Il semble que Rome, en devenant la capitale du monde chrétien, aurait dû signer un bail d’assurance contre la destruction ; mais un changement d’idées et de religion est toujours fatal aux monuments. La population est tombée d’ailleurs du chiffre de quatre millions d’âmes à celui de cent cinquante mille et, dès lors, la ruine devenait inévitable quand même tous les habitants se seraient faits maçons pour travailler à l’entretien de la ville. Montaigne se lamentait, en 1580, de voir les décombres former un étrange chaos et changer le niveau des rues. Le seul amas des vases brisés, près de la pyramide de Cestius, est une huitième colline, digne de recevoir un nom latin. Puisque l’homme éprouve un plaisir pervers à détruire, les barbares ont dû se bien divertir à casser tant d’ustensiles. Aujourd’hui, on marche à quinze ou vingt pieds au-dessus de l’ancienne Rome et ce vaste cadavre montre encore, par intervalles, quelques-uns de ses membres à demi enterrés. Le forum de Trajan est enseveli sous deux églises. Un désert de poussière et d’orties porte le nom de palais des Césars. En arrivant à Rome par la voie Appia, on parcourt le côté le plus ruiné de la ville ; au contraire, en sortant par le Corso et la porte du Peuple, on traverse les quartiers modernes, les rues neuves et les places ornées d’obélisques et de fontaines. Jusqu’au pont Molle, le faubourg présente deux belles lignes de maisons, de locande, de châteaux de plaisance et de jardins bien cultivés.
Selon les artistes allemands établis à Rome, quiconque n’a jamais passé le pont Molle est ignorant comme l’enfant qui vient de naître. Celui qui arrive d’Allemagne commence par se faire admettre dans la société des Ponte-Molle avant d’oser ouvrir la bouche pour dire un mot ou boire un verre de bière. On va le chercher, en cérémonie, au-delà du pont où il attend ses compatriotes et, là, on l’interroge. A chaque question, le candidat doit répondre de la manière la plus absurde. Si on lui montre un arbre, par exemple, il affirme que c’est une pierre ; il ne sait pas même comment il s’appelle, de quel pays il vient ni où il se trouve. On passe ensuite le Tibre et on procède à un nouvel examen ; c’est alors que le candidat devient un être doué de raison, qu’il se rappelle qui il est, d’où il vient et distingue un arbre d’une pierre. On le déclare membre de la compagnie et la cérémonie se termine dans une locanda, sous quelque tonnelle de verdure, au milieu des bouteilles et des nuages de fumée. C’est une bonne journée de folie et de rires et, si j’avais pu me faire passer pour Allemand, je n’aurais pas manqué de me présenter au cercle des Ponte-Molle.
A notre sortie de Rome, nous composions une joyeuse caravane de dix à douze voiturins partant, les uns pour Florence, les autres pour Ancône. Les grelots et les chansons faisaient un bruit de noce ; les flots de poussière changeaient les moines en meuniers. J’avais auprès de moi, dans le cabriolet, un Français, M. V…, élève de l’école de Metz, garçon instruit, mesurant tout à son compas polytechnique, mais avec esprit et originalité. Le fond de la voiture appartenait à une vieille dame, flanquée d’un gros abbé, le devant à mon Carthaginois. Chacun trahissait ses goûts dominants : M. V… s’attachait aux jolis visages de femmes ; l’Africain avait les yeux ronds à force de regarder ; il notait, sur son calepin de voyage, les bornes, ponts et chaussées, et assassinait son voisin à force de questions. La vieille dame et son abbé parlaient d’argent, de fortune, de tel marquis ou de tel négociant riches à millions ; ils n’ouvraient pas la bouche à moins de cent mille piastres et se plaignaient de la soif. De tous ces goûts divers, celui de M. V… était le seul qui me convînt, aussi, avant d’avoir franchi les faubourgs de Rome, nous nous entendions comme une paire d’anciens amis. Il savait déjà que l’un des voiturins de notre suite conduisait à Florence une très belle Napolitaine, accompagnée d’un jeune homme qui paraissait fort empressé à la servir.
