Voyage en France 9/XIX

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XIX

LE ROYANNAIS

Pont-en-Royans. — Les usines, — Tourneries de buis. — Le lac de la Bourne. — Saint-Jean-en-Royans et ses fabriques. — Saint-Nazaire-en-Royans. — Saint-Marcellin et ses fromages.


Saint-Marcellin, Juin.

Moins jalousement clos que le Vercors, moins âpre aussi, le Royannais n’en a pas moins sa physionomie bien à part et constitue dans la Drôme et l’Isère un district qui a su garder son caractère. Au nord et à l’ouest, les vastes plaines où coulent l’Isère et le Rhône, à l’est et au sud les vallées du Villard-de-Lans et du Vercors le délimitent nettement. À la création des départements, en l’attribuant par moitié à l’Isère et à la Drôme, on n’a pas rompu son unité. L’Isère avec le canton de Pont-en-Royans a pris la partie la plus accidentée, la Drôme a acquis la vallée principale de la petite province, celle où se presse le plus la population, c’est-à-dire le bassin da la rivière de Lyonne. La Bourne, principal cours d’eau de ces monts, forme la limite entre les deux cantons.

En sortant des Petits-Goulets la route continue à border la rive gauche de la Vernaison dont le lit est profond encore, mais le torrent assoupi sert à l’industrie ; on le traverse après un brusque lacet en vue de Pont-en-Royans. Ainsi vue à distance, la petite ville est d’un curieux effet, elle est comme collée à la montagne qui l’abrite du nord. Le soleil, chauffant sans cesse ces parois, a donné aux choses une coloration chaude, les toits plats semblent calcinés. Rien ne prépare cependant au spectacle extraordinaire qu’on éprouve en parvenant sur le pont au-dessous duquel, à cinquante mètres de profondeur, coulent les eaux bleues de la Bourne, entre deux parois calcaires à pic.

La ville s’est bâtie au-dessus de cette gorge ; l’espace manquant, on a gagné sur l’abîme au moyen d’échafaudages supportant la plate-forme des maisons. Ces bâtisses ainsi soutenues au-dessus de la rivière produisent un effet étrange, on trouverait difficilement ailleurs une ville construite de la sorte.

Malgré cette ingéniosité des habitants, Pont-en-Royans n’aurait pu s’agrandir ; cependant la population tenait à son rocher, d’ailleurs la situation de la ville pour extraordinaire qu’elle paraisse est favorable au commerce, les routes des vallées de la Bourne, de la Vernaison, de la Lyonne et de l’Isère s’y réunissent, les rivières assurent aux usines une force motrice considérable, enfin les touristes accourent chaque année. On a miné le rocher et gagné, en face des maisons suspendues sur la Bourne, la place nécessaire pour une rangée nouvelle. Pont-en-Royans a donc une rue, bien pittoresque encore, sur laquelle s’amorcent dans la partie basse d’autres rues très rapides. L’ensemble est d’une jolie mais bien petite ville, rendue vivante par le passage incessant des voitures et par l’industrie.

Pont-en-Royans est, en effet, un centre ouvrier assez important. De tous temps il a filé la laine et tissé le drap, aujourd’hui encore deux de ses usines fabriquent des draps pour l’armée ; les roches voisines sont remplies de buis dont les souches sont débitées et tournées dans de petites et pittoresques fabriques ; on y fait des toupies, des boules, des jetons ; le moulinage des soies y occupe beaucoup de jeunes filles. Enfin l’électricité y est produite pour la ville et les ateliers par une usine établie sur la Bourne. On ne peut trop admirer l’habileté avec laquelle les habitants ont tiré parti de leur situation, si peu propre, semblait-il, au développement des manufactures.

Le canal de la Bourne a amené pour Pont-en-Royans un embellissement heureux, par la création d’un lac soutenu par un barrage. Au lieu des eaux tumultueuses d’autrefois on a une nappe calme et limpide dans laquelle se mirent les maisons suspendues ; des barques, même des voiles animent ce bassin riant. Les eaux ont pu être surélevées de 10 mètres, le lac a donc une assez glande profondeur.


J’ai dit en parlant delà plaine de Valence[1] quel pourrait être le rôle de ce canal lorsque les préventions contre ses eaux auront disparu. Voici maintenant quelques chiffres sur les travaux superbes qui amènent dans la vallée du Rhône les ondes — trop claires, au gré des agriculteurs.

