traîtresses, et, nouvelles sirènes, ces filles des fleurs n’invitent l’Européen que pour le trahir et le livrer aux mandarins chargés de la police du port. Ce nom charmant de filles des fleurs est appliqué on le devine, par les Chinois, à ce que la civilisation a chez nous de plus bas et de plus infame. Les Chinois, au lieu d’enlaidir le vice à l’exemple des autres peuples, ont cherché au contraire à le poétiser, à l’embellir.

Peu de temps avant mon arrivée en Chine, un jeune Européen, parlant très bien le chinois, était devenu amoureux d’une de ces filles des fleurs ; il était parvenu, en passant rapidement auprès du bateau qu’elle habitait, à lui dire quelques mots. Un jour il reçoit une lettre de cette femme, lettre brûlante et qui donnait un rendez-vous pour le soir. Le jeune homme hésita bien un moment, mais à vingt ans la raison est bien rarement écoutée, et l’amour triompha. Vers le soir, il alla rôder seul dans un petit bateau vers l’asile qui renfermait sa précieuse conquête. Chaque fois qu’il passait devant le bateau de fleurs, dont il s’approchait toujours de plus en plus, le rideau mystérieux s’entr’ouvrait, un geste pressant et un tendre regard le suppliaient de monter. Enfin, le jeune homme se précipite sur le bateau, relève le rideau, entre dans la chambre éclairée par une seule lampe ; il regarde autour de lui, la jeune fille avait disparu ; il avance d’un pas, et à l’instant vingt bras le saisissent ; on le renverse ; on le bat, on le garrotte. Le malheureux jeune homme passa toute la nuit au milieu des outrages d’une foule de Chinois dont les insultes devaient lui être d’autant plus poignantes qu’il comprenait leur langage. Rien ne put adoucir la cruauté des bourreaux. Le lendemain matin, on dépouilla le prisonnier de tous ses vêtemens, et on l’attacha dos à dos au corps nu d’une vieille femme arrivée au dernier terme de la décrépitude. On le promena ensuite dans cet état sur un bateau découvert, au milieu de la rivière et devant les factoreries européennes, jusqu’à ce qu’une somme de deux à trois mille francs eût été payée pour sa rançon — Vous savez maintenant ce que c’est qu’un bateau de fleurs ; si jamais vous allez en Chine, fermez vos yeux et vos oreilles aux séductions de ces jeunes filles aux brodequins rouges et à la tête ornée de roses et de fleurs d’oranger.

À cinq ou six milles au-dessus de Canton, nous vîmes un fort bâti depuis l’attaque dirigée par les Anglais contre Bocatigris. Cette fois, l’expérience s’est montrée plus forte que l’obstination nationale. Le fort a été construit en demi-cercle ; mais, comme si toute disposition admettant la possibilité de le dépasser avait semblé une insulte à la vaillance chinoise, les défenses du fort ne sont destinées qu’à en surveiller l’approche : si les navires passent outre elles n’ont plus d’action. — À deux milles de Canton s’élève un autre petit fort. En me le montrant, on me le désigna sous le nom de Folie française, sans qu’on pût m’apprendre l’origine de ce nom. — Plus loin, on me fit voir la Folie hollandaise, autre petit fort aujourd’hui démantelé. Les Hollandais, dont le commerce avec la Chine était bien plus considérable autrefois qu’il ne l’est aujourd’hui, avaient demandé au vice-roi la permission d’établir momentanément un hôpital dans un vieux fort abandonné, à un mille environ de Canton. Cette permission leur fut généreusement octroyée ; mais, une fois en possession de cet asile, ils voulurent mordre la main à laquelle ils devaient ce bienfait : ils cherchèrent à introduire dans cette enceinte des canons, des hommes et des munitions de guerre, espérant s’y fortifier et s’y maintenir. Leur projet fut découvert, et on les chassa ignominieusement. De là le nom de Folie hollandaise, donné à cette forteresse.

Nous passions devant la Folie hollandaise au moment où le soleil se couchait. À peine l’astre eut-il disparu de l’horizon, que nos oreilles furent assaillies d’un effroyable tintamarre : c’étaient les jonques mandarines qui célébraient le coucher du soleil par des salves d’artillerie. Toutes les autres embarcations tiraient en même temps des milliers de pétards. À terre dans toutes les maisons, sur la rivière dans chaque bateau, une multitude infinie de gongs ou larges cymbales de cuivre faisaient retentir les airs des éclats de leur étourdissante harmonie. Cinq minutes après, un bateau de passage, semblable à ceux que j’avais vus à Macao, et conduit par deux femmes, me débarqua à Canton, devant la factorerie anglaise. — Je dirai, en passant, que ces bateaux doivent toujours, sous de fortes peines, être éclairés la nuit, afin que les officiers de police puissent les surveiller et empêcher les étrangers, de les souiller de leurs vices ou de leur contrebande.

Le lendemain de mon arrivée, je me levai de bonne heure, malgré la rigueur de la température, car nous étions au 4 janvier. Au sortir de la maison, je me trouvai sur une place bornée d’un côté par la rivière et de l’autre par les factoreries étrangères, qui s’étendent sur une ligne d’environ deux cent cinquante toises. Chacune des nations qui commercent avec la Chine a sa factorerie. La première factorerie, à gauche, en tournant le dos à la rivière, est le french hong ou factorerie française ; un mât élevé, au haut duquel flotte le pavillon tricolore, annonce la résidence de notre agent. À l’époque où je visitai Canton, la France n’était pas représentée en Chine ; M. Gernaert, consul de France en cette résidence, venait de la quitter. Auprès du pavillon français s’élève le pavillon des États-Unis, puis vient le pavillon anglais, et enfin le pavillon hollandais. Ces quatre pavillons sont les seuls qui flottent aujourd’hui à Canton ; il y a cependant encore plusieurs hongs ou factoreries, le hong danois, le hong espagnol, et d’autres hongs appartenant à des particuliers. Tous ces établissemens, bâtis à l’européenne, sont presque sans exception la propriété des hanistes chinois, qui les louent à haut prix aux étrangers. L’espace accordé par les Chinois étant fort resserré, les logemens sont rares et coûtent très cher. Un des commissaires de la compagnie des Indes orientales, M. Clarke, avait eu la bonté de m’offrir sa chambre, et je me trouvai comparativement très bien logé. Il avait été convenu que je prendrais mes repas à la factorerie anglaise ; mais, comme je reçus de toutes parts les invitations les plus pressantes, je ne pus que très rarement user de cette faveur. — Je saisis avec empressement cette occasion de parler de la franche et cordiale hospitalité que les Anglais exercent envers les étrangers ; je les retrouvai à Canton tels que je les avais vus à la Jamaïque, où, pendant un séjour de neuf mois, je fus entouré de politesses et de prévenances, et restai jusqu’au dernier moment l’objet des attentions des autorités et de tous les habitans de la colonie.

