Voyage en Italie et en Sicile/Chapitre XIX
Après avoir traversé la plus belle partie des Apennins, notre modeste voiturin arriva près des portes de Bologne au tocco, c’est-à-dire à une heure après midi. La division du jour, en Italie, offre tous les matins un nouveau problème à résoudre, où l’étranger perd son arithmétique. On ne compte pas par douze heures, mais par vingt-quatre ; de plus, la vingt-quatrième heure finit au coucher du soleil et comme le soleil ne se couche pas deux jours de suite au même instant, il en résulte une confusion dont on ne triomphe que par une habitude prise dès l’enfance. Si vous oubliez de regarder à votre montre lorsque l’Angelus annonce le passage d’un jour à l’autre, vous perdez la clef du calcul et vous ne savez plus quel nom donner aux heures. Pour moi, je confesse qu’au bout d’un an de séjour en Italie, je commençais à peine à me reconnaître dans cet imbroglio. Cependant, minuit et demi, qui ne varient pas, forment des jalons au moyen desquels on se guide approximativement. Il vous faudrait du papier, une plume et cinq minutes de travail, pour trouver que neuf heures du matin font quatorze heures et demie, ou quelque chose d’aussi simple, tandis que vous vous tirez d’affaire en disant trois heures avant midi. On se sert encore, avec avantage, du tocco, ainsi appelé parce que l’horloge ne frappe qu’un coup. Deux et trois heures de France, qui seraient peut-être en Italie, dix-neuf et vingt heures, plus une fraction, peuvent s’exprimer par une et deux heures après le tocco.
Ce bienheureux tocco venait donc de sonner lorsque nous vîmes, au loin, les grandes tours de Bologne. Notre voiture s’arrêta devant une troupe de paysans armés de mauvais fusils et qui traversaient la route, en colonne serrée, pour s’enfoncer dans la campagne. Le conducteur, qui n’était pas plus que nous au fait des événements, demanda ce que faisaient ces gens armés. Une bonne femme lui répondit, en bolonais, que c’étaient des bandits qui voulaient donner du chagrin au Saint-Père. A ce mot, le voiturin s’arracha les cheveux en poussant des cris lamentables.
— Qu’avez-vous donc, mon brave ? Lui demandai-je.
— Ah ! signor, des partisans, des insurgés ! Qu’allons-nous devenir ?
— Remettez-vous, ces insurgés sont passés, ils ne songent pas à nous ; et, d’ailleurs, voici les portes de la ville : dépêchons-nous d’y entrer.
Je ne savais trop que penser en voyant le voiturin faire des signes de croix et les autres voyageurs claquer des dents.
— Que risquons-nous ? disait M. V… ; de perdre quelques habits râpés, des chemises en mauvais état, nos montres et bien peu d’argent ? Ce ne serait pas payer trop cher le plaisir d’être attaqués par des brigands ou d’assister à une insurrection de la Romagne. Il faut voir comment les Bolonais s’acquittent d’une révolution.
— Dio santo ! répétait le voiturin, qu’allons-nous trouver à Bologne ?
— Si vous ne voulez pas marcher, dit M. V… en prenant les guides, je vais conduire vos chevaux jusqu’à la ville.
— Diables de Français ! reprit l’homme en remontant sur le siège ; ils n’aiment que le bruit, les querelles et les coups.
— C’est une calomnie, dit M. V… Nous ne méritons plus cette antique réputation.
Au bout d’une demi-heure, nous étions parvenus, sans le moindre danger, à l’hôtel de la Pension suisse, où nous déjeunions de fort bon appétit. Bologne n’avait pas précisément l’air d’une ville troublée. On voyait bien, sur les places, des groupes de gens qui causaient à voix basse et se demandaient les nouvelles, mais on ne remarquait point de signes inquiétants de fermentation. Le musée des beaux-arts nous fut ouvert et nous eûmes le loisir d’admirer la fameuse sainte Cécile de Raphaël, les Dominiquins et les Carraches, comme si la Romagne eût été tranquille. Bologne est la première grande ville d’Italie qui ne m’ait pas séduit. Les rues étroites, bordées de galeries sombres et basses, en pierres couleur de plâtre, sont tout à fait maussades. Il semble qu’on marche sous les offices et les cuisines d’un palais, sans arriver jamais au bel endroit de la maison. On y pourrait faire deux lieues sans voir le ciel et le regard est si borné qu’on finit par désirer ardemment de l’air, une plaine et des horizons éloignés. Les fameuses tours peuvent être remarquables par leur élévation, mais ce sont des monuments fort disgracieux, qu’on prendrait pour les cheminées d’une pompe à feu colossale. Quant à des arbres, des promenades, une rivière, et tout ce qui donne du charme à une grande ville, je n’en ai pas vu l’apparence à Bologne. Le canal du Reno ne peut prétendre qu’à l’honneur de fournir ce qui est nécessaire pour que les têtes chaudes de la Romagne mettent de l’eau dans leur vin à l’approche des baïonnettes autrichiennes.
