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Voyage en France 9/XVII

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XVII

DIEULEFIT ET LA FORÊT DE SAOU

Les gorges du Jabron. — Poët-Laval et ses potiers. — Dieulefit. — Un dicton malheureux. — La ville, ses usines, la poterie. — Bourdeaux et ses ruines. — Saou et son abbaye. — La forêt de Saou.


Col de Rousset, juin.


Châteauneuf-de-Mazenc barre l’entrée des gorges du Jabron et du bassin si bien fermé de Dieulefit. À peine a-t-on quitté la Bégude et l’on se trouve dans un défilé assez large et verdoyant, entre de hautes collines boisées d’où surgissent de beaux escarpements calcaires. Ces roches ont valu au village de la base le nom de Souspierre. Le Jabron côtoie la route, ses eaux claires roulent sur un lit de gravier, entre de vigoureux peupliers, au pied d’une falaise surmontée d’un débris de donjon ; elles font mouvoir les machines de deux fabriques de chapellerie. Bientôt, la végétation change, les châtaigniers apparaissent ; parmi ces arbres est le hameau du Bridon, que fait vivre une petite fabrique de draps. Jusqu’au delà de Dieulefit, nous trouverons ainsi de petites manufactures.

Au Bridon, les hauteurs s’écartent pour former un ample bassin. Les bois sont maigres sur les pentes, les taillis masquent imparfaitement le rocher, mais l’ensemble de ce vaste cirque est charmant.

L’industrie est de plus en plus active ; maintenant voici des poteries, petits établissements très nombreux qui alimentent une grande partie du Dauphiné jusqu’à Grenoble, de la Provence, du Vivarais et de l’Algérie. Chaque village a quelques ateliers, mais Poët-Laval et Dieulefit en possèdent en plus grand nombre. L’aspect de ces poteries échelonnées sur la route, avec les grands tas de bois servant à la caisson, est fort pittoresque, mais bien plus pittoresque encore est le double village de Poët-Laval. Le vieux bourg est juché au sommet d’un mamelon couronné par nue tour carrée recouverte d’un toit de tuiles ronges. Un rempart flanqué de tours ceint encore la bourgade féodale.

La gare du petit chemin de fer est au pied du mamelon, dans un faubourg prospère, formé de grandes et belles habitations. L’antique village doit être dépeuplé, car la mairie et le temple protestant sont venus s’installer dans ce quartier nouveau appelé Gougue. Près du primitif Poët-Laval, un grand couvent s’est assis, comme pour protester contre cet abandon.

La petite station a, sur des rails de garage, plusieurs wagons chargés de caisses à poterie. La voie ferrée a beaucoup amélioré les conditions d’existence de cette industrie ; jadis, le transport à la gare de Montélimar coûtait 8 fr. par tonne, le prix est aujourd’hui de 1 fr. 50 c., aussi les potiers du Jabron voient-ils un peu revenir la clientèle.

Au delà de Gougne, un détour de la voie ferrée présente Poët-Laval sous un aspect plus curieux encore, avec ses murs gris, comme calcinés par le soleil, et l’on découvre en entier tout le vaste cirque de Dieutefit, aux pentes abruptes, mais très boisées. Le pays est animé, grâce aux poteries qui se succèdent maintenant sans interruption jusqu’à la ville. Le territoire de Poët-Laval en compte une vingtaine, il y en a trente sur celui de Dieulefit.

Rapidement, le train monte et descend les pentes, entre les poteries où l’argile grise est mise en pains sur les murs ; de petites usines : draperies, moulinages, etc., se succèdent sur les bords du torrent. De curieuses falaises de terre jaune bordent la voie, les pluies les ont érodées, en ont façonné des lambeaux, un de ceux-ci est devenu une aiguille sur laquelle un arbre est resté, gardant du gazon à ses pieds. Au delà de cette bande de terres jaunes s’étendent des cultures admirablement irriguées. Les maisons sont belles et entourées d’arbres fruitiers, elles alternent avec les usines jusqu’à une jolie avenue plantée d’une quadruple rangée de vigoureux marronniers. Nous sommes à Dieulefit.


Vous n’êtes pas sans avoir entendu, aux tables d’hôte des petites villes, les voyageurs de commerce faire de classiques plaisanteries sur les Marseillais et les noms des centres où les conduisent leurs affaires. Une des plus fréquemment répétées est celle-ci :


DIEU LE FIT ET LE LAISSA


parce qu’il trouvait son œuvre manquée !

