Le lendemain, à huit heures du matin, je déjeunais au Café-Grec au milieu d’une bande d’artistes ; car la ville des Césars est le rendez-vous de tout ce qui manie le pinceau en Europe. Les gouvernements d’Allemagne et d’Angleterre envoient quelques pensionnaires ; la France, seule, possède une académie organisée, dont le siège est au palais Médicis. Des amateurs viennent aussi s’installer à Rome, pour y étudier. Que d’illusions, dans ces jeunes têtes ! Comment ne pas se croire appelé à illustrer son nom parmi cette cohue de chefs-d’œuvre, si serrée qu’on en met jusque dans les antichambres ? Le génie a, jadis, couru les rues à Rome ; n’en reste-t-il donc plus ? Pourquoi vous ou moi, nous tous, ne ferions-nous pas des tableaux admirables ? En vérité, je n’en vois pas la raison. On dresse des échafaudages, on copie, on étudie, on essaye. Cette ardeur est noble et cette ambition respectable ; mais, hélas ! Un jour arrive où on comprend, enfin, que le don de la peinture ne se ramasse point, même sur les pavés de Rome. En attendant qu’ils deviennent des maîtres, les jeunes artistes se donnent le plaisir de porter des costumes en harmonie avec le genre auquel ils prétendent. A Paris ou à Londres, on n’oserait pas s’habiller comme un portrait du Titien ou de Rubens. En pays étranger, tout est permis. Vous voyez, à chaque pas, des justaucorps de velours, des chapeaux à larges bords, des manches ornées de crevés de satin blanc. Vous vous croisez avec Van-Dyck en personne ; regardez Nicolas Poussin qui lit le journal ; voici, là-bas, Vélasquez qui s’avance ; Guido Reni allume son cigare au vôtre. Ces rencontres vous flattent et, d’ailleurs, cette variété dans les toilettes anime singulièrement les cafés et les promenades.
Un mouvement considérable règne, de la porte du Peuple à l’extrémité du Corso, sur la place d’Espagne et dans la rue des Condotti ; mais si vous parcourez les quartiers lointains, vous tombez dans de véritables déserts, des séries de ruines, de ronces, des arbustes poussés au milieu des murailles écroulées, des ruelles silencieuses où le bruit de vos pas éveille en vous un sentiment profond de solitude et de mélancolie. Cela n’a rien d’étonnant si l’on songe à la disproportion qui existe entre l’étendue de la ville et le nombre de ses habitants. Pendant les premiers jours, vous aurez de la peine à surmonter votre tristesse ; mais pour de l’ennui, vous n’en éprouverez pas. Bientôt, un certain charme répandu sur ces grands débris, un ordre entier de sensations inconnues jusqu’alors, vous font peu à peu une vie nouvelle et vous pouvez prévoir à quel point ce monde nouveau vous captivera. Vous sentirez en vous deux hommes : celui de Rome et celui qui a vécu partout ailleurs. Cette impression s’augmentera, de jour en jour, par le seul avantage du présent sur le passé. Défiez-vous de cette vénérable capitale. Ce n’est pas, comme Palerme, une odalisque voluptueuse qui vous enivre et s’empare de vos sens ; ni, comme Naples, une coquette séduisante, tout à tour gaie, langoureuse ou babillarde. C’est une beauté sur le retour qui ne vous trouble pas, vous élève l’esprit, parle sans cesse à votre imagination et vous fait insensiblement un besoin de sa compagnie, habitude impérieuse à laquelle vous ne pouvez plus vous soustraire. Quand on se prend de passion pour ces beautés-là, il n’y a plus de raison pour que le feu s’éteigne. J’ai vu, à Rome, un Anglais, parti de Londres à l’âge de vingt ans avec l’intention de consacrer six mois au voyage obligé en Italie. Il a maintenant soixante ans et il se promet encore d’achever sa tournée quand il sera rassasié du séjour de Rome. J’avais déjà vu souvent en France de jeunes artistes qui parlaient de Rome avec attendrissement, comme d’une ancienne amie à laquelle on les avait arrachés par force. C’est ordinairement au bout de deux ou trois mois qu’on est subjugué. Passé cela, si la passion ne se déclare point, on ne court pas grand risque.
L’un des charmes les plus agréables des rues de Rome, c’est la quantité prodigieuse d’eau vive qui jaillit en cascades ou en gerbes au milieu des places, murmure sous les vestibules et sort de toutes les murailles. Les acquajoli établissant leurs boutiques volantes autour des bassins et laissant leurs verres en permanence sous les chutes d’eau, vous offrent des rafraîchissements d’une propreté et d’une limpidité fort engageantes. Les centimètres cubes ne sont pas comptés comme chez nous et l’eau ne coule pas à heure fixée pour être ensuite arrêtée par économie. La fontaine Pauline fournit des nappes épaisses comme la chute d’une rivière et se subdivise dans les canaux qui vont de maison en maison. Celle de Trevi et beaucoup d’autres se répandent avec une prodigalité fort utile à la salubrité de la ville. Trois aqueducs suffisent à cet énorme mouvement et on peut se figurer ce qu’était l’ancienne Rome, lorsque quatorze aqueducs pareils fonctionnaient à la fois.