La factorerie anglaise est le plus remarquable de tous les établissemens européens de Canton ; ce serait, même en Europe, un magnifique hôtel. La salle principale, qu’on nomme british hall ou salon anglais, est vraiment royale ; elle est ornée de glaces d’un très grand prix et d’un magnifique portrait en pied de Guillaume IV, peint, dit-on, par Lawrence. Le british hong est la propriété de la compagnie des Indes.

Le terrain alloué aux factoreries a une profondeur d’environ deux cent cinquante pieds. Au milieu de ces édifices sont percés deux rues ou passages, garnis, de chaque côté, de boutiques et de magasins chinois, où l’on voit amoncelés tous les objets que la curiosité des Européens vient chercher en Chine. Ce fut naturellement vers ces deux rues que se portèrent d’abord mes pas ; j’y passai cinq ou six heures, partageant mon attention entre les marchandises et les marchands, sans que cette vue parvint à lasser ma curiosité. Je ne trouvais point là les Chinois de Manille, rampans et abjects ; les marchands de Canton sentaient bien qu’ils étaient chez eux, et que, s’il était permis à quelqu’un de jouer le rôle d’oppresseurs, ce rôle devait leur appartenir de droit. Néanmoins ils me parurent fort loin de vouloir user d’un tel privilége ; ils se montraient doux, polis, empressés à satisfaire les goûts et même les caprices des acheteurs, car tout Européen qui les visite ne manque guère de leur faire quelque achat. Ils étaient tous bien et chaudement vêtus : une espèce de longue veste de soie sans collet, ouatée et attachée avec des boutons d’or ou de cuivre, se croisait sur leur poitrine ; de larges pantalons et des bas de forte laine recouvraient leurs jambes. Ils avaient pour chaussure des souliers de soie avec des semelles épaisses de deux doigts et faites de feuilles de papier de bambou fortement pressées pour les garantir de l’humidité. Ils portaient sur la tête un bonnet de soie ou de laine ; les formes de ces bonnets sont très variées. Dans les temps froids, ce costume est complété par un large manteau de fourrures qui descend jusqu’à mi-jambe, et dont les Chinois s’enveloppent soigneusement lorsqu’ils sortent. Ces fourrures sont quelquefois très précieuses, et il n’est pas rare qu’un de ces manteaux vaille plus de mille francs.

Il n’y a peut-être pas de plus habiles marchands que les Chinois. Leur patience est admirable ; rien ne les rebute. Des hommes qui font des affaires pour des sommes immenses passeront souvent trois ou quatre heures à débattre une bagatelle, et, si on leur laisse l’objet marchandé, ils prendront la peine de le porter vingt fois chez vous, vous engageant, avec toute l’éloquence que l’appât du gain, même le plus léger, peut leur donner, à en faire l’emplette, et presque toujours ils atteignent leur but. Tous les Chinois qui habitent les rues des factoreries parlent plus ou moins l’anglais, mais un anglais très corrompu. Il y a plusieurs lettres de notre alphabet qu’ils ne peuvent articuler en aucune façon, et aux fautes de langue ils ajoutent une prononciation si étrange, qu’il est très difficile à un Européen qui n’a pas une longue habitude de leur langage de le comprendre. Pendant les premier jours, je croyais qu’ils me parlaient chinois, et lorsque, par hasard, je parvins à saisir un mot d’anglais, et que je voulus répondre, le Chinois à qui je m’adressais me fit dédaigneusement donner ce conseil par la personne qui m’accompagnait : « Dis à cet Européen d’aller apprendre l’anglais, no save talky (il ne sait pas parler). »

La première boutique qui attira mes regards dans les deux rues chinoises des factoreries, était un magasin de magots et de figures les plus bizarres qu’on puisse imaginer. Je fis comme un enfant qu’on mènerait dans une boutique de joujoux, et je passai deux heures dans celle-ci à admirer les mandarins hauts de trois pieds, couverts de riches habits, et les dames chinoises avec leur singulière coiffure et leur visage plâtré au naturel. Je m’amusai à faire branler la tête à des milliers de magots tous plus laids les uns que les autres, et, en les touchant légèrement, à faire horriblement remuer les yeux à d’épouvantables dragons qui semblaient prêts à me punir de mon audace. Ce qui m’intéressa le plus dans cette boutique, ce furent des poupées, quelquefois isolées, d’autres fois disposées en groupes, qui représentaient les costumes des différentes provinces de l’empire et les diverses habitudes de la vie chinoise. — Je passai de cette boutique dans un magasin de soieries. Là se déployèrent devant moi une multitude de châles de toutes couleurs et d’un travail exquis ; je pus froisser dans mes mains le crêpe le plus fin, orné de fleurs et de dessins variés, dont la broderie était admirable ; on me fit voir des pièces de soie dont la perfection pourrait à peine être égalée par nos meilleurs manufacturiers de Lyon. Les belles soieries chinoises viennent de la province de Nankin ; celles qui sont fabriquées dans la province de Canton sont généralement d’une qualité inférieure. Il y avait en quantité aussi des rubans parfaitement brochés, dont la vue aurait excité l’envie de bien des femmes, sans parler des foulards de toutes nuances, dont on me fit remarquer le poids et l’éclat. — Ébloui de tant de richesses, j’allai me reposer dans une boutique d’objets de laque ; mais le maître du magasin appela bientôt mon attention en étalant devant moi des nécessaires dont la laque était si pure et si brillante, qu’elle aurait pu servir de miroir. J’ouvris de charmantes tables à ouvrage, et je ne pus me lasser d’admirer le fini du travail des mille pièces d’ivoire qu’elles contenaient. On fit passer sous mes yeux des boîtes à jeu richement garnies, de jolies boîtes à thé, les mille objets enfin à la confection desquels on emploie la laque. — Auprès de ce magasin en était un autre où se trouvaient exposées toutes les richesses de la bijouterie. Les Chinois excellent dans l’art de travailler l’or et l’argent, et les ouvrages qui sortent de leurs mains sont le plus souvent supérieurs aux nôtres. Nulle part je n’ai vu de filigrane d’or et d’argent aussi léger, aussi fin ; on me présenta des boucles d’oreilles, des bracelets et des parures complètes, dont le tissu, s’il m’est permis de me servir de cette expression, ne peut être comparé à rien de ce que nous connaissons ; je remarquai surtout des boîtes d’un goût parfait et d’un travail si délicat, que, quoiqu’elles eussent sept ou huit pouces de hauteur, on en sentait à peine le poids dans la main.