Au-delà du pont Molle, la campagne de Rome reprend son aspect sombre et désolé. La terre est inculte. Des buffles sauvages se lèvent au bruit des voitures. Quelques paysans, armés de longues perches, conduisent des troupeaux de chevaux indociles. Des bandes d’alouettes s’envolent en tournoyant et semblent vous saluer par des gazouillements ironiques. Jusqu’à Nepi, on croirait traverser des cimetières abandonnés.
La chaleur accablante du mois de juillet nous obligea souvent à prolonger le rinfresco jusqu’au soir. C’est un moment délicieux en Italie que le coucher de ce soleil impitoyable qui se précipite dans l’abîme afin de retourner plus vite à l’orient. On passe du jour à la nuit par une transition brusque et le ciel enflammé s’éteint, tout à coup, en promettant pour le lendemain une journée pareille à celle qui vient de finir. L’Angelus sonnait à toutes les églises quand notre convoi s’arrêta sur la place de Givita-Castellana, petite ville qu’on croit être l’ancienne Véïa.
Fuyez chez les Véïens où notre sort nous guide ;
Ainsi disait Michelot à Talma, en lisant le billet de Rutile, pour amener le fameux : Qu’en dis-tu ? de Manlius. Il ne fallait pas moins que Talma pour donner tant de prix à l’effet un peu puéril du son de voix concentré, des bras en croix et des sourcils circonflexes. En supposant que Civita-Castellana soit bien Véïa, ce qui est contestable, Manlius y eût fait mauvaise sphère et dormi sur un lit affreux. En revanche, il eût passé, comme M. V… et moi, deux heures agréables à se promener sur la place, où des troupes de jeunes filles viennent sans cesse puiser de l’eau à la fontaine. Cette occupation est sans doute une coquetterie raffinée de la part des jolies Véïennes. Toutes les femmes circulent dans la ville avec un vase élégant qu’elles portent sur la tête en manière d’ornement. Une main soutient le vase, l’autre est posée avec grâce sur la hanche. Devant la fontaine, on prend mille attitudes nonchalantes ; on s’assied sur la margelle, on s’appuie sur l’épaule de sa voisine pour causer, on ferme à demi ses grands yeux noirs et la preuve que tout cela n’est qu’un manège, c’est qu’on ne paraît pas faire un grand usage de l’eau pour sa toilette.
Ne voyagez pas à petites journées en Italie sans un lit portatif composé d’un sac de toile à votre mesure, avec un masque en gaze, le tout hermétiquement fermé ; sans cela vous ne dormirez jamais. A peine étais-je blotti dans mon rempart à coulisses qu’un nuage de zanzares affamés s’abattit sur le sac de toile et de gaze ; J’eus le plaisir de m’endormir au bourdonnement aigu de ces animaux désappointés et au concert des malédictions de tous mes compagnons de voyage, pour qui la nuit fut entièrement blanc.
A trois heures du matin, les vetturini, armés de leurs chandelles, ne trouvèrent que moi à réveiller ; les autres étaient vêtus et chaussés, combattant les zanzares à grands coups de serviette et donnant au diable la ville où Manlius ne voulut pas s’enfuir, ce qui le mena tout droit à la roche Tarpéienne.
Lorsque Constantin le Grand revint de la guerre contre les Germains, il aperçut, devant lui, en arrivant à Otricoli, une si longue suite de maisons à perte de vue qu’il se crut aux portes de Rome ; il en était encore à soixante milles. Aujourd’hui, Constantin refuserait peut-être de croire qu’au bout de ce désert puisse exister une grande capitale.
