Voyage en Italie/Promenade dans Rome

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Promenade dans Rome au clair de lune

Du haut de la Trinité du Mont, les clochers et les édifices lointains paraissent comme les ébauches effacées d’un peintre, ou comme des côtes inégales vues de la mer, du bord d’un vaisseau à l’ancre.

Ombre de l’obélisque : combien d’hommes ont regardé cette ombre en Égypte et à Rome ?

Trinité du Mont déserte : un chien aboyant dans cette retraite des Français. Une petite lumière dans la chambre élevée de la villa Médicis.

Le Cours : calme et blancheur des bâtiments, profondeur des ombres transversales. Place Colonne : Colonne Antonine à moitié éclairée.

Panthéon : sa beauté au clair de la lune.

Colisée : sa grandeur et son silence à cette même clarté.

Saint-Pierre : effet de la lune sur son dôme, sur le Vatican, sur l’obélisque, sur les deux fontaines, sur la colonnade circulaire.

Une jeune femme me demande l’aumône : sa tête est enveloppée dans son jupon relevé ; la poverina ressemble à une madone : elle a bien choisi le temps et le lieu. Si j’étais Raphael, je ferais un tableau. Le Romain demande parce qu’il meurt de faim ; il n’importune pas si on le refuse ; comme ses ancêtres, il ne fait rien pour vivre : il faut que son sénat ou son prince le nourrisse.

Rome sommeille au milieu de ces ruines. Cet astre de la nuit, ce globe que l’on suppose un monde fini et dépeuplé, promène ses pâles solitudes au-dessus des solitudes de Rome ; il éclaire des rues sans habitants, des enclos, des places, des jardins où il ne passe personne, des monastères où l’on n’entend plus la voix des cénobites, des cloîtres qui sont aussi déserts que les portiques du Colisée.

Que se passait-il il y a dix-huit siècles à pareille heure et aux mêmes lieux ? Non seulement l’ancienne Italie n’est plus, mais l’Italie du moyen âge a disparu. Toutefois la trace de ces deux Italies est encore bien marquée à Rome : si la Rome moderne montre son Saint-Pierre et tous ses chefs-d’œuvre, la Rome ancienne lui oppose son Panthéon et tous ses débris ; si l’une fait descendre du Capitole ses consuls et ses empereurs, l’autre amène du Vatican la longue suite de ses pontifes. Le Tibre sépare les deux gloires : assises dans la même poussière, Rome païenne s’enfonce de plus en plus dans ses tombeaux, et Rome chrétienne redescend peu à peu dans les catacombes d’où elle est sortie.

J’ai dans la tête le sujet d’une vingtaine de lettres sur l’Italie, qui peut-être se feraient lire, si je parvenais à rendre mes idées telles que je les conçois : mais les jours s’en vont, et le repos me manque. Je me sens comme un voyageur qui forcé de partir demain a envoyé devant lui ses bagages. Les bagages de l’homme sont ses illusions et ses années ; il en remet à chaque minute une partie à celui que l’Écriture appelle un courrier rapide : le Temps[1].

  1. de cette vingtaine de lettres que j’avais dans la tête, je n’en ai écrit qu’une seule, la Lettre sur Rome à M. de Fontanes. Les divers fragments qu’on vient de lire et qu’on va lire devaient former le texte des autres lettres ; mais j’ai achevé de décrire Rome et Naples dans le quatrième et dans le cinquième livre des Martyrs. Il ne manque donc à tout ce que je voulais dire sur l’Italie que la partie historique et politique.