Naturellement, ceux qui jouissent le plus de ce jeu de mot prestigieux ne sont jamais venus à Dieulefit, autrement ils ne dédaigneraient pas ainsi une des plus jolies villes des Alpes françaises, une de celles qui sont le plus à la hauteur des progrès modernes. Si Dieulefit ne possède pas des ouvriers en nombre aussi considérable que Romans et Valence, il est bien certain que, proportionnellement à sa population, c’est la ville la plus active et la plus industrieuse de la Drôme. Ses filatures et ses moulinages de soie, ses deux fabriques de draps, son essence de lavande ou huile d’aspic, ses récoltes de truffes, enfin, ses poteries en font un centre intéressant et prospère. Des rues propres, d’abondantes fontaines qui répandent partout la fraîcheur, enfin la lumière électrique, partout employée, témoignent d’un souci profond du bien-être et de l’hygiène. L’électricité fut installée dès 1887, au moyen d’une transmission à grande distance, commune aux deux villes de Dieulefit et de Valréas (Vaucluse), éloignées de 24 kilomètres, mais exploitant ensemble une chute d’eau sur le Lez. Moyennant 10 fr. par an, chaque maison reçoit à discrétion l’eau dans son intérieur. Ces progrès, chose plus curieuse encore, sont très bien accueillis ; lorsque la lumière électrique apparut, les demandes de concessions furent si nombreuses que le maire, M. Ch. Noyer, dut prendre un sociétaire spécial et celui-ci est devenu, par la pratique, un très habile ingénieur électricien.

Cependant, la concurrence avait menacé la poterie, principale industrie de la ville ; d’ailleurs, elle était restée trop primitive, trop à l’écart des énormes progrès de la céramique, ses vernis à base d’alquifoux, c’est-à-dire de plomb, étaient dénoncés par les hygiénistes, en même temps que leur tendance à s’écailler et à laisser les vases s’imprégner d’odeurs de « graillon » éloignait les ménagères. Ces produits communs ne pouvaient lutter contre ceux, mieux fabriqués, du centre et de Provence. M. Noyer a résolu de sauver les potiers, il y arrivera ; sur sa demande, des cours spéciaux pour les apprentis potiers et les enfants des fabricants sont faits à l’école industrielle de Dieulefit, largement établie et intelligemment dirigée. M. l’ingénieur Auscher, ancien chef de fabrication à Sèvres, a été appelé ; il a étudié avec soin les procédés de fabrication et les matières premières, il a donné à ce sujet des indications précieuses que la municipalité a fait reproduire dans une brochure largement répandue.

La bande de terrains argileux fournissant, à Dieulefit à Poët-Laval, la matière première de leur industrie affleure sur une longueur utile de 1,400 mètres, une largeur de 200 mètres et une épaisseur de 4 à 8 mètres. M. Auscher évalue à 8,500,000 mètres cubes la quantité de terre facilement exploitable, analogue aux fameuses terres réfractaires de Bollène ; il semble donc que, longtemps encore, les potiers pourront puiser dans cette immense réserve ; mais s’ils ne se décidaient pas à lutter contre la faïence cuite à haute température et les diverses variétés de grès et de porcelaines, on verrait bientôt cette richesse rester inexploitée. D’après les résultats des recherches faites autour de Dieulefit, le sable et la craie abondent et il serait facile d’obtenir des produits plus résistants au feu et de plus grande valeur. À en juger par l’esprit d’initiative de la population, ces changements dans les coutumes se produiront bientôt.

Il faut le souhaiter, parce que l’industrie, telle qu’on la rencontre tout le long du Jabron, depuis la gorge de Souspierre jusqu’aux limites du bassin, est le type idéal du travail usinier aux champs. Pas de grandes casernes : de petites manufactures éparses dans les arbres au bord du torrent ; la force motrice abondante, les moyens de transport à portée, puisque le chemin de fer quitte volontiers la route pour aller chercher un trafic assez considérable : belle pierre de Puygiron, produits agricoles, poterie, articles manufacturés.

La ville de Dieulefit ne comprend guère qu’une longue rue de plus de 2 kilomètres, disposée en forme de V très évasé, sur le haut Jabron et son premier affluent, le ruisseau des Raymonde, plus abondant que lui et alimentant les usines, fille a peu d’édifices, le plus remarquable est un bel hôtel de ville moderne. Elle semble dire descendue dans la vallée, car la ville hante, faite d’étroites, tortueuses et rapides ruelles, renferme de vieilles et curieuses maisons arc-boutées, étayées de contreforts, et l’église primitive, chapelle abandonnée, servant en quelque sorte de débarras, dont les voûtes à nervure et l’abside en cul-de-four ne sont pas sans mérite.

L’église moderne est sur la grande rue dont la sépare une place, c’est un bon pastiche roman ; lorsqu’elle sera terminée, elle s’harmonisera bien avec le décor vieillot de la place, la sérénité du ciel et l’âpre té des montagnes.

