Voyage en France 10/I

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VOYAGE EN FRANCE

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I

LES CHASSEURS ALPINS


Chambéry, Juillet.

Je commence aujourd’hui les excursions destinées au 10e volume de ce Voyage en France, poursuivi depuis tantôt sept ans. Lorsque je l’entrepris, la grandeur de la tâche que me confiait le directeur du Temps, M. Adrien Hébrard, était bien faite pour effrayer. S’attacher ainsi, pendant des années, à l’étude complète de notre pays, voir tout par mes yeux, porter mon attention sur des sujets qui parfois semblent infimes, c’était une œuvre dont on devait vite se rebuter, semble-t-il. Il n’en a rien été. On aime davantage notre cher pays lorsqu’on le connaît bien. Ses qualités propres sont la persévérance au travail, un bon sens robuste, une probité à toute épreuve. Les passions et les querelles intestines n’ont pu les entamer. En dépit des apparences, la France des politiciens est toute de surface, on peut l’ignorer ; le cœur de la nation ne bat pas chez elle. Aussi l’ai-je dédaignée. Si je rencontrais un industriel qui avait doté sa ville ou sa province d’une branche nouvelle d’activité, un agronome dont l’exemple avait transformé la culture du sol, peu m’importaient, peu m’importent ses opinions. Celui-là est un bon Français de France.

Je me suis pris de passion pour ces efforts, j’en ai davantage aimé notre grande et chère patrie, je me suis promis d’achever de mettre en lumière et les beautés naturelles du pays et les vertus domestiques de ses enfants.

Dans le voyage que je vais accomplir à travers les Alpes, je trouverai de nouveau ces qualités de notre race. J’y verrai l’attachement profond à la terre natale, même âpre et marâtre comme dans le Dévoluy et la haute vallée de la Durance ; j’étudierai les efforts des hommes de cœur qui tentent de ramener la verdure et les bois sur ces monts dénudés, l’œuvre séculaire et patiente de ceux qui ont reconquis les graviers et les sables infertiles pour en faire, par l’irrigation, les admirables campagnes du Dauphiné et de la Provence. Je rencontrerai surtout, dans toutes les vallées, sur les cimes désertes, jusque dans les glaciers, les alertes soldats que la France a dû dresser pour la défense de cette frontière des Alpes.

En ce moment les montagnes les plus sauvages, les cols les plus difficiles sont leur domaine. C’est pourquoi j’ai écrit les Chasseurs alpins en sous-titre, sur la couverture de ce volume. Je me propose de parcourir chaque groupe montagneux, chaque vallée formant le secteur d’un de ces bataillons. Le programme est d’autant plus séduisant qu’il est conforme à la réalité des choses. Le secteur d’un groupe alpin n’est pas seulement un district militaire, c’est encore, surtout, un véritable organisme humain, imposé par la direction des vallées. Les habitants de chaque secteur forment une peuplade distincte de sa voisine, n’ayant parfois aucun rapport avec elle.

Il sera donc souvent question de nos bataillons alpins dans ces deux nouveaux volumes[1]. Il m’arrivera de les quitter pour visiter certaines parties des Alpes dauphinoises et des Alpes de Provence où ces troupes ne font que passer pour gagner leurs garnisons estivales, ou pour explorer d’autres régions, dans lesquelles on voit rarement l’uniforme de nos soldats : le Genevois, le Chablais et le Faucigny. De ce côté la loyauté et la vaillance helvétiques nous couvrent suffisamment pour que nous puissions nous borner à la faible garnison de Thonon et aux rares apparitions des troupes d’Annecy, effectuant de petites manœuvres ou des tirs sur les graviers du delta lacustre de la Dranse.

Au delà du Chablais, c’est-à-dire des vallées des Dranses et des rives du Léman, au delà du Faucigny, c’est-à-dire de la vallée de l’Arve, commence l’action de nos troupes alpines.