Je passai de la boutique de bijouterie dans l’atelier d’un peintre, et je fus tout surpris d’y trouver d’assez bonnes imitations des artistes de nos salons. Les fantaisies de M. Dubuffe, de M. Grevedon, tapissaient les murs de l’atelier chinois. À vrai dire, le nom de magasin conviendrait mieux que celui d’atelier à l’endroit où je me trouvais. Les Chinois ne sauraient mériter le nom de peintres, car, pour peindre, il faut être poète, et l’imagination du bon Sam-qua (chez qui je venais d’entrer), comme celle de ses confrères, n’est rien moins que poétique. La peinture pour un Chinois est un art mécanique ; elle consiste à imiter, et personne ne pousse plus loin ce talent. Un peintre chinois non-seulement reproduit avec une grande exactitude les traits principaux de la toile qu’il copie ; mais, si le tableau a des défauts, il ne manque pas de les rendre fidèlement, et cela sans les sentir, comme il en reproduit les beautés sans les comprendre. Il en est de même pour les portraits, dans lesquels les Chinois excellent, en ce sens que rien n’est plus frappant que la ressemblance ; mais leur talent se borne à la reproduction matérielle des traits. Pourvu que les lignes de la toile soient parfaitement semblables à celles du visage qu’ils peignent, peu leur importe le reste, la physionomie, la poésie du portrait, n’est rien pour eux. En revanche, si leur modèle a quelque défaut à peine visible dans le visage, un léger mal d’yeux, par exemple, le peintre ne manquera pas de le reproduire scrupuleusement ; il n’oubliera pas même la ride la plus imperceptible. Les Chinois ont de bonnes couleurs, mais ils les mêlent et les appliquent mal ; leur coloris est plat et dur ; leurs lignes sont raides ou sans vie. Quand ils veulent produire des œuvres originales, leurs efforts n’aboutissent qu’aux conceptions les plus bizarres ; on cherche en vain dans leurs tableaux quelque idée de la disposition des ombres, quelque respect pour les plus simples règles de la perspective. — Du reste, le talent d’imitation des Chinois s’étend à tout. Quelqu’un me contait qu’ayant un jour donné un vieil habit à un tailleur chinois pour qu’il lui en fît un pareil, celui-ci lui rapporta un habit neuf avec une pièce au coude délicatement ajustée, le priant de remarquer avec quel soin il avait copié son modèle. — On a vu aussi les Chinois pousser l’imitation de nos porcelaines, jusqu’à en reproduire les fêlures.

Notre visite des magasins chinois des factoreries est déjà longue, et cependant je ne puis la terminer ici. Laissez-moi vous introduire rapidement dans ceux qui renferment l’ivoire travaillé, et où, moyennant cinq francs pièce, vous pouvez faire graver les plus jolis cachets du monde, avec les armes ou les initiales de tous les membres de votre famille. Voyez ces boules concentriques, dont six ou sept se meuvent l’une dans l’autre, toutes ciselées à jour avec autant de perfection que si l’ouvrier eût eu chacune des pièces l’une après l’autre dans la main. — Les Chinois gardent le secret sur leur manière de travailler l’ivoire ; la méthode et les outils qu’ils emploient nous sont également inconnus. — Suivez-moi encore. Ici l’on vend des sachets dont la forme est aussi coquette que la senteur en est suave, des nattes parfumées qui répandent, lorsqu’on les mouille, une odeur délicieuse ; là, un magasin de porcelaine étale ses richesses. Vous vous croiriez dans un magasin de Paris, si vous ne voyiez au comptoir deux ou trois graves Chinois, et si, après le premier coup d’œil, vous ne vous aperceviez qu’ici tous les objets de vente diffèrent des nôtres. Dans nos magasins, vous ne verriez pas ces immenses vases couverts de dessins de batailles, et dont un seul composerait toute une iliade, ni ces coupes si fines et si transparentes qu’on craint presque de les toucher. — Allons plus loin : arrêtons-nous devant ce médecin qui réunit dans son puissant cerveau la science du docteur et celle de l’apothicaire. Il fait de la médecine en plein vent ; une petite table et une escabelle composent tout son mobilier. Êtes-vous malade, adressez-vous à lui sans crainte. Vous voyez ces petits bâtons entassés dans un verre, et ressemblant exactement à un paquet d’allumettes ; vous ne vous doutez pas de tout leur mérite : au bout de chacun d’eux est attachée une recette ; ces bâtons sont mêlés d’une certaine manière quand vous déclarez votre maladie, le savant docteur en tire un au hasard, il lit l’oracle qu’il porte, la recette est composée, et vous pouvez l’avaler sans inquiétude, certain qu’elle vous guérira, quelle que soit votre maladie, fièvre, goutte ou choléra-morbus. — Mais peut-être n’avez-vous pas besoin des secours de la médecine ; le sort d’une spéculation hasardeuse vous inquiète : vous voulez démêler quelque chose de confus dans votre avenir ? Eh quoi ! vous êtes passé vingt fois devant l’homme qui seul peut vous expliquer ce mystère. Le voyez-vous assis sur son banc ? Devant lui sont étalés de petits morceaux de papier et de petits bâtons argentés, car en Chine les petits bâtons jouent un très grand rôle : cet homme, c’est la sibylle ; son tréteau, c’est le trépied sacré ; les morceaux de papier et les petits bâtons sont les oracles qu’il vous vendra pour quelques sapicks, ou, pour parler français, quelques centimes : Sortons enfin du passage des factoreries. Voici à l’encoignure de droite un immense magasin de comestibles. C’est le Chevet de la rue chinoise ; ses comptoirs, si propres et si frais, rappellent les plus beaux étalages du Palais-Royal.