De Bologne à Ferrare, la campagne est fort riche, dit-on ; je l’ai mal vue, à cause d’une poussière épaisse qui fermait hermétiquement les yeux des voyageurs. On ne se dispense jamais, en passant par Ferrare, de considérer attentivement l’encrier de l’Aristote, qui n’est absolument qu’un encrier devant lequel dix personnes réunies font la plus sotte figure du monde. Ce simple ustensile a l’air, lui-même, tout penaud de l’attention qu’on lui accorde. Il faudrait ranger l’écritoire de l’Aristote à côté de la plume vraiment immortelle de Voltaire, cette plume tant de fois vendue aux Anglais, toujours renouvelée, et qui, apparemment, sortait de l’aile d’un phénix. La prison du Tasse a, du moins, quelque chose à dire à l’imagination. Les douleurs et la misère du poète ne s’effaceront jamais de ces murailles humides. Le gardien vous explique, dans l’intérêt du duc Alphonse d’Este, qu’on a bouché une fenêtre d’où le prisonnier jouissait de la vue d’un jardin et ce brave homme ne comprend pas qu’on plaigne beaucoup celui qui habita ce réduit pendant sept ans.
— Le Tasse, dit-il, avait un bon lit et mangeait de la viande à tous ses repas. Si vos seigneuries voyaient les prisons de la ville et comment on y vit, elles trouveraient une fière différence.
Probablement, le gardien ne songea pas que l’auteur de la Jérusalem délivrée ne se serait pas même estimé heureux d’être, comme lui, concierge d’un hôpital avec cent écus d’appointements. Si on veut emporter de la prison du Tasse l’impression que ce lieu doit laisser, il ne faut pas se mettre à lire les milliers de noms gravés sur la pierre, car on retomberait bien vite de l’état du voyageur enthousiaste à celui de l’abonné qui trouve, dans son journal, la liste de souscription en faveur d’une ville incendiée. Quand la trompette du jugement dernier aura réuni tous les hommes, le Tasse aura fort à faire pour rendre ses devoirs et remettre des cartes à ceux qui se sont inscrits à son dernier domicile.
A peu de distance de Ferrare, nous traversâmes le Pô, dans un bac, pour entrer dans l’Italie autrichienne et nous allâmes coucher, le soir, à Rovigo, capitale de la Polésine si longtemps disputée à Venise par les Etats voisins, petite ville où les insectes rancuniers se vengent encore de l’invasion des Français. L’église principale de Rovigo contient deux tableaux de peu de mérite, mais dont le coloris annonce le voisinage des maîtres vénitiens ; le lendemain, nous étions de bonne heure à Padoue, tant de fois ravagée que l’histoire ne sait plus, au juste, le compte de ses malheurs. Padoue n’en est que mieux portante à présent. De tous ses monuments, celui dont elle s’enorgueillit le plus est le café Pedrocchi, vaste royal établissement où l’on prend des glaces pour la somme de cinq sous. Ce café, babylonien pour la grandeur, grec pour l’élégance et britannique pour la perfection du service, est dédié aux récréations de la jeunesse intelligente et laborieuse de l’université de Padoue. Celui qui l’a fait construire, M. Pedrocchi, passe pour avoir trouvé, dans les caves de sa maison, un trésor enfoui du temps d’Alaric, si ce n’est même une lampe merveilleuse comme celle des Mille et une Nuits. Chaque siècle produit ses grands hommes. Padoue compta, jadis, Pétrarque parmi les chanoines de son église, Galilée parmi ses professeurs ; elle a aujourd’hui M. Pedrocchi, le César des limonadiers.