On sait quelle est l’origine de cette petite armée spéciale. Quand, après la guerre, il parut évident que l’Italie était prête à profiter de nos désastres, on demanda d’opposer aux alpini italiens des troupes de montagne. Longtemps les cris d’alarme n’eurent aucun écho, mais, en 1879, on confia au commandant Arvers, aujourd’hui général, la mission d’entraîner son bataillon de chasseurs, le 12e, en vue de la lutte spéciale dans ces hautes régions. Le résultat fut excellent ; l’année suivante, puis en 1881, on fit des marches-manœuvres montrant ce que l’on peut attendre de troupes entraînées à ces opérations en pays accidentés, à de hautes altitudes, parfois parmi les neiges et les glaces. Pendant son passage au ministère le général Billot projeta l’organisation des troupes alpines, mais l’honneur de cette création devait revenir au général Ferron. Il désigna douze bataillons de chasseurs, sept au 14e corps, cinq au 15e, pour se rendre dans les Alpes à la première alerte. Peu à peu ces bataillons furent portés à 6 compagnies chacun, ils reçurent une batterie d’artillerie et une section du génie. Le bataillon ainsi complété forma une sorte de petite armée aux ordres d’un commandant ou d’un lieutenant-colonel. On donne au chasseur un costume approprié à son rôle : le béret au lieu du képi, la vareuse à grand col au lieu de la veste, un pantalon très ample enfermé sur le mollet dans des bandes de drap, des souliers napolitains très solides ; il fut muni d’un alpenstock pour escalader ou descendre les pentes. Même, lorsqu’on osa s’attaquer aux névés et aux glaciers, on dota chaque homme d’une raquette pour marcher sur les neiges molles.

Les soldats ainsi entraînés furent en outre employés à améliorer les moyens de communication. Je ne connais rien de plus saisissant que la vie militaire en août-septembre dans les hautes vallées. Les premières manœuvres alpines sont finies, les troupiers ont déposé le fusil pour prendre la pioche et la pelle. Comme jadis les armées de Napoléon, comme nos troupes d’Afrique, ils ont ouvert des chemins sur des hauteurs où seul le chasseur de chamois passait sans frayeur. Avec des moyens rudimentaires, ils construisent des ponts, tracent des sentiers sur le flanc des précipices et préparent aux canons des emplacements sur des crêtes où les neiges ne fondent presque jamais. Chaque hiver les avalanches, les chutes d’eau, le dégel détruisent quelque partie de cette œuvre ; dès le printemps tout est réparé.

Nos alpins font, à ce point de vue, un travail prodigieux. Il faut voir, dans les hautes vallées, leurs équipes attaquer la roche, jeter sur les torrents des ponts hardis et, malgré la fatigue, conserver leur admirable tenue, pour comprendre à quel point notre race tant calomniée est restée militaire. J’en ai rencontré dans la haute vallée de l’Ubaye, où les cantonnements sont misérables. D’autres, dans les belles forêts de mélèzes du col de Vars, ont installé des camps pittoresques. Sous les grands arbres, à la tendre et légère verdure, élancés comme des mâts de navire, les tentes s’alignent ; au front de bandière montent les fumées des cuisines. C’est la solitude absolue, un véritable exil ; cependant tous prennent gaiement leur parti de cette existence.

Chaque groupe alpin — et il faut encore appeler ainsi les bataillons de ligne de la brigade régionale de Lyon, dressés aux mêmes manœuvres et qui sont des alpins en pantalon rouge — a la défense plus particulière d’un secteur, dont il doit connaître toutes les ressources, explorer le moindre sentier, traverser tous les cols où pourrait se glisser un ennemi entreprenant. Ce secteur est composé du bassin d’une des vallées maîtresses aboutissant aux Alpes. Voici comment on répartit les douze groupes :

1er groupe : 11e bataillon, caserné à Annecy. Vallée du Doron de Beaufort et, en cas de menaces de nos adversaires contre la neutralité suisse, vallée de l’Arve vers Chamonix ;