Le second jour, nous nous reposons à Narni, au pied des Apennins et nous repartons à quatre heures, pour être avant le soir à Terni, célèbre par sa cascade et par la naissance de Tacite. Tandis qu’on prépare le souper, nous prenons des ânes et nous grimpons dans la montagne, guidés par deux paysannes de seize ans, jaunes comme des citrons et vives comme des oiseaux, qui bondissent devant nos ânes en faisant sonner les rochers sous leurs pieds nus. Après une heure de marche, on commence à entendre le vacarme de la cascade. De petits ruisseaux qui se détachent de la grande masse d’eau courent se précipiter dans l’abîme. Tant qu’on n’est pas sur le lieu de la scène, on éprouve, au milieu de ce bruit, un sentiment d’inquiétude semblable à celui que vous inspire l’intérieur d’une usine. La montagne de Terni peut rappeler les plus beaux sites de la Suisse, mais relevés par l’ardeur du climat et la végétation méridionale. Au sommet poussent le chêne et le sapin ; au bas, l’olivier, l’oranger et les plantes du Sud. Le Vellino, dont le volume d’eau est presque aussi considérable que celui de la Marne, se jette d’une hauteur de plus de trois cents pieds. Les Romains, fatigués de ses inondations, le détournèrent de son cours naturel pour se défaire de lui en l’amenant à ce précipice. Depuis lors, la nature a effacé les traces du travail en le cachant sous les arbres, la mousse et les ronces. Il n’en est pas de même à Tivoli, où l’on reconnaît trop clairement la main de l’homme. Lorsqu’on suspend sa tête au-dessus de la cascade de Terni, il faut avoir le cerveau libre et les nerfs en bon état pour résister au vertige. En se brisant sur les rochers, l’eau rejaillit en nuages blancs qui dérobent aux regards le fond de l’abîme. Les rayons du soleil forment, dans ces nuages, des arcs-en-ciel superposés qui se balancent et se croisent. Après avoir regardé du haut de la montagne, il est bon de renvoyer les ânes et de descendre à pied par un sentier qui mène aux rochers où le Vellino se brise. Dans le trajet, on rencontre plusieurs points de vue d’où l’on peut embrasser d’un seul coup d’œil toute l’étendue de la chute d’eau. En voyant la rivière rompue sur les pierres, en mille ruisseaux divisés à l’infini en pluie fine que le vent emporte, on se demande comment il peut rester quelque trace du Vellino après un tel accident. On le retrouve pourtant au bout d’un mille, parfaitement remis de ses blessures, et dormant, à son aise, dans une prairie.
A peu de distance du pied de la cascade, nous rêvions tous à cette scène terrible quand une des jeunes filles qui nous guidaient nous proposa de traverser le jardin de madame la comtesse… Le soleil se couchait ; l’horizon était d’un rouge ardent. Le site tout à fait sauvage, le Vellino encore ému de sa chute, les rochers, qui se penchaient les uns sur les autres d’un air irrité, rappelaient les paysages sinistres de Salvator Rosa. Aussitôt que nous eûmes dépassé la grille du jardin, la décoration changea subitement. Nous étions dans un bois d’orangers, au milieu de parterres de fleurs et nous marchions sur un sable fraîchement peigné par le râteau. Un petit lévrier de Bologne vint aboyer auprès de nous ; le son d’un piano résonnait dans l’habitation et, en passant devant le perron, nous ôtâmes nos chapeaux pour saluer la maîtresse du logis qui jouait au piquet, en plein air, avec le curé du village. C’est ainsi que, dans un musée, Mieris vous remet du trouble causé par Salvator Rosa et que, dans la vie, le calme et souvent à deux pas de la passion.
Terni échappe aux inconvénients des pays chauds. Le zéphyr du soir est frais ; il y a quelquefois un peu de brouillard pendant la nuit et les insectes n’ont pas élu domicile à l’auberge. On y dort, ce qui mérite d’être proclamé, car c’est une rareté sur les routes d’Italie et même de France. Le lendemain, à trois heures, lorsque les fidèles vetturini firent leur ronde dans les chambres, nous retombâmes tous sur l’oreiller, d’un commun accord et nous prîmes un bon supplément de sommeil. Aussi le soleil devenait fort importun quand nous arrivâmes à Spoleto, dont M. le baron Roederer a été préfet sous l’empire. Il n’appartient pas, à un pauvre voyageur, qui montait, hier à Terni, sur son âne, de juger les vastes projets du grand homme, mais j’ai peine à croire qu’au lieu d’envoyer son administration si loin, l’empereur n’eût pas mieux fait de donner une bonne fois l’unité et la liberté à l’Italie qui, sans doute, ne les aurait plus lâchées qu’avec la vie.