S’il fallait passer en revue les monuments antiques de Rome, ceux du moyen-âge et de la renaissance, les musées et les galeries, la seule liste des noms formerait un gros volume. Pendant quarante jours j’ai visité, chaque matin plusieurs monuments et, au moins, une galerie de tableaux et je suis parti sans avoir tout vu ; aussi le lecteur, dont je n’ai point envie de faire l’éducation, ne doit pas craindre que je l’embarque dans une tournée d’exploration au terme de laquelle nous n’arriverions jamais. Je lui demanderai seulement la permission de citer trois ou quatre morceaux qui m’ont particulièrement frappé pour des raisons qui ne sont pas dans les catalogues.
Si l’on veut se rendre compte de la grandeur de l’église de Saint-Pierre, il faut monter, au moins, sur la plateforme dont la largeur est telle qu’on s’y croirait dans une immense place publique. Un mulet, destiné au service du nettoiement, existe, là-haut, avec sa charrette et on lui a construit, dans un coin, une remise et une écurie. La pauvre bête mourra suspendue à quelques centaines de pieds au-dessus du sol et, si elle comprend sa position, elle doit penser que les hommes sont de méchants et bizarres animaux. En admirant la forme de la coupole dont Michel-Ange a tracé le dessin sur les plans corrigés de Bramante et de Sangallo, je me rappelais une des plus jolies lettres de Diderot à mademoiselle Voland, où il est question de ce chef-d’œuvre d’architecture. Dans sa lettre, le grand encyclopédiste traite des instincts innés et de leur développement par l’effet de l’expérience et il dépense autant de verve et de profondeur pour amuser, un instant, sa maîtresse que s’il s’agissait de démontrer un point de philosophie à tous les savants de la maison holbachique. Afin d’expliquer comment il entend l’exercice du génie et comment les instincts se manifestent, Diderot affirme que Michel-Ange, préoccupé par l’idée de donner à sa coupole la courbe la plus élégante possible, trouve, en même temps et comme malgré lui, la courba de plus grande solidité. Là-dessus, l’improvisateur, emporté par la fougue de son imagination, part au galop et construit tout un système. Rien n’est plus ingénieux que ses aperçus, que ce tableau qui nous montre Michel-Ange dominé par un instinct, obéissant, du même coup, à un instinct différent ; on voit ces deux génies si opposés, celui de la fantaisie et celui des mathématiques, se rencontrant dans la même cervelle et s’accordant, ensemble, sur le papier pour produire un chef-d’œuvre d’architecture qui soit, en même temps, le monument le plus durable. On ne peut rien trouver de plus séduisant et, assurément, mademoiselle Voland, subjuguée, comme le lecteur, par l’éloquence de Diderot, n’pas eu un moment de doute ni d’hésitation. Elle n’a pas même songé à dire, comme le second médecin de Pourceaugnac : Et quand ce ne serait pas la ligne de plus grande solidité, il faudrait qu’elle le devînt pour la beauté du raisonnement. Cependant, après avoir tourné autour de la coupole, circulé dans les escaliers et être monté jusqu’à la boule de cuivre, j’aperçois des ouvriers, des instruments de maçonnerie et quelques pierres de taille gémissant sous la scie.
— Que vont donc bâtir ces ouvriers ? Demandé-je au gardien.
— Ils vont faire des réparations, me répondit-il ; et, dans quelques années, ce sera bien pis encore, car on dit que la coupole n’est pas solide.
Ainsi donc, la courbe élégante n’est point celle de la solidité. Je me gratte l’oreille, un peu déconcerté par ce gros fait matériel qui renverse tout l’édifice de Diderot et je songe qu’en effet les conditions d’élégance et celles de durée n’ont rien à démêler ensemble ; que si un ouvrage de goût est durable, c’est par d’autres lois que celles de la beauté. Alors arrivent les exemples ; je vois les pyramides d’Egypte rester debout après quatre mille ans, précisément parce qu’elles ne visent point à la grâce et je vois aussi Diderot, amusant de bonne foi sa maîtresse par un caprice qui lui passe, un beau, matin dans l’esprit. Ajoutons qu’il n’est rien de plus dangereux qu’une langue dorée soutenant et répandant une erreur dans la chaleur de l’improvisation, avec l’accent d’une conviction profonde, créant des systèmes tous les matins et obéissant à l’instinct inné du paradoxe, développé par l’expérience et les applaudissements.