2e groupe : 22e bataillon (Albertville). Vallée de la Tarentaise jusqu’au Petit-Saint-Bernard et au mont Iseran (val de Tignes), vallée du Doron de Bozel ;

3e groupe : 13e bataillon (Chambéry). Vallée de la haute Maurienne, monts de la Vanoise, cols du Mont-Cenis et du Fréjus ;

3e groupe bis : 1 bataillon d’infanterie de ligne (97e) et 16e batterie. Maurienne, de Modane à Lanslebourg ; 4e groupe : 12e chasseurs (Grenoble). Nord du Briançonnais ; vallées de Névache (Clarée) et de la Guisanne ;

5e groupe : 28e bataillon (Embrun). Est du Briançonnais : vallée de Cerveyrette ;

6e groupe : 14e bataillon (Grenoble). Sud du Briançonnais : vallée du Queyras, cols donnant accès dans les vallées Vaudoises ;

7e groupe : 30e bataillon et 1 bataillon du 140e (Grenoble). Vallée de Barcelonnette (Ubaye et Ubayette) ;

8e groupe : 23e bataillon (Grasse). Hante vallée de la Tinée, de Saint-Sauveur à Saint-Étienne ;

9e groupe : 7e bataillon (Nice). Massif du Tournairet entre la Tinée et la Vésubie ;

10e groupe : 24e bataillon (Villefranche). Positions de l’Aution (entre la Vésubie et la Roya), Le Moulinet, Luceram ;

11e groupe : 6e bataillon (Nice) et 1 bataillon du 141e. Haute vallée de la Roya (Fontan, Saorge et Breil) ;

12e groupe : 27e bataillon. Entre la Bevera et la mer (Sospel, Castillon et Menton).

Ces renseignements n’ont rien de mystérieux. L’emplacement des bataillons figure sur l’Annuaire et nos adversaires éventuels sont fort bien renseignés sur les troupes qui leur seraient opposées dès les premiers jours de la mobilisation.

Je ne sais si l’occasion me sera fournie de revoir à la frontière les alpins italiens, mais, en m’en rapportant à mes souvenirs, les nôtres ont bien meilleure tenue. À mon sens, on a beaucoup trop surfait les alpini. Je les ai rencontrés sur plusieurs points, il m’a paru que leur allure était fort nonchalante, comparée à celle de nos bataillons. J’en parle sans parti pris ; n’ayant vu jusqu’alors de l’armée italienne que les troupes de l’intérieur, j’avais trouvé les bersaglieri de fort crânes troupiers, l’infanterie m’avait semblé bien supérieure à l’idée que nous nous en faisons. Ces fantassins italiens ont bonne apparence, n’était le costume on les trouverait de tout point semblables aux nôtres. Après ces impressions premières, en somme très favorables à l’armée italienne, j’ai rencontré les alpini. Il y a trois ans, à Turin, où je n’avais pu arriver qu’à la fin de la revue de clôture des manœuvres, j’eus la bonne fortune de voir revenir, par les avenues de la ville, un bataillon, musique en tête. Malgré le costume, malgré la longue plume au chapeau, ces montagnards n’avaient pas l’aspect hardi qu’on leur prête volontiers. Quand le pas de parade des revues est abandonné, on est en face de troupes quelconques. Comme le moindre de nos bataillons de chasseurs à pied est autrement émotionnant à voir !

On peut en juger aux passages de la frontière. Au tunnel du mont Cenis, par exemple, les alpini ont, à Ouix et à Bardonnèche, de l’infanterie et de l’artillerie. Sur le versant français, à Modane, il y a l’artillerie alpine et des détachements d’un régiment régional d’infanterie. Sans quitter le train, on peut, de la portière du wagon, reconnaître la différence d’attitude chez les soldats. Sans être taxé de chauvinisme, on donnera la préférence à nos troupes alpines.



  1. 10e et 12e séries.