Les voiturins, et généralement tous les individus avec qui on fait un marché quelconque en Italie, n’ont qu’une idée, celle de vous tromper. Quarante mensonges et deux heures de démarches diplomatiques ne leur coutent rien pour vous arracher ce qui ne leur est pas dû. Nous avions remarqué, depuis Rovigo, que notre conducteur avait changé de figure. D’un homme de taille moyenne qu’il était à Ferrare, il se trouvait transformé en un colosse de six pieds avec un visage couvert de dartres. Le Ferrarais nous avait vendus sans permission à son confrère, personnage retors dans l’art d’exploiter l’étranger. Le Padouan ne manqua pas de nous demander, à chacun, une piastre de plus que le prix convenu avec son camarade. Après toutes les protestations imaginables, les prières, les serments les plus saints, il arriva, par la progression usitée, jusqu’à la menace de nous citer devant la police ; mais, à sa grande surprise, la piastre désirée ne sortit point de nos poches. Notre refus étant formel, le voiturin fit semblant d’aller à la police. Il descendit l’escalier d’un air furieux et remonta aussitôt.
— Je ferai observer à vos seigneuries, nous dit-il, que si je les cite au bureau de la polizia, elles manqueront le départ du chemin de fer de Venise ; elles perdront un jour à Padoue ; la dépense, à l’auberge leur coûtera au moins deux piastres ; par conséquent elles auraient un bénéfice tout clair à me donner ce que je réclame.
— Il est fort aimable à vous, répondis-je, de vous inquiéter de nos véritables intérêts. Nous vous en remercions ; mais nous ne profiterons pas de l’avis et vous n’aurez jamais votre piastre.
Cette mauvaise volonté révolta le voiturin. Il descendit de nouveau l’escalier, puis il reparut une seconde fois.
— Signori, dit-il avec douceur, je n’aime pas les querelles et je serais fâché de vous empêcher de partir. Pour vous accommoder, je consens à perdre la moitié de la somme ; je me contenterai d’une demi-piastre par tête.
— Ce désintéressement est sublime, répondis-je ; il y aurait conscience d’en abuser. Vous n’aurez point de demi-piastre et, si vous nous menez à la police, nous vous ferons assurément retirer votre brevet de voiturin.
— Eh bien ! signori, reprit l’homme d’un ton piteux, j’abandonne mes droits. Donnez-moi ce que vous voudrez pour boire une bottiglia.
— Pas seulement un baïoc ; vous êtes un coquin.
— Ma voiture est bien propre : bons chevaux, beaux harnais, brave cocher ; je vous demande la préférence pour vous conduire à Vicence, Vérone, Udine.
— Jamais vous ne nous conduirez nulle part.
Le voiturin allait insister si M. V…, dont l’indignation était à son comble, n’eût saisi une carafe pour la lui jeter à la tête. Notre homme s’esquiva et nous ne l’avons plus revu.
Arrivés à Mestre par le chemin de fer, nous quittâmes la terre ferme et, après une heure de voyage en gondole, Venise parut, au milieu de l’eau, comme une ville flottante. Le soleil était couché quand nous entrâmes dans cet étrange labyrinthe. Nos rameurs nous conduisaient à travers des détours infinis, par de petits canaux où l’obscurité, le silence, les profils sombres des palais et l’apparence fantastique de tous les objets, nous jetaient dans un monde de sensations entièrement inconnu. Je croyais aller aux enfers comme le pieux Enéas et M. V… me demandait, plus sérieusement qu’il ne le croyait lui-même, si je n’avais pas entendu tomber un cadavre dans la lagune, du haut d’une fenêtre. Des lumières brillèrent bientôt à peu de distance ; d’autres gondoles glissèrent comme des fantômes autour de la nôtre ; les rameurs abordèrent et nous nous trouvâmes sur la piazzeta, au milieu d’une foule de dames et de promeneurs qui écoutaient la musique du régiment de la marine. Mon trajet achérontique aboutissait à un concert en plein air et le sinistre chapitre de roman que M. V… construisait dans sa tête eut pour dénouement une glace à la vanille qu’il se mit incontinent dans l’estomac.
Voulez-vous avoir une idée exacte de Venise, lecteur enthousiaste ? Rien de plus simple. Allez à Venise, c’est le seul moyen. J’avais vu, comme vous, les tableaux de Canaletti, j’avais lu le quatrième chant de Child-Harold, les Lettres d’un voyageur, le Shylock de Shakespeare et toutes sortes de romans vénitiens ; cependant, ni livres, ni poèmes, ni tableaux ne m’en avaient donné une idée juste. L’imagination la plus ingénieuse peut être mise au défi, jamais elle ne saura se figurer une Venise. Allez-y donc et regardez ce pays des merveilles avec vos propres yeux, circulez en gondole dans ces canaux, promenez-vous à pied sur ces quatre-cents ponts qui réunissent plus de soixante îles, égarez-vous au milieu de ce bal masqué perpétuel des habitants, cherchez à suivre quelque rusée Vénitienne qui vous échappera comme une ombre au bout de trente pas ; ayez des aventures romanesques, cela vaudra mieux que d’en lire. On ne peut raisonnablement parler de Venise qu’à ceux qui l’ont vue, qui soupirent en y songeant et qui en aiment jusqu’aux plus légers souvenirs.