Spoleto est une ville étroite et escarpée, où les voitures ne circulent point et où l’on mange des figues délicieuses. Après le déjeuner, pendant l’heure du riposo, M. V…, qui avait découvert tout de suite une jolie marchande de cigares, m’entraîna, par une chaleur effroyable, dans le haut de la ville. Nous passâmes sous la porte d’Annibal, dont l’inscription latine atteste pompeusement l’orgueil de l’antique garnison qui arrêta l’armée carthaginoise. Quand nous arrivâmes au Spaccio di Tobacco, la boutique était fermée. Les mathématiciens sont des gens positifs qui vont droit au but ; M. V… frappa dans la porte à coups redoublés. Enfin, une petite voix étouffée prononça le chi è ? que nous désirions. Une jeune fille, d’une beauté éblouissante, montra sa tête à une lucarne et nous dit d’attendre un momentino. Elle vint bientôt nous ouvrir et M. V…, s’installant sur une chaise dans la boutique, me pria de lui servir d’interprète. Ses compliments et phrases galantes avaient le nerf démonstratif d’une proposition d’Euclide, mais je les adoucissais en les traduisant et la jeune fille répondait avec une décence et une naïveté si aimables que la conversation rentra tout de suite dans les bornes de la politesse. M. V… voulait avoir de l’eau fraîche et des figues. La jeune fille nous offrit d’aller éveiller la fruitière ; au moment de partir, elle nous avoua, sans honte, qu’elle n’avait pas d’argent.
— Nous sommes si pauvres, disait-elle, et nous vendons si peu de choses !
La fruitière apporta un panier de figues qu’elle nous céda pour deux paoli et dont la petite marchande mangea sa part d’un air content. Après avoir fait une ample provision de cigares dont nous n’avions pas besoin, il fallut pourtant nous décider à partir. La jeune fille nous adressa des remerciements et des sourires et nous demanda notre pratique en disant au revoir.
— Hélas ! Ma chère enfant, lui répondis-je, nous ne nous reverrons probablement jamais. Nous sommes arrivés ce matin et nous coucherons, ce soir, à Foligno ; mais nous voulons vous laisser un souvenir d’amitié avant de retourner dans la froide France.
Nous avions, dans nos poches, de la monnaie de Naples : c’était une manière d’offrir de l’argent à cette pauvre fille sans l’humilier. Elle accepta plusieurs pièces sans se faire prier le moins du monde et, dans l’étonnement que lui causait notre cadeau, elle posait un doigt sur sa poitrine et s’écriait :
— Dunque, tout cela est bien pour moi ? C’est de l’argent ? De la monnaie de Naples ? Dieu saint ! En voilà beaucoup ! Combien vaut cette pièce ? Et celle-là ? Il y en a au moins pour un demi-écu. Je saurai bien les changer.
Puis elle s’arrêta pour réfléchir :
— Cependant, reprit-elle, j’en conserverai une le plus longtemps que je pourrai. En souvenir de vos seigneuries… je garderai celle-ci…
Elle se mit à sourire en ajoutant :
— Parce que c’est la plus petite.
Nos adieux étant terminés, la boutique venait de se refermer derrière nous, quand la jeune fille ouvrit la lucarne et nous cria :
— Signori, Que la madone vous protège ! Je dirai, ce soir pour vous, la prière des voyageurs.
Pendant toute la journée, M. V… ne fit que parler de la jolie marchande et, trois mois après, dans les rues de Venise, il me prenait encore le bras en répétant le dunque dont l’accent de bonheur et de reconnaissance l’avait frappé profondément. Sans doute le charme de l’innocence a ses racines algébriques et correspond à certains chiffres dans le cœur d’un mathématicien.
Par suite des conversations avec les marchandes et des suppléments de sommeil, nous arrivâmes fort tard à Foligno, ville riche et bien construite, qui paraît se piquer de soutenir son antique réputation. Horace a vanté la douceur de son climat et la beauté du vallon où elle est assise. La nuit ne nous ayant pas permis de voir les monuments, je ne sais pas ce qui peut exister encore de curieux à Foligno ; quant à la célèbre Vierge de Raphaël qui porte le nom de cette ville, elle repose de ses voyages dans la galerie du Vatican, à côté de la Transfiguration et de la Communion de Saint-Jérôme.