Le canal principal a 51,191 mètres et débite 7 mètres cubes à la seconde, plus que bien des rivières fameuses. Le barrage a une longueur de 71 mètres, on compte 12 tunnels et 4 galeries voûtées d’une longueur de 4,500 mètres, 4 ponts-aqueducs ayant ensemble 465 mètres et de nombreux passages de routes ou de chemins.

L’eau sort du barrage par un tunnel et n’apparaît réellement au jour qu’à hauteur du village d’Auberives. Le chemin de Saint-Nazaire qui relie le Royannais et le Vercors au chemin de fer le côtoie presque sans cesse, La rivière, malgré cette saignée, roule ici encore des flots abondants. Au confluent avec la Lyonne, ses eaux sont fort accrues, le lit est large sous le pont original qui supporte la route de Saint-Jean-en-Royans, grand arc de fer soutenant le tablier au moyen de Uranie de suspension faits de même métal.

Au-dessous est le port principal de la Bourne. La rivière n’est pas et n’a jamais été navigable, mais elle sert au flottage des bois des vastes forêts du Royannais. On forme des radeaux de faible dimension car il y a de mauvais passages ; à l’Isère on les accouple et ils descendent ainsi jusqu’à Valence, Avignon et Beaucaire d’où, par les canaux, ils atteignent Cette.

J’ai traversé la rivière pour gagner Saint-Jean. La route parcourt un pays aux pentes modérées, très riche en vignes, mûriers et noyers. Ces derniers arbres sont particulièrement abondants ; comme dans la vallée de l’Isère, en certains points, ils donnent à la contrée l’aspect d’une forêt. Sans les hautes cimes fermant au loin les vallées de la Lyonne et du Cholet, on ne se croirait pas dans les Alpes, tant les campagnes août déjà méridionales d’aspect. Beaucoup de fermes et de maisons isolées jusqu’à l’embouchure du Cholet, torrent clair et rapide descendu de la combe de Laval où ses sources jaillissant du rocher sont une des grandes curiosités du Royannais. On suit alors la Lyonne que l’on traverse près de Saint-Jean-en-Royans.

Cette ville compte environ 3,000 habitants ; elle est donc bien plus considérable que Pont, mais elle n’a point le caractère pittoresque de sa voisine. Largement étalée sur sa terrasse, au sein de la riche vallée, à 200 mètres d’altitude à peine, elle a pu tirer parti des eaux puissantes de son torrent. Les Lyonnais y ont installé quatre grandes usines pour le tissage des soies, occupant 445 métiers ; c’est, dans la direction du Midi, le point le plus éloigné où cette industrie se soit installée en grand. Des moulinages de soie, des scieries, des tourneries de bois complètent ce petit centre industriel appelé à se développer quand le chemin de fer projeté le desservira.

Toutes les communes du canton, au nombre de 11, sont tributaires de Saint-Jean ou lui fournissent le personnel de ses usines ; toutes aussi s’enrichissent par la culture du noyer et du mûrier ou par l’exploitation des bois. Pays agreste, il retient et captive le voyageur. Dans l’un de ses vallons latéraux, au-dessus du village de Rochechinard, est une des plus superbes ruines féodales du Dauphiné. Les autres vallées, Léoncel et Bouvante, sont de beaux couloirs de prairies bordées de pentes escarpées, noires de sapins et de hêtres et dominées par des escarpements tragiques.


J’ai dû dire adieu à ce riant pays de Royannais. De Rochechinard, où je suis monté visiter les ruines, un chemin mal entretenu conduit, à travers bois, à Saint-Nazaire-en-Royans, le dernier village portant le nom de la contrée. C’est une vieille bourgade, très grise, dominée par de grands rochers couverts de ruines où les travaux de l’homme ont réussi à embellir encore le paysage, grâce à l’aqueduc sur lequel passe le canal de la Bourne, un peu avant le confluent de la Bourne et de l’Isère. Saint-Nazaire a quelque industrie, elle possédait un tissage mécanique de velours aujourd’hui fermé ; son importance est surtout due à la station du chemin de fer par où se font toutes les relations avec le Royannais, le Vercors et les montagnes de Lans. Les rivières coulent en des lits profonds, bordés de berges d’un rouge sanglant ou d’un blanc grisâtre. Le bourg, ses vieux édifices, les usines, l’aqueduc, puis, on fond, les rigides montagnes du Vercors, forment un tableau superbe.