Le gouvernement autrichien fait de louables efforts pour ranimer et embellir Venise. Les palais tombent en ruine, mais on les éclaire au gaz et un pont gigantesque amène les machines à vapeur jusque dans la ville, en passant par-dessus la lagune. On travaille à l’élargissement du port et les digues immenses de Malamocco ont été réparées et augmentées à grands frais. Tous les soirs, il y a musique sur la place Saint-Marc et, deux fois par semaine, le régiment hongrois et celui de la marine donnent des freschi sur le grand canal. Le fresco est une charmante partie de plaisir. Au coucher du soleil, les deux orchestres militaires, placés chacun dans un large bateau, parcourent lentement le grand canal, depuis la Piazzetta jusqu’au pont du Rialto, en jouant des marches ou des fragments d’opéra. Les gondoles voltigent à l’entour et forment une flottille évaporée qui va d’un orchestre à l’autre. Le genre fashionable, qui consiste à glisser le plus vite possible, à dépasser la gondole du voisin et à faire mille évolutions bizarres ; La Regata est un autre divertissement plus rare qui ressemble un peu à nos courses de chevaux, car l’art du gondolier remplace, à Venise, celui de l’équitation. Outre le bénéfice du prix, le vainqueur de la course a les honneurs d’un triomphe.
Les gondoliers vénitiens sont divisés en deux armées rivales. Il y a le camp des castellani et celui des nicolotti. Les premiers tirent leur nom du castello où stationnent leurs barques ; ils portent le bonnet et la ceinture rouge ; les autres habitants du quartier de San-Nicolo sont voués au noir. Celui des deux camps qui gagne le prix passe deux jours en fêtes ; le camp opposé a l’oreille basse. Non seulement le peuple met une passion extrême à cette grande question, mais la bonne compagnie elle-même se partage en deux coteries qui se querellent et dépensent beaucoup en gageures pour les rouges ou les noirs. Souvent, le gagnant devient insolent dans l’ivresse du triomphe et il en résulte des batailles où les couteaux sont mis au vent. On m’a montré une fort belle dame qui s’était brouillée avec son amoureux un jour de Regata, parce qu’il était partisan des castellani et qu’elle était de cœur pour les nicolotti. Voilà une véritable vénitienne du bon temps de la magnifique seigneurie. Le peuple chante plusieurs chansons, dont cette guerre civile des gondoliers est le sujet.
On m’avait tant annoncé une ville morte que j’ai été fort surpris de voir Venise encore animée ; cependant beaucoup de monde était à la campagne et l’Opéra ne donnait pas de représentations. Quoique nous fussions au mois de septembre, la chaleur était extrême. On se promenait pendant toute la nuit. Les cafés de la place Saint-Marc avaient enlevé leurs portes et ne se fermaient jamais. Il m’est arrivé plusieurs fois de sortir du lit à trois heures du matin, pour aller prendre des glaces, et de trouver une réunion nombreuse de consommateurs qui jouaient aux cartes, pour tuer le temps, comme s’il eût été midi.
Les Italiens ont conservé le goût de tous les arts ; mais le besoin d’admiration qui les tourmente ne laisse pas, à leur jugement, assez de liberté. Lorsqu’on tombe dans une exposition de peinture, on est effrayé de la disette de bons ouvrages. Ce qui afflige encore plus que l’absence de talents, c’est de voir les louanges exagérées dont le public accable les tableaux tout à fait mauvais. On se demande ce que sont devenus ces connaisseurs sévères qui donnèrent la préférence à Michel-Ange débutant, sur Léonard de Vinci à l’apogée de sa gloire. Il faut admirer à tout prix, s’extasier, décerner des couronnes. S’il n’y a rien de bon, n’importe ; on s’extasie néanmoins, on couronne quand même. On s’arrête devant une drogue et on commence par vanter le bleu d’une robe ; la tête s’échauffe, on admire un bras, une pose, un visage et puis tout le tableau ; on s’écrie : « voyez quelle variété de couleurs ! » On porte aux nues le bravo pittore et, quelquefois même, on s’embrasse devant la toile par un transport de plaisir.