J’avais remarqué l’activité extraordinaire qui régnait dans ces magasins ; et l’empressement des marchands à se défaire de leurs marchandises, même à de très bas prix. Mon compagnon m’apprit que cette activité avait sa source dans l’approche de l’année nouvelle. L’année chinoise commence avec la première lune de janvier ; elle se compose de douze lunes, et afin qu’il n’y ait pas de dérangement dans les lunes appropriées à chaque saison, au bout de quelques années, la première lune est doublée ; de sorte qu’il y a des années de treize lunes. Une loi formelle de l’empire veut que toutes les affaires d’une année soient terminées avant le commencement de l’année nouvelle. Ainsi, chaque marchand doit, à la fin de la dernière lune, avoir sa balance faite ; toutes ses dettes doivent être payées, ou la loi l’atteint. Cette délivrance des charges de l’année est célébrée par de grandes réjouissances dont les feux d’artifice, comme dans toutes les fêtes en Chine, font presque tous les frais. Quand un Chinois a réglé tous ses comptes, il orne le devant de sa boutique de festons, de pétards et de fusées ; le bruit des artifices avertit ses voisins qu’il a le bonheur d’être libre ; puis il réunit dans l’intérieur de la maison ses plus intimes amis, et se livre avec eux, pendant trois ou quatre jours, à tous les excès de la débauche. Tant que dure l’orgie, les portes restent closes, et les fenêtres sont garnies d’un transparent de toile qui protége les habitans contre les regards profanes. Pour les Chinois riches, ces saturnales durent souvent tout le temps de la première lune. — Pendant les deux premiers jours de l’année, toutes les boutiques sont fermées, tout travail est interrompu ; c’est le temps du délassement et du plaisir ; c’est, d’ailleurs, le seul moment de repos que connaisse cette population laborieuse. Le reste de l’année appartient au travail, à l’exception de deux ou trois jours privilégiés, que ceux qui le peuvent ne manquent pas de fêter avec enthousiasme : tel est le jour de la fête du dragon, jour de mascarades et de folies, où le dragon joue le principal rôle ; telle est aussi la fête des lanternes. Dans la nuit de cette dernière fête, Canton offre réellement un spectacle extraordinaire : chaque maison est illuminée, chaque bateau dans le port et sur la rivière est chargé de lanternes ; les gongs retentissent, la musique crie, le peuple hurle ; tout concourt à étourdir les oreilles, à éblouir les yeux. Le cham-cho, vin fait de riz, circule avec profusion, et cette population, ordinairement si sobre, devient véritablement folle.

Dans l’après-midi, on me proposa une promenade par eau jusqu’aux jardins de Fa-tee, à environ quatre milles au-dessus de Canton. L’exercice de la rame est un des principaux amusemens, si ce n’est le seul, des Anglais de Canton ; ils ont tous de légers canots appelés wherry, et qu’on conduit avec deux, quatre ou six rames. Ce sont des embarcations très basses, et il faut une grande expérience pour y manier la rame. Notre équipage se composait d’un Chinois au gouvernail, d’un surintendant anglais, d’un lieutenant de vaisseau de la marine royale, et de deux commissaires ou agens de l’honorable compagnie des Indes. Ces messieurs commencèrent par ôter leur habit, malgré la rigueur de la température, puis chacun prit une rame numérotée, et bientôt, grace à leurs efforts réunis, la barque vola rapidement sur les eaux. — Cet exercice doit être très salutaire, et dans un pays où la promenade est circonscrite dans un espace de quelques centaines de toises, entouré de hautes maisons, je le crois presque indispensable. — Pour moi, assis à l’arrière de la barque, je grelottais de froid, enveloppé dans mon manteau, pendant que mes compagnons, animés par le mouvement de la rame, brillaient des plus belles couleurs. Nous arrivâmes en moins de trois quarts d’heure aux jardins de Fa-tee. Ces jardins, au nombre de huit ou dix, sont rangés sur une même ligne le long d’un bras de la rivière ; c’est une pépinière d’où les riches habitans de la ville tirent les arbres et les fleurs qui ornent leurs maisons ; ils se composent chacun de quinze ou vingt allées formées par des rangées de pots qui s’élèvent de chaque côté sur cinq ou six gradins, et entretenues avec le plus grand soin ; des pièces d’eau, des kiosques, des chaumières, dans quelques-uns des temples, en font un séjour délicieux, et dont l’aspect ne le cède en rien à ceux de nos plus belles maisons de campagne. J’eus là de curieux exemples de l’art avec lequel les Chinois savent réduire la nature dans les limites qu’il leur plaît de lui donner. Ainsi je vis des orangers, ayant à peine un pied de haut, tout couverts de fruits dorés, des pommiers dont les branches ramassées en un cercle de quelques pouces offraient une ample moisson de fruits au propriétaire du jardin. Mais ce qui me frappa le plus, ce fut le bambou, cet arbre magnifique, ce panache des forêts, que je venais de voir aux Philippines élevant quelquefois sa tête à la hauteur de cinquante pieds. Je le retrouvai là, à l’état de nain, difforme et comme honteux de lui-même, se repliant sans grace, et prenant, dans ses efforts pour recouvrer sa liberté, les formes les plus bizarres. Considérés comme de singuliers monumens de la puissance de l’homme, les jardins de Fa-tee ne sont pas dénués d’intérêt pour l’observateur : ils offrent aux habitans des villes la faculté de transporter jusque dans leur chambre à coucher les arbres qu’ils admirent à l’air libre des champs sur une plus grande échelle ; mais, en voyant ces arbres ainsi réduits et comprimés, on souffre de la gêne qu’on leur fait subir, et on serait presque tenté de les plaindre. — On trouve dans les jardins de Fa-tee une immense collection de tous les arbustes et de toutes les fleurs que produit la Chine ; j’admirai plusieurs de ces dernières, que je n’avais vues nulle part, et dont je m’empressai de demander le nom : malheureusement on répondit en chinois à toutes mes questions, et je dus rester dans une complète ignorance à cet égard.