Il me semble, sauf erreur (pour ne point me hasarder comme Diderot), que le nom de Michel-Ange est le plus grand de tous ceux qui sont gravés sur les monuments de Rome ; il me semble que, de tous les génies de la renaissance, Michel-Ange est celui qui, par son caractère élevé, sévère et mystique, se trouve le plus naturellement identifié avec le caractère de la ville éternelle. On lui opposera toujours Raphaël ; mais, à mon sens, Raphaël aurait pu vivre et produire à Florence ou à Naples sans y perdre beaucoup, tandis que la place de Michel-Ange est à Rome et non ailleurs. Lui seul est vraiment digne d’elle et taillé sur un patron tout à fait romain. On ne le connaît pas bien si on ne l’a pas vu à la chapelle Sixtine et au tombeau de Jules II. Malheureusement, une fatalité incroyable s’est attachée à ses ouvrages. Plusieurs ont disparu. La statue en bronze, posée sur la place de Bologne après la prise de cette ville et qui représentait Jules II donnant cette bénédiction qui ressemblait à une menace, a subi les chances de la guerre. La ville fut reprise ; on fit de la statue un canon braqué sur Bologne et le duc de Ferrare crut avoir répondu très spirituellement en détruisant un chef-d’œuvre. En France-même, nous possédions une Léda qui, sous le ministère du cardinal de Richelieu, fut sacrifiée à un fanatisme stupide, comme un ouvrage impie. La pâleur de la mort se répand déjà sur les peintures de la chapelle Sixtine ; le Jugement dernier devient tous les jours plus confus. Mais il reste encore le tombeau de Jules II et le groupe de la Pietà qui, heureusement, sont en marbre. Pourvu qu’il n’arrive pas d’accident à la statue de Moïse, bon Dieu ! Il ne manquerait plus que cela. Pourvu qu’un Anglais ne s’avise pas de casser un échantillon pour l’emporter à Londres et le mettre dans son secrétaire, à côté de ses notes de voyage et du mémoire de son tailleur ! Ce que les aimables touristes d’Albion ont ainsi dégradé en Italie est incalculable. Le Moïse est, selon moi, le morceau capital de Michel-Ange. A ceux qui, par amour de l’antique, professent le culte seul de la forme, on pourra toujours citer victorieusement le Moïse comme le triomphe de l’art philosophique, en l’appuyant du mot sublime de l’auteur à son ouvrage : « Adesso puoi parlare ». Il y a de quoi s’inquiéter quand on pense que cette statue est à portée du bras, sans une grille qui la défende, que les curieux mettent sans cesse leurs mains imbéciles sur le genou de marbre du législateur et qu’aucune surveillance n’est établie dans la petite église de San-Pietro-in-Vincoli.
Le Titien, dit-on, était le peintre de la matière ; son génie réside dans sa main et ne monte pas plus haut que l’épaule ; ses Madeleines ressemblent à de grosses filles bien portantes qui ne pleurent pas comme celles du Guerchin. Il est bon de citer un tableau de ce grand maître, à l’appui du contraire. Au palais Doria, on pourra voir un Sacrifice d’Abraham d’une expression sublime. L’enfant ne paraît pas soumis et résigné, comme dans les autres tableaux sur le même sujet ; il se débat et résiste au bras de son père ; il crie et tend des mains suppliantes, en se tordant avec tous les signes de l’angoisse et de la terreur. La figure décrépite d’Abraham est animée par un désespoir voisin de l’égarement. Ses yeux brillent d’un feu sinistre. On devine qu’il a déjà trop tardé, que le sacrifice devrait être fait. Dieu a failli attendre ! Il n’y a plus de père. Le bras droit, armé du couteau, va frapper, de bas en haut, par un geste terrible. On tremble que la main délicate de l’ange n’ait pas la force d’arrêter le coup. Ceux qui pourront regarder sans émotion ce tableau déchirant sauront, ainsi, qu’ils ont les nerfs solidement constitués. Dans la même galerie, on verra un magnifique portrait de Jeanne de Naples par Léonard de Vinci ; un Saint Jean prêchant dans les Abruzzes par Salvator Rosa, et plusieurs tableaux de Nicolas Poussin.
Les bains de Caracalla n’étonnent pas moins que le célèbre Colisée par leurs énormes proportions. Quinze cents Romains s’y baignaient à la fois. Ils s’étendaient ensuite sur des lits de repos, autour d’un vaste gymnase où des gladiateurs venaient s’égorger entre eux pour l’amusement des baigneurs. Il y avait aussi des salles pour les danses et la musique. Aujourd’hui, on marche sur les pierres déchaussées des mosaïques. La nature paraît avoir adopté ces ruines afin de cacher, sous ses ornements, les traces des orgies césariennes. Des lierres épais grimpent le long des piliers. Les salles de bains sont devenues des champs de rosiers. Des troupes de martinets, nichés dans les trous, babillent et voltigent sous les voûtes sonores. J’y suis entré par hasard un jour de fête. Des gens du peuple, assis en cercle, dînaient gaiement à l’ombre des murailles et parlaient cet italien pur et mélodieux qu’on croirait inventé, dans un temps de mollesse, par les dames romaines. Ce lieu, souillé par l’infâme Caracalla, n’offrait plus que l’image d’un jardin de plaisance consacré au repos des bonnes gens et à la villégiature des oiseaux.