Voyage en Norwége
Nous partîmes le 12 août de Christiania, pour visiter l’intérieur de la Norwège : notre principal but était de voir la haute montagne de Gousta, et la grande cataracte de Riukan-Fossen[1]. J’avais pour compagnons de voyage un jeune peintre allemand, et un officier danois qui devait nous servir d’interprète, la langue norwégienne étant absolument la même que la langue danoise. Nous avions chacun notre petite voiture : c’est un long brancard surmonté d’un siége arrondi, ressemblant assez à un fauteuil de bureau. Cette voiture, originale dans sa simplicité, est plus commode et plus douce qu’on ne le croirait ; la longueur des brancards, combinée avec leur élasticité, émousse le contre-coup des cailloux ; et sa grande légèreté la rend propre à franchir les pentes rapides. On envoie quelques heures à l’avance un forbuden ou courrier, pour commander les chevaux ; le maître de poste a la liste des habitans de sa paroisse ; chaque paysan est obligé d’en fournir à tour de rôle, pour un prix fixé par le gouvernement. Comme ces chevaux sont errans dans les montagnes, et souvent à de grandes distances, le voyageur attendrait plusieurs heures, s’il ne se faisait précéder d’un forbuden. Tous les chevaux norwégiens, même ceux de labour, sont propres au service de la poste ; en arrivant au relais, on les voit de loin qui vous attendent attachés en plein air. Leur maître, qui les accompagne toujours, les attelle en une demi-minute, vous remet les rênes, s’assied d’un saut derrière vous, et vous partez comme le vent, courant au grand trot à la montée, et descendant au galop des pentes presque aussi inclinées que celles des montagnes russes.
Nous côtoyâmes pendant quelque temps le golfe de Christiania. Le paysage des environs de cette ville est vraiment enchanteur ; la mer s’avance dans les terres en festons gracieux, et l’absence presque totale de marée la fait ressembler à un grand lac couronné de verdure et de maisons de plaisance : les frênes et les tilleuls domestiques s’élèvent à côté du sauvage sapin, qui encadre les montagnes de son feuillage noirâtre. Tout l’imprévu du paysage alpestre, les lacs, les rochers, les torrens, toute l’âpreté de la nature du nord se marie aux teintes plus douces de la civilisation, aux vastes pelouses parsemées de bestiaux, aux maisons élégantes, à la mer couverte de navires. Après des pentes longues et rapides, nous franchîmes le bassin de Christiania, et nous arrivâmes à la montagne du Paradis, connue sous ce nom dans toute la Norwège, à cause de ses beaux points de vue. On a sous ses pieds la longue vallée de Lier ; rien de plus riant que les accidens de terrain, qui forment d’une haute montagne des milliers de petits côteaux, placés les uns au-dessus des autres comme les blocs d’un glacier. Il n’y a point en Norwège de village proprement dit ; nous nous trouvions dans un hameau de deux lieues carrées, dont les maisons étaient à cent pas les unes des autres, à demi cachées dans des bouquets de frênes et se mirant dans les eaux du golfe de Drammen. Si le voile noir étendu sur ce beau tableau eût été un moment déchiré par le soleil d’Italie, il n’y aurait rien de plus magique dans la vallée de Sarnen, rien de plus riant sur les bords du lac de Zurich : tel qu’il est, le paysage de la vallée du Paradis l’emporte sur tous ceux de l’Angleterre et de l’Écosse. Nous descendîmes rapidement dans la baie de Drammen, rivale en beauté de celle de Christiania, et bordée comme elle de maisons de campagne, où nous éprouvâmes d’une manière aussi agréable qu’imprévue l’hospitalité norwégienne. Nous fîmes la rencontre d’un jeune homme qui donnait le bras à une jeune personne ; notre officier de Copenhague les avait connus autrefois ; il n’en fallut pas davantage pour que nous fussions tous les trois invités à demeurer, et l’invitation était si pressante, qu’elle rendait un refus presque impossible.
En un clin d’œil nos voitures furent dételées, et l’on prit possession de nous. Nous entrâmes dans une jolie maison dont le vaste escalier, couvert de pots de fleurs, était presque baigné par les eaux du golfe. En Norwège, les maisons sont construites en fortes planches de pin ; l’absence de chaux et de plâtre rend leur intérieur d’une grande propreté. Le premier étage de celle-ci était, pour plus de solidité, fait de troncs équarris, joints dans les angles par d’énormes chevilles, et calfeutrés exactement avec de la mousse bien sèche : cette charpente est éternelle, et ne coûte presque rien à cause du voisinage des forêts, qui pressent de tous côtés les habitations. Les meubles, quoique fort