Telle est cette petite ville dont grande partie des 4,300 habitants sont protestants ; son rêve est le devenir ville d’eaux. Elle possède trois sources, découvertes en 1749 par un médecin d’Avignon nommé Possiarn et exploitées pour les maladies bilieuses et les affections de la peau. On les tenait alors pour analogues aux eaux de Vals. Aujourd’hui, elles ont à peine un usage local.


Dieulefit était une simple étape pour cette partie de mon voyage ; j’y ai passé la nuit et, ce matin, profitant de la voiture qui porte le courrier à Bourdeaux — dont le conducteur est promu à cette dignité depuis peu de temps, son prédécesseur, entrepreneur des petites diligences locales, a été élu député, — j’ai pris le chemin de la forêt de Saou. On traverse la ville, puis on s’élève au-dessus de la gorge du Jabron, remplie de petites fabriques de draps. La pente est raide, le paysage sévère, mais les lignes en sont belles. La chaîne de montagnes qui ferme le bassin présente de beaux sommets, comme la pyramide de Montmirail, au pied de laquelle s’étend une verte vallée. L’omnibus monte lentement, aussi mettons-nous tous pied à terre pour prendre les raccourcis, sous un soleil déjà torride. En quelques minutes, on atteint un col d’où l’on aperçoit les grosses tours du château Morin, près de Comps. La route, parvenue au pied du roc des Crottes, se bifurque : à gauche, elle descend dans le bassin très vert de la Rimandoule, terminé par des gorges au delà desquelles on aperçoit la vaste étendue de la Valdaine jusqu’à Marsanne ; à droite, le chemin descend vers Bourdeaux.

Pendant que j’attends la patache du courrier achevant péniblement l’ascension, je jouis d’une admirable vue sur la haute ligne de montagnes fermant le bassin de la forêt de Saou et terminée par l’admirable pyramide de Rochecourbe. Entre celle-ci et le roc de Couspeau, dominant Bourdeaux, s’ouvre le col de la Chaudière, un des mieux dessinés des Alpes le chemin de Bourdeaux à Saillans le franchit à 900 mètres d’altitude entre des cimes aiguës qui le dépassent de 700 mètres.

Maintenant, la route décrit des lacets sur un plateau accidenté, assez vert, au pied duquel naît le torrent de Rimandoule ; un instant on aperçoit, à gauche, le château de Saint-André, en vue duquel la route se bifurque de nouveau ; on tourne à droite et l’on découvre soudain, à une grande profondeur, la petite ville de Bourdeaux, assise sur les deux bords du Roubion, dans une vallée asset large, semée de mûriers. Au delà, sur deux monticules, sont les ruines du château de Mornans et celles du pauvre village de Bezaudun, détruit par un glissement de la montagne. Les ruines de Bourdeaux, plus imposantes encore, accroissent la majesté de la scène. Les belles formes des montagnes, la végétation du fond de la vallée, l’âpreté des hautes cimes donnent au paysage un superbe caractère.

La colline est presque à pic, il semble qu’on va tomber sur Bourdeaux. On y descendait jadis par un chemin direct, étrangement pierreux, les mulets seuls pouvaient s’aventurer sur une telle voie. Aujourd’hui, une route aux grands lacets conduit par les pentes nues et triâtes et bientôt on atteint, au grand galop, l’étroite rue de la rive gauche du Roubion.

C’est une singulière ville ce Bourdeaux, si l’on peut appeler ville la réunion des demeures où moins de 1,300 habitants occupent les deux rives du torrent et les flancs escarpés des trois castels qui valurent à Bourdeaux le nom de Bourdeaux-Trois-Châteaux. Les bas quartiers, avec leurs vieilles maisons fortes, leurs fontaines, leurs ruelles sombres, sont bien curieux déjà ; mais si l’on s’aventure plus haut, par la ville primitive, le spectacle est fantastique. Nobles demeures en ruines, masures croulantes, jardinets en terrasses, rues voûtées, passages sombres qui font songer aux villes italiennes, montent aux débris d’un des châteaux. Jusqu’aux guerres de religion, cette partie de Bourdeaux dut être prospère, on relève au passage plus d’un heureux détail de la Renaissance.

Le Roubion est déjà travailleur, il fait mouvoir les rouages de petites fabriques, filatures de laine pour Dieulefit, moulinages de soie. Les habitants font un commerce important de truffes : ce cryptogame abonde dans certaines parties du canton.


En route maintenant pour la forêt de Saon. On suit les bords du Roubion, sans grand intérêt en deux ou trois points où le torrent a singulièrement creusé son lit. Le village de Poët-Célard, couronnant un mamelon, égaie un moment les pentes, puis, au delà de Francilien, la vallée s’élargit et se resserre de nouveau pour se transformer en une gorge profonde, commandée par les ruines de Soyans. Quelques instants après, on atteint Saou, joli village très animé, aux auberges excellentes, bâti au pied d’une des falaises de ceinture de la forêt de Saou.