Nous quittâmes les jardins de Fa-tee, emportant avec nous des fleurs dont les propriétaires nous avaient fait cadeau. En revenant à Canton, il me prit fantaisie de ramer à mon tour. Un de ces messieurs, s’étant résigné à grelotter de froid sur le banc du canot, me prêta généreusement sa rame. Mes premiers essais ne furent pas encourageans ; ma rame, prise sous l’eau et ramenée avec violence contre ma poitrine, m’exposa souvent à une chute que j’eus toutes les peines du monde à éviter. Néanmoins je persévérai ; au bout de quelques minutes j’étais devenu un excellent rameur, et j’arrivai à Canton rouge de santé et avec un appétit qui devait faire honneur au dîner du club, où j’étais invité.

Ce mot de club ne doit pas vous surprendre, même à Canton. Qui ne sait qu’un club est une chose indispensable partout où quelques Anglais sont réunis ? À Canton, c’est véritablement une nécessité ; c’est un point de réunion pour ces pauvres exilés condamnés à vivre sur cette terre d’exclusion, seuls et privés de toutes les jouissances morales de la vie. Le nombre des Européens qui résident dans les factoreries de Canton s’élève à peine à cent ; ce sont tous des négocians qui, malgré les ordres réitérés du gouvernement chinois, y passent l’année tout entière. Quelques-uns d’entre eux vont seulement de temps à autre faire un court voyage à Macao. Je vous ai dit ce que sont leurs promenades : leurs journées se passent dans leurs magasins et leurs comptoirs ; mais les soirées, comment les employer ? Pour eux, ni douce conversation, ni tendres épanchemens au coin du foyer ou sur la verandah au clair de la lune. La politique chinoise s’oppose formellement à ce que les femmes européennes puissent venir à Canton. Le gouvernement pense, avec quelque raison, que, si les Européens pouvaient appeler leurs familles dans les factoreries, ils s’y établiraient à poste fixe, et qu’il faudrait avoir recours à la violence pour les en éloigner : moyen qui répugne singulièrement à l’administration du céleste empire. — Il y a quelques années, des dames de Macao, ennuyées de leur long veuvage, et désirant se rapprocher de leurs maris, voulurent mettre à l’épreuve la tolérance chinoise ; cinq ou six d’entre elles, s’insurgeant contre le décret du vice-roi, forcèrent la consigne, et un beau matin on les vit se promener devant les factoreries. L’indignation du vice-roi fut au comble. Les faire prendre et chasser de Canton n’était pas chose sans périls, car tous les étrangers étaient armés et bien décidés à défendre leurs femmes jusqu’à la dernière extrémité, et, comme je viens de le dire, les Chinois évitent avec soin tout ce qui peut amener des démêlés sanglans avec les Européens. Cependant il fallait bien que ces femmes sortissent de Canton et retournassent à ce lieu d’impureté qu’on appelle Macao. Comment d’ailleurs annoncer à la cour que des femmes d’Europe avaient trompé la suprême vigilance des autorités ? On les prit d’abord par les sentimens, c’est-à-dire qu’on afficha à la porte de toutes les factoreries une ordonnance du vice-roi enjoignant à ces femmes barbares de cesser de souiller de leur présence la ville chinoise. Son excellence ajoutait des mots que je rougirais de retracer, et qu’elles rougirent sans doute aussi d’entendre, si toutefois quelqu’un fut assez hardi pour leur en donner la traduction. Ce moyen échoua. Les dames de Macao restèrent sourdes à l’invitation du vice-roi. Il fallut bien alors recourir au grand remède habituel : une simple ordonnance suspendit le commerce, renvoya tous les Chinois des factoreries, et en affama les habitans. Pendant quelques jours on prit patience, l’amour conjugal aidait à supporter bien des privations ; mais on ne tarda pas à sentir que rester en Chine sans gagner d’argent, et y mourir de faim, serait une grande folie. Il n’y avait de choix qu’entre le départ et l’obéissance aux injustes prétentions du gouvernement chinois. Quelques dames, plus courageuses que les autres prolongèrent la lutte ; mais toute résistance devint inutile : elles firent en pleurant leurs préparatifs de départ, et s’en allèrent en maudissant les Chinois et leur manque absolu de galanterie. Depuis ce temps, les Européens de Canton ont renoncé à l’espoir de jouir des douceurs de la vie conjugale ; quand ils sont las de leur solitude, ils n’ont d’autre ressource que d’aller passer quelques jours à Macao.

Or, que peut-on faire le soir, si l’on n’y mange, dans une société toute composée d’hommes fatigués du travail de la journée ? C’est aussi dans un but tout gastronomique que le club des factoreries a été fondé. On se réunit à tour de rôle chez un des membres du club, et on passe ainsi des soirées assez agréables. Qui croirait cependant que la discorde a réussi à secouer sa torche au milieu de cette petite colonie, si intéressée à vivre unie ? Cela n’est que trop vrai, et de vaines rivalités divisent ces hommes honorables, qui tous ont des droits à l’estime et à la bienveillance de leurs concitoyens.