Dans ce cadre, entre les falaises de terres aux teintes éclatantes, l’Isère, violente, aux eaux grises, dévore la Boume transparente et calme. Au confluent se dresse un bloc d’un rouge fulgurant, un pécheur au filet s’y est installé, près de son bateau, abrité dans une crique ; le paysage est d’une étrangeté Imprévue après les douces campagnes de Saint-Jean.

Voici la gare, bientôt arrive le train qui me conduira à Saint-Marcellin, à travers l’opulente campagne où les noyers et les mûriers forment comme une forêt d’arbres alignés.

Vue du chemin de fer, surtout du viaduc qui franchit le ravin de la Cumane, Saint-Marcellin est d’un aspect fort méridional, presque italien, comme la plupart des bourgs et des villages de cette partie du Graisivaudan, grâce à ses toits rouges et plats, à ses murailles grises ou peintes. C’est une fort humble ville, peuplée de moins de 3, 600 habitants, en cela inférieure à nombre de chefs-lieux de canton de la contrée, inférieure surtout à Romans, sa riche voisine. Elle occupe une position assez excentrique dans l’arrondissement dont elle est le chef-lieu. Les créateurs des divisions administratives sous la Révolution ont évidemment voulu conserver à Saint-Marcellin le rôle qu’elle eut en sa qualité de chef-lieu d’un bailliage.

Il y a quelques années encore, Saint-Marcellin avait gardé l’aspect de ces petites capitales de justices provinciales : on y pénétrait par quatre portes percées dans les murailles de l’enceinte féodale. Elle a jeté bas ces témoins du passé et a remplacé ses murs par de larges boulevards plantés d’arbres. Cependant on retrouve facilement le tracé de l’ancienne cité ; en lace d’un palais de Justice récemment reconstruit et de belles écoles, une tour découronnée surmonte une porte ; une autre tour carrée fait saillie sur la façade de maisons banales qui ont remplacé les remparts ; contre un mur on distingua encore les nervures d’un édifice ogival.

L’intérieur ne répond ni à ces restes, ni à l’aspect original de la ville vue de loin. Les maisons, pour la plupart, sont hautes, ternes et grises sous leur crépi et leurs contrevents. Mais la place publique ne manque pas de caractère avec ses antiques halles en charpente, la haute tour du collège coiffée en dôme, de vieilles maisons à encorbellement bordant de petites rues, un théâtre établi dans une ancienne église, un hôtel de ville surmonté d’une balustrade, une maison à pavillons, les autres avec de grands auvents composant un véritable décor d’opéra-comique. Derrière la place un vaste champ de foire ombragé de platanes superbes a vue sur des collines vertes ; au premier plan se dresse la masse régulière d’un château de la Renaissance, auquel des fenêtres à meneaux et de vastes combles donnent une pittoresque apparence.

Çà et là, quelques maisons d’asses noble aspect, qui furent habitées par la noblesse et la riche bourgeoisie provinciale. L’église est banale, mais elle possède une intéressante tour de pur style roman jusqu’à la première ligne de fenêtres, de style ogival primaire au-dessus ; plus haut règne un cordon de mâchicoulis, enfin, autour de la flèche, court une galerie ornée à chaque angle d’une échauguette carrée coiffée en pyramide.

Telle est cette petite ville à laquelle la Révolution donna le nom de Thermopyles, mais dont le vocable de Saint-Marcellin s’est conservé, sans doute par la célébrité de ses petits fromages de chèvre, qui sont parmi les meilleurs de la France entière. Le Saint-Marcellin est l’accompagnement obligé de tout fin repas au pays du gratin, mais il y en a peu. On le fabrique surtout sur les collines entre Tullins et Saint-Marcellin. Ce sont de petites tomes au grain fin et parfumé, fondant véritablement dans la bouche. Il s’en fait aussi un peu sur la rive gauche de l’Isère, même dans la haute et froide vallée de Rencurel[2].

  1. Pages 228 et suivantes.
  2. J’allais quitter Saint-Marcellin pour le pays du Villard-de-Lans quand une dépêche m’a rappelé à Paris. Je comptais revenir bientôt, mais des mois sont passés avant que j’aie pu retourner dans la vallée de l’Isère et achever cette partie de mon voyage. A.-D.