À peine le déjeuner expédié, nous étions en chemin pour La « forêt ». Le trajet est exquis. Saou fut le siège d’une abbaye fameuse dont les bâtiments sont encore debout, majestueux, donnant une haute idée des moines de Saint-Tiers.

À la sortie du village se dresse un grand rocher isolé, puis un élégant petit castel, le château d’Eurre, aux détails exquis. Le paysage s’agrandit, de toute part surgissent des rochers merveilleux de hardiesse, de forme, de couleur. Une arcade naturelle s’ouvre dans l’un d’eux ; sur un mamelon sont les ruines d’une forteresse qui devait garder le passage.

Une immense paroi rocheuse semble maintenant barrer le chemin, elle se dresse d’un jet à cinq cents mètres de hauteur, c’est une falaise de calcaire, blanche avec des taches jaunes. En face, une autre colline abrupte, moine haute mais non moins belle ; entre les deux montagnes, il y a juste le passage pour un ruisseau, la Vèbre, d’une limpidité merveilleuse. Il n’y a pas de place pour le chemin, il faut emprunter le lit de la Vèbre pour pénétrer dans le bassin par cet admirable Pertuis de la forêt.

La forêt de Saou, malgré son nom, n’est point une forêt, c’est un bassin fermé entre deux chaînes de montagnes espacées de deux kilomètres à peine de crête à crête et longue chacune de 12 kilomètres, orientées de l’est à l’ouest. À chaque extrémité, les chaînes se réunissent à des bornes immenses, Rochecourbe, haute de 1,592 mètres, à l’est ; Roche-Colombe, hante de 888 mètres, à 5 l’ouest. Extérieurement, les pentes sont à pic, mais à l’intérieur du bassin elles descendent plus mollement jusqu’au thalweg de la Vèbre. C’est donc comme une corbeille gigantesque. Jadis très boisée, elle méritait le nom de forêt ; aujourd’hui, la grande végétation est rare.

Le charme du bassin est dû à l’extrême solitude dans laquelle on se trouve. À l’entrée du pertuis sourdent d’abondantes source », sous les sureaux et les troènes grand » comme des arbre ». Le chemin se divise en deux bras, l’un, traversant un petit espace plat et cultivé, monte vers une brèche très caractéristique appelée le Pas-de-Lauzun, d’où l’on peut descendre à Aouste. L’autre, plus long, remonte la Vèbre, presque sans eau dans cette partie supérieure de son cours. La végétation est maigre, mais, au-dessus, le ciel d’un bleu profond semble emprisonné entre la lèvre des montagnes. Des aigles planent là-haut, leurs grandes ailes décrivent des cercles étendus. Ces oiseaux de proie animent seuls ce désert. Jadis, dit-on, les lynx étaient nombreux, mais, depuis soixante-dix ans, on n’en a plus rencontré.

Peu de cultures, pas de hameaux dans cette étrange vallée. Cependant, voici une maison de garde, près d’une fontaine, puis une grande construction qui tient à la fols de la villa italienne et du château. Cette belle demeure, entourée de parterres et des beaux arbres d’un parc, a appartenu à Crémieux, le grand orateur. C’est comme la capitale de cet étrange petit monde si complètement fermé.

L’impression serait plus heureuse si les eaux étaient moins rares dans l’intérieur de la forêt et permettaient de créer des prairies qui donneraient un aspect pastoral. L’admiration ne va pas sans un peu de malaise devant cette nature grandiose, mais trop sévère et silencieuse. Aussi, lorsqu’on se retrouve au Pertuis de la forêt et qu’on découvre le grand horizon de Saou et de Soyans au delà des fantastiques rochers où la Vèbre se fraie un passage, on a une sensation de délivrance. La forêt de Saou, par sa tranquillité trop absolue et ses barrières trop hautes, répond assez à l’idée qu’on se fait de la Thébaïde, d’après la Vie des saints.

À Saou, j’ai trouvé une voiture qui m’a conduit à Crest. Le chemin passe au pied de Roche-Colombe pour aller atteindre la grande route et descendre avec elle vers la Drôme. Les petites montagnes traversées sont assez accidentées, peuplées et peu fertiles, mais lorsqu’on est en vue de la Drôme et du haut donjon de Crest, le paysage s’anime, la campagne se couvre de fermes nombreuses ombragées de noyers et entourées de mûriers.

Voici la ville de Crest, j’ai la chance d’arriver quelques minutes avant le dernier train pour Die, je pourrai donc aller coucher ce soir au col de Rousset et, demain, traverser le Vercors.