Canton se divise en deux cités, la ville intérieure et la ville extérieure. Ces deux villes sont séparées par une muraille crénelée, dont la construction remonte, dit-on, à plus de trois mille ans. Cette muraille, épaisse de vingt à vingt-cinq pieds, est percée à certains intervalles de portes voûtées qu’on ferme pendant la nuit. C’est à une de ces portes que les étrangers ont le droit, dans des circonstances extraordinaires, de porter leurs pétitions. Dans la ville intérieure résident le vice-roi et les principales autorités ; on reconnaît leurs maisons à deux mâts très élevés couronnés d’une boule. Ce sont les marques de leur dignité. Il est expressément défendu aux étrangers de pénétrer dans la ville intérieure, et les plus grands dangers environneraient l’Européen qui aurait la témérité de braver cet ordre ; mais on peut circuler dans la ville extérieure, qui contient au moins cinq cent mille habitans. Les deux villes sont construites de la même manière ; les rues, pavées de grandes dalles, sont larges de six pieds à peine ; les principales sont garnies de chaque côté d’innombrables boutiques. Rien n’est plus pittoresque, ou, pour mieux dire, plus bizarre, que le premier aspect d’une rue chinoise. Chaque boutique est flanquée d’une affiche ou planche placée comme une coulisse de théâtre, et qui descend du toit jusqu’au pavé. Ces planches, bleues, rouges, jaunes, enfin de toutes les couleurs, sont couvertes de larges caractères chinois, ordinairement en cuivre ou en bois doré. Ces caractères font connaître le nom du marchand et les objets de son commerce. Quand on entre dans une rue, ces immenses affiches qui la rétrécissent de chaque côté donnent l’idée d’une ville de cartes ; puis l’attention se porte bientôt sur la population qui la remplit : c’est un mouvement, une foule, un bruit, un pêle-mêle d’individus dont les rues les plus fréquentées de Paris ne sauraient donner une idée. Ici c’est un porteur d’eau qui crie gare, mais que rien n’arrête ; là, un homme chargé d’un énorme fardeau qui tâche de s’ouvrir un chemin ; plus loin la foule se divise devant un palanquin porté par deux ou quatre serviteurs, qui avertissent par des cris les passans du danger qu’ils courent en restant sur leur route. Quand je me vis pour la première fois seul, avec un de mes amis, au milieu de cette cohue tumultueuse, je ne pus me défendre d’un certain sentiment d’inquiétude. Je reconnus que j’étais à la merci de cette population, et je me rappelai, malgré moi, les nombreux exemples que la veille même on m’avait cités des violences dont des Européens avaient été victimes. Néanmoins, pendant tout le temps que je passai à Canton, et que j’employai à parcourir la ville et ses environs, je ne reçus pas la moindre insulte, à moins de donner ce nom aux cris de quelques enfans qui, de loin en loin, nous suivaient en nous appelant fan-kouaio. Il était bien rare que ce cri fût proféré par un homme. J’ajouterai que je n’ai rencontré sur aucune physionomie la moindre expression de malveillance. On m’a assuré que le plus souvent, les Européens s’étaient attiré les insultes qu’ils avaient reçues en se formalisant de la surprise des Chinois et en répondant à leurs regards curieux par des regards menaçans, à leurs cris d’étonnement par des injures. Plusieurs étrangers étaient allés même jusqu’à frapper des Chinois, et il avait fallu presque toujours de semblables violences pour que la population se portât à des voies de fait. Quelques Européens reçurent de sévères leçons, qui n’ont pas été perdues, je crois, pour le reste des étrangers. Pour moi rien de fâcheux ne m’arriva. Je me promenai librement dans la partie de la ville ouverte à mes explorations ; je ne me crus pas offensé par un regard curieux ou par le cri d’un enfant, et je puis, aujourd’hui, rendre un témoignage favorable à la tolérance des Chinois de Canton.

Les deux villes réunies contiennent, dit-on, un million d’habitans. Cette évaluation est fondée sur la consommation du riz, qui est par jour d’un million deux cent cinquante mille livres, c’est-à-dire d’une livre un quart par personne. Cette immense consommation ne surprendra pas, quand on saura que le riz compose presque la seule nourriture de la population. Les gens pauvres y mêlent, lorsqu’ils le peuvent, un peu de poisson sec et de sel ; les riches ont un autre genre de vie dont je parlerai plus tard. Il serait assez curieux de calculer la quantité de riz que consomme annuellement la Chine. Or, si on réduit à deux cent cinquante millions la population entière de la Chine, quoique plusieurs voyageurs la fassent monter jusqu’à trois cents millions ; si on réduit aussi à une livre par jour la quantité de riz consommée par chaque individu, on a une consommation annuelle de quatre vingt-onze milliards deux cent cinquante millions de livres, ou de deux cent cinquante millions par jour. Ainsi, en supposant que tout le céleste empire se nourrisse de même, les Philippines, qui, dans les bonnes années, importent en Chine environ cent vingt-cinq millions de livres de riz, lui fournissent à peine de quoi suffire aux besoins d’une demi-journée ; et l’importation totale du riz étranger, évaluée à deux cent cinquante millions de livres, donne juste la quantité nécessaire à la consommation d’un jour. Il est bon d’ajouter que l’importation du riz ne se fait que pour la province de Canton, qui seule consomme le riz étranger.

La ville extérieure a été enlevée aux inondations de la rivière ; elle est toute entière bâtie sur pilotis, sous lesquels l’eau circule à la marée haute. Il a fallu un travail immense pour élever des rues au-dessus de cette eau mouvante et pour y bâtir des maisons. Les constructions européennes sont trop lourdes pour ce terrain factice, et le niveau de quelques-unes s’est abaissé de plusieurs pieds. Les maisons chinoises n’ont en général qu’un rez-de-chaussée surmonté d’un étage, ordinairement très bas, et fait de matériaux très légers. J’ai cependant vu une maison d’un étage toute de pierres de taille, et qui a été construite, m’a-t-on assuré, il y a deux mille cinq cents ans. La ville s’étend de l’est à l’ouest le long de la rivière, sur une ligne d’environ deux lieues ; sa profondeur jusqu’à la muraille de la ville intérieure est d’un mille au moins.