Pendant notre séjour à Venise, il y eut une exposition à l’Académie des beaux-arts. On y voyait de tout, depuis le nez au crayon noir de l’écolier en bas âge, jusqu’au tableau d’église et ces morceaux variés s’étalaient au-dessous d’une armée terrible de Titiens, de Paul Véronèses, de Bonifaces et de Tintorets. Les éloges pleuvaient à tort et à travers. Le seul tableau qu’on ait traité avec réserve est celui de M. Aurèle Robert et, à mon sens, c’était précisément le seul ouvrage de mérite qui se trouvât dans toute l’exposition. L’artiste étranger arrive difficilement au titre de pittore aussi bravo que celui du cru. La peinture a, chez nous, le privilège de faire dire à la critique plus de bévues en deux mois que dans le reste de l’année. En Italie, elle inonde les journaux d’une cascade permanente de fades compliments. Cependant, croiriez-vous qu’il y a vingt ans, ces mêmes critiques, si prodigues d’encens, ont eu le courage d’attaquer outrageusement, dans leurs petits feuilletons, Léopold Robert ? Le tableau des Pêcheurs, que nous mettons au premier rang des ouvrages modernes, n’a pas eu le bonheur de plaire à un écrivain qu’on m’a montré, un soir, au café Parténope et dont j’ai refusé net de faire la connaissance pour cette raison. Ce monsieur n’a pas trouvé que Robert possédât la varietà de colori qui distingue le premier venu. Un article injurieux publié dans le Gondoliere fut, à ce qu’on m’a assuré, très sensible à ce maître que nous regrettons encore. Peu de jours après, Léopold Robert se tua. Je me plais à penser que d’autres motifs inconnus et plus graves l’ont déterminé. Les ouvrages de M. Aurèle Robert n’ont pas le cachet de grandeur et de tristesse de ceux de son frère ; mais la grâce et le sentiment du pittoresque ne lui manquent pas et ces qualités ont aussi leur prix. Je n’ai causé qu’une fois avec M. Aurèle Robert et j’ai cru remarquer en lui un défaut que ses amis feraient bien de s’appliquer à combattre : c’est une modestie extrême, presque farouche et à coup sûr nuisible, dont son esprit et son talent auraient dû le corriger. L’injustice est une chose si odieuse qu’on ne doit pas plus s’en rendre coupable envers soi-même qu’envers les autres.
Comme nous n’étions pas venus dans le dessein d’admirer la variété de couleurs des ouvrages de l’année courante, nous laissâmes l’exposition pour passer en revue l’innombrable quantité de monuments, de palais et de galeries de tableaux dont Venise est remplie. En voyant, toujours et partout, les trois mêmes noms : Titien, Tintoret, Paul Véronèse, au palais ducal, au musée, dans les établissements publics, les églises, les maisons particulières, nous nous demandions où ces trois hommes avaient trouvé le temps de produire tant de chefs d’œuvre. Si on calculait, sur le nombre de leurs ouvrages, les heures qu’ils ont données à chaque morceau, on arriverait à des chiffres impossibles ; et ce ne sont pas des toiles portatives comme les faibles échantillons que nous avons à Paris ; ce sont des pages de soixante pieds de largeur, des sujets de quatre cents personnages, des murailles immenses couvertes de peintures, des plafonds sous lesquels mille personnes tiendraient à l’aise, des séries de batailles, de cérémonies et de fastes historiques, où chaque figure devait être un portrait ressemblant. Cela confond l’imagination. Ces grands artistes étaient comme les vieux politiques de leur pays à qui le ciel avait donné, par faveur, plusieurs jeunesses et qui, à l’âge de la caducité, gouvernaient l’Etat, prenaient des villes d’assaut, se mariaient avec des filles de vingt ans et cachaient encore, sous la neige de leur barbe, tous les feux de l’amour et de la jalousie. Si on n’eût pas abrégé la vie de Dandolo en lui crevant les yeux, si la peste ne fut venue frapper le Titien à quatre-vingt-dix-neuf ans et si Marino Faliero n’eût point porté sa tête sur l’échafaud par imprudence, je crois, en vérité, qu’ils vivraient encore ; mais ce qui étonne plus que leur grand âge, c’est de voir ces vieillards conserver, jusqu’au dernier instant, leurs forces, leurs passions et leurs talents. Apparemment, l’existence même de Venise étant un prodige, la nature désorientée y manque à ses lois ordinaires.