Perugia est plus grande que Foligno, on y trouve une quantité de beaux ouvrages, malgré les larcins que les capitales font toujours aux villes de second ordre. Le Pérugin, l’un des artistes les plus féconds et les plus laborieux de la renaissance y a laissé tant de tableaux que Rome n’a pas encore tout enlevé. Avant d’arriver à Perugia, on rencontre, au milieu d’une campagne presque déserte, la vaste église de Sainte-Marie des Anges, tout nouvellement restaurée avec luxe. La ville est assez abondamment pourvue d’édifices religieux pour qu’on n’ait pas besoin d’aller chercher une messe à deux lieues dans la plaine. Sainte-Marie des Anges ne sert qu’aux moines d’un couvent et à des paysans, pour qui une église de village serait plus que suffisante ; mais, en Italie, quand on travaille pour Dieu, on est prodigue. L’économiste du Nord, qui demande à la matière l’intérêt de son argent, rirait de pitié en voyant un peuple pauvre dépenser, en murailles inutiles, ce qu’il pourrait employer en rail-ways et en chaudières. « Mon cher monsieur, lui diraient les bonnes gens du Midi, cet édifice, qui ne rapporte rien à notre bourse, répond à un sentiment que nous portons dans le cœur et que vous avez perdu ; par conséquent, nous sommes plus riches que vous ». Tandis que je parcourais les églises avec le Carthaginois, M. V… employait bien son temps auprès de la belle Napolitaine. Je les trouvai ensemble, riant aux éclats et causant avec beaucoup de feu, sans comprendre, ni l’un ni l’autre, un mot de ce qu’ils disaient. Notre algébriste avait découvert que le jeune Italien dont les assiduités l’avaient d’abord inquiété, n’ait qu’un soupirant sans appointements et cet éclaircissement lui faisait tant de plaisir qu’il en oubliait la petite marchande de Spoleto.
Nous arrivâmes le soir, par un coucher de soleil magnifique, au bord du lac de Trasimène. Napoléon disait, à Sainte-Hélène, qu’Annibal avait dû tressaillir de joie en voyant, pour la troisième fois, l’armée romaine se ranger en bataille d’une manière défectueuse. Une loi ridicule prescrivait d’avance au général l’ordre des troupes. Il fallait trois lignes de bataille, échelonnées à égales distances. Le consul, surveillé par une foule de sénateurs orgueilleux et tracassiers, eût risqué sa tête à vouloir changer la routine. Annibal, campé sur la hauteur, présenta un front étendu qui déborda l’armée ennemie sur les deux ailes. Flaminius, résolu à vaincre ou à mourir, avait appuyé ses troupes sur le lac ; il y mourut honorablement. Selon toute apparence, une légion romaine battit en retraite jusqu’au village de Passignano et vendit chèrement sa vie ; mais, arrivée à un défilé, elle fut exterminée. ON retrouve encore des traces de cette dernière résistance à une lieue du centre de la bataille.
— Quel dommage, disait M. V…, qu’Annibal ait dépensé tant de génie sans résultats et qu’il se soit endormi à Capoue ! J’enrage en pensant qu’il était à deux pas de Rome et qu’il n’a point su y pénétrer.
— Modérez-vous, répondis-je, puisqu’il eût suffi d’allonger un peu le nez de Cléopâtre pour changer la face du monde, introduire Annibal dans Rome serait bien une autre affaire ; aucun de nous ne jouirait de ce beau ciel et Dieu sait où en serait la France ! Admirons le héros carthaginois tant qu’il vous plaira ; accordons une larme à ses malheurs ; mais laissons Scipio le battre à Zama ; il y va de votre vie et de la mienne.
Le lac de Trasimène, qui a plus de quarante-cinq milles de circonférence, est entouré de bouquets d’arbres et de villages charmants. Il contient trois îles : l’une est habitée par des religieux qui ont su choisir la retraite la plus tranquille et la plus belle du monde ; une autre est cultivée par des paysans et la troisième appartient à une colonie de reptiles qu’on n’a jamais pu détruire.