Mais une description anticipée courrait risque d’être confuse, et peut-être, pour mieux connaître la cité chinoise, préférez-vous me suivre dans mes longues et aventureuses promenades. — Une occasion favorable se présente : il s’agit de visiter une manufacture d’objets laqués, et, pour y arriver, nous aurons deux milles à faire au milieu des rues les plus populeuses de Canton ; nous pourrons observer de plus près ce peuple sur lequel on se forme des idées si fausses et souvent si injustes. La première rue dans laquelle nous entrons est celle des bouchers et des marchands de comestibles. Dans les villes chinoises, chaque profession a son quartier qui lui est propre, ce qui ne laisse pas, à mon avis, d’avoir un grave inconvénient pour ceux dont la demeure est éloignée. Toutes ces boutiques sont remplies de tout ce qui peut flatter l’appétit, et, en se voyant ainsi dans un quartier où se trouvent réunis tous les élémens de la cuisine, on se croirait au milieu d’une ville de gastronomes. Les bouchers de Canton n’ont rien à apprendre des nôtres : on ne trouverait pas à Paris des quartiers de bœuf mieux coupés, des moutons plus blancs, des côtelettes plus appétissantes, sans parler de ces cochons de Chine si gras, qu’on a peine à concevoir qu’ils aient pu vivre. — Connaissez-vous cet animal dont la chair est si belle ? hélas ! c’est le chien, cet ami de l’homme pendant sa vie, et qui, en Chine, le nourrit après sa mort. — N’êtes-vous pas étourdi des cris de ces milliers de canards entassés dans ces cages qui obstruent la rue ? — Voyez l’art avec lequel les Chinois conservent les poissons : d’une large cuve qui sert de réservoir sortent de petits jets d’eau qui tombent dans autant de petits baquets remplis de poissons, et renouvellent à chaque instant l’eau où on les retient captifs. — Je passe rapidement devant ces étalages de nids d’hirondelles, de nageoires de requin, et de mille autres objets de table dont le nom seul vous surprendrait, et sur lesquels je reviendrai d’ailleurs. — Après les magasins de comestibles, voici des magasins d’habits tout faits ; vous pouvez y choisir depuis l’habillement de coton de l’homme du peuple, jusqu’à l’habit de soie du mandarin avec ses bizarres broderies et ses dragons brodés d’or, aux yeux d’azur et à la langue de pourpre. — Plus loin sont les cafés, si on peut donner ce nom à ces boutiques où l’on vend du thé si chaud, qu’une bouche chinoise peut seule ravaler. Ici, c’est la Chine qui le cède à l’Europe sous le rapport du luxe et de l’élégance. On ne voit dans les cafés de Canton ni glaces magnifiques, ni tables de marbre, ni comptoirs richement décorés ; deux bancs, une simple table, voilà pour l’ameublement ; sur la table, de petites tasses contenant à peine une gorgée, mais dans ces tasses du thé comme on le sait faire en Chine, même dans les basses classes. — Près des cafés sont les marchands de tabac, qui font eux-mêmes valoir leur marchandise en fumant d’un air satisfait leurs longues pipes noires emmanchées d’un jonc de deux à trois pieds. — Arrêtons-nous maintenant devant les artificiers. Ne vous étonnez pas si leurs boutiques s’étendent à perte de vue ; la passion des feux d’artifice est un des traits caractéristiques de la nation chinoise. Nous nous vantons en Europe d’avoir inventé la poudre ; mais les Chinois rient de nos prétentions : ils savent qu’il y a plus de deux mille ans, l’usage en était connu chez eux, et qu’on tirait des feux d’artifice dans le céleste empire bien avant la naissance de Jésus-Christ. Quels que soient les progrès que l’art de l’artificier ait faits chez nous depuis cinquante ans, nous sommes encore bien loin de nos maîtres. Il y avait dans ces magasins un mouvement, un bruit d’or et d’argent tout-à-fait nouveaux pour moi. J’examinais une de ces boutiques, et me rappelais le temps où j’aurais été l’enfant le plus heureux du monde, si j’avais eu à ma disposition la moitié des trésors exposés devant mes yeux ; mais nous avions encore du chemin à faire pour arriver à la manufacture de laque, la journée avançait, il fallut m’arracher ma contemplation.

En sortant de ce quartier si animé et si bruyant, nous pénétrâmes dans des rues plus solitaires. Quelques belles maisons, bâties en pierres grises, dont les interstices étaient remplis par une chaux bien blanche, annonçaient la demeure des riches habitans de Canton ; mais presque partout nous ne trouvâmes que des maisons habitées par la basse classe. Là, nous commençâmes à voir quelques femmes, et je pus me convaincre combien est barbare la coutume qui les prive en Chine du libre usage de leurs pieds. Rien n’est disgracieux comme leur démarche ; elles sont obligées de se servir de leurs bras comme de balanciers, et de s’appuyer à chaque instant aux murailles pour ne pas tomber. Combien j’eus pitié de quelques pauvres petites filles que je rencontrai, pouvant à peine se soutenir sur leurs pieds comprimés et meurtris, à cet âge où le sang circule avec tant de force, où l’exercice est une nécessité ! Elles paraissaient souffrir beaucoup, et je fus obligé plusieurs fois de détourner les yeux. Cette mutilation ne se pratique ordinairement que sur les femmes des classes riches ; mais comme en Chine plus que partout ailleurs il y a de fréquentes révolutions de fortunes, il n’arrive que trop souvent que ces femmes, destinées à vivre dans l’oisiveté, se voient obligées de pourvoir elles-mêmes à leurs besoins. Combien ne doivent-elles pas regretter alors que le sort ne les ait pas fait naître dans une classe inférieure ! Cette horrible opération se fait habituellement lorsque les enfans atteignent l’âge d’un an ; elle consiste à replier sous la plante du pied tous les doigts, à l’exception de l’orteil ; on les maintient dans cette position au moyen de bandages serrés qui arrêtent complètement la circulation du sang et empêchent le pied de se développer. Que de souffrances pour ces pauvres petites filles, jusqu’à ce que cette difformité soit devenue une seconde nature ! Que de temps doit s’écouler avant qu’elles puissent confier le poids de leur corps à ces frêles soutiens ! Que de douleurs doivent accompagner leurs premiers pas ! Dès le moment où les bandages ont été appliqués ; on ne les ôte plus que pour les renouveler, et l’enfant est destiné à croître, à vivre et à mourir dans cette affreuse prison. La compression des chairs, en arrêtant la circulation du sang, ne manque jamais de produire une vive inflammation qui se résout continuellement en matière purulente d’une odeur infecte. Chez les femmes riches qui tous les jours renouvellent les bandages et lavent la plaie, cette odeur est en partie neutralisée ; mais, chez celles qui ne peuvent se permettre ce luxe de soins, elle est vraiment insupportable. On attribue l’origine de cette épouvantable coutume à la connaissance qu’ont les Chinois du fougueux tempérament de leurs femmes. Il est inutile de dire que dans le céleste empire on fait peu de cas de la danse : les femmes avec leurs pieds mutilés, les hommes avec leurs souliers à semelle de deux pouces d’épaisseur, feraient dans un bal une assez triste figure.