Notre caravane, réduite à trois voitures depuis que nous avions quitté la route d’Ancône, s’arrêta au petit village de Passignano. Nous sautons dans les barques et nous allons nager en pleine eau, tandis qu’on prépare le repas. Hélas ! Quel souper pour des nageurs affamés ! Pas un morceau mangeable ! Le pain lui-même résiste sous la dent et ne veut pas seulement se détremper dans l’eau rougie. Il fallut prendre bravement son parti et rire de ce pain imperméable ; mais quand on vit les grabats affreux que l’hôtelier nous avait préparés, il y eût un désespoir général. Je ne dormis point, malgré mon armure de gaze, à cause du bruit que faisaient mes voisins. M. V… erra comme un fantôme dans l’auberge et ne laissa reposer les gonds et les serrures que lorsqu’il eût fait ouvrir une porte qui paraissait barricadée au-dedans. Probablement cet esprit inquiet finit par trouver un gîte à son goût, puisqu’il ne rentra dans sa chambre qu’au point du jour et je crains qu’il n’ait été perdu, pendant cette nuit-là, une bataille importante au lac de Trasimène.
Nous arrivâmes à Arezzo, patrie de Pétrarque, de Vasari, du pape Jules III, du maréchal d’Ancre et de l’Arétin, ce flibustier littéraire qui vendait ses flatteries aux princes et dénigrait, avec impudence, ceux qui refusaient de le payer. Il est fâcheux que l’Arétin ait imaginé ce genre de bassesse il y a trois cents ans, sans quoi notre époque pourrait réclamer l’honneur de l’avoir inventé. La cathédrale d’Arezzo est un monument gothique très curieux. L’autel de Jean de Pise est un travail d’une finesse admirable. L’une des chapelles contient deux tombeaux sculptés par Luca della Robia, dont les figures de marbre sont coloriées.
Après Arezzo, nous ne trouvons plus, jusqu’à Florence, que des villages ; mais cette partie du chemin n’est pas la moins agréable. Les champs ressemblent à un jardin. Les fleurs des grenadiers forment des groupes éclatants qui donnent une haute idée des richesses de la nature toscane. Les haies sont des guirlandes, les buissons des bouquets et, pour peu que l’on rencontre de ces figures populaires qui, avec leurs traits accentués, semblent échappées d’un vase étrusque, l’homme du Nord se croit transporté dans un monde de raretés et d’objets de luxe vivants. Cette introduction sied parfaitement au joli nom de Florence et on s’attend à ne recevoir que des sensations gaies dans la ville des fleurs. L’illusion dure jusqu’au passage de la porte Romana, d’où on aperçoit des jardins et des collines vertes ; mais, une fois arrivé au Pont-Vieux, vous êtes frappé de l’aspect sombre et rébarbatif de Florence ; toute la mauvaise humeur, la sévérité, la raideur et l’égoïsme orgueilleux du moyen-âge sont incrustés sur les façades noires des palais. Les poternes, avec leur guichet défiant, vous montrent d’énormes ferrements inhospitaliers. Les fenêtres ont l’air de cacher derrière leurs grillages le bout d’une carabine pointée sur le passant. Les soupiraux sentent la chausse-trape ; vous regardez aux terrasses si la sentinelle ne se promène pas la pique sur l’épaule et le pot en tête. Vous n’êtes pas bien sûr qu’un piège ne vous attend pas au carrefour prochain : vous respirez une vague odeur de guerre civile. Dans la rue étroite qui mène au Pont-Vieux, la maison de Machiavel vous offre la juste image d’un laboratoire de maximes désolantes. Sur le pont, les boutiques de vieille orfèvrerie vous font porter la main à votre montre, tant ce marché paraît judaïque. L’hôtel où vous descendez est, à coup sûr, un ancien palais qui jure avec sa nouvelle destination et vous vous asseyez à la table d’hôte comme un convive mal assuré, craignant de manger un ragoût à la Médicis ou de voir votre voisine tomber morte au second service, comme Luisa Strozzi.