Pendant que nous cheminions dans ces rues désertes, plus d’une porte s’entr’ouvrit, plus d’un visage de femme s’avança pour nous regarder ; mais lorsqu’à notre tour nos regards cherchaient à pénétrer dans l’intérieur des maisons et à examiner les beautés curieuses, la porte se refermait à l’instant. Presque toutes ces maisons étaient occupées par des femmes ; les hommes étaient sans doute au travail. Je pus entrevoir à la dérobée quelques jolies figures qui ne se cachaient pas avec autant d’empressement que les autres, et j’acquis là une nouvelle preuve que la beauté est tout-à-fait une chose de convention. Tandis qu’en Turquie une femme grasse au point de ne plus avoir de formes est regardée comme la réalisation du beau idéal, tandis qu’en Afrique on recherche les négresses au nez le plus épaté, aux lèvres les plus épaisses, en Chine la beauté consiste en un visage uniformément plâtré de blanc, sur lequel se détachent des lèvres dont l’incarnat n’est pas dû à la seule nature. Presque toutes ces Chinoises avaient de très beaux cheveux, relevés au-dessus de la tête comme le cimier d’un casque, et maintenus par des épingles et des plaques d’or et d’argent qui en faisaient ressortir le noir de jais.

Mais il est bien temps que nous arrivions à la manufacture de laque. Le bon Hip-qua, qui s’est chargé de nous y conduire, a plus d’une fois donné des marques d’une impatience que son flegme chinois n’a pas réussi à contenir. Il ne peut concevoir que je m’arrête ainsi à chaque pas, et que j’examine avec tant de curiosité des objets qui n’ont pas le moindre intérêt à ses yeux. La manufacture de Hip-qua est la plus considérable de Canton ; elle occupe cent ouvriers. Hip-qua nous conduisit dans ses ateliers, et nous expliqua avec une complaisance parfaite tous les procédés par lesquels doit passer la laque avant d’arriver à l’état où nous la voyons, en Europe. Il nous fit voir dans une première salle les menuisiers occupés à préparer le bois. Lorsque ce bois, qui ressemble beaucoup au cerisier, a reçu la forme voulue, on le porte dans une seconde salle, où il est enduit d’une espèce d’argile à gros grains. Quand l’argile est bien sèche, on la racle au moyen d’une pierre plate et dure qui la fait pénétrer dans les pores du bois pour les remplir. Le bois ainsi préparé reçoit la première application de laque. Je désirais connaître la composition de ce vernis ; malheureusement jamais les réponses de Hip-qua ne furent moins claires : tout ce que je pus comprendre, c’est que la laque est formée d’un amalgame de plusieurs gommes d’arbres et du suc de diverses plantes. Hip-qua nous montra plusieurs caisses qui en étaient remplies, et nous dit que le prix de chacune de ces caisses, qui pouvait peser environ cinquante livres, était de quatre-vingts piastres, c’est-à-dire un peu plus de 400 francs. Mais il ne faut pas croire qu’une seule application de vernis suffise pour rendre la laque parfaite. La première couche est râpée aussitôt qu’elle est sèche ; la pierre dure l’enlève presque entièrement. Le bois ne conserve qu’une légère teinte de noir : il reçoit ainsi, suivant qu’on veut donner à la laque plus ou moins de fini, de trois à dix couches successives. Après la dernière couche, on le laisse sécher pendant un temps plus ou moins long. Tels sont les détails de la préparation de la laque simple ; celle qui est ornée de dessins exige un bien autre travail.

À voir le bon marché des objets laqués, je m’étais toujours imaginé que ces dessins dorés que j’admirais étaient le résultat d’une simple application ; mais j’eus lieu de me convaincre que j’étais dans l’erreur. Voici comment on procède pour dessiner sur la laque : on pique avec une épingle, ou pour mieux dire avec un outil pointu, un dessin tracé sur du papier ; on en suit exactement toutes les lignes ; on applique cette feuille de papier sur la laque destinée à recevoir le dessin, et on la recouvre d’une espèce de poudre que je pris d’abord pour de la farine, mais que je reconnus bientôt pour du talc pulvérisé. Cette poudre passe par les trous du papier et laisse sur la laque l’empreinte du dessin, qu’un ouvrier y grave avec un poinçon. Ce travail achevé, la laque passe dans les mains d’un peintre, qui étend avec un pinceau très fin sur les lignes déliées les premières couches rouges et brunes qui doivent précéder l’application de la dorure. Autrefois on n’employait pour les laques que la dorure mate et la dorure brillante ; aujourd’hui les Chinois y ajoutent des ornementations d’argent, de feuillages verts, de fleurs blanches et rouges. Hip-qua nous dit qu’il payait ses deux premiers peintres 20 piastres, ou 100 francs par mois ; quatre chefs d’atelier reçoivent chacun 75 francs, et les autres ouvriers sont payés de 4 à 5 piastres, 20 à 25 francs. Le travail dure depuis sept heures du matin jusqu’à cinq heures et demie du soir ; les ouvriers font deux repas par jour, pour chacun desquels on leur accorde une demi-heure. Hip-qua nous fit voir dans ses magasins une immense quantité d’objets confectionnés ; il se plaignait beaucoup de ce que la vente de ces articles devenait difficile. En effet, depuis quelque temps, les laques, ayant passé de mode en Europe, ont perdu sur le marché de Canton la moitié de la valeur qu’ils avaient il y a dix ans. — Nous remerciâmes Hip-qua de sa complaisance, et nous revînmes aux factoreries par un autre chemin, sans essuyer la moindre insulte ; cependant nous traversâmes un quartier où bien rarement on voit un Européen. Certes, si trois ou quatre Chinois se promenaient avec leur singulier costume au milieu des rues de Paris, ils exciteraient autrement la curiosité que nous ne le fîmes dans les rues de Canton, et peut-être, malgré la réputation de politesse dont jouit la population parisienne, pourraient-ils s’estimer heureux de rentrer au logis sans accident. Du reste, on m’assura que les agens de police ont ordre, lorsqu’ils rencontrent un étranger égaré dans la ville, de le protéger contre les insultes de la populace, et de le reconduire aux factoreries.


Adolphe Barrot.

  1. Le gouvernement chinois a cependant fini par se lasser. Le commerce d’opium prenait une extension vraiment alarmante ; la consommation, qui, en 1812 était à peine de 2,000 caisses, s’élevait, en 1837, à 31,000 caisses. Il a cru qu’il devenait nécessaire de frapper un coup décisif, et, au commencement de cette année, il a pris ces mesures violentes dans leur modération, dont nous ont entretenus les journaux, mesures dont les conséquences immédiates ont été la saisie entre les mains des négocians anglais de 21,080 caisses d’opium, et la cessation momentanée de toutes transactions entre les Chinois et les étrangers. Je parlerai plus tard de ces événemens.
  2. Ces voiles sont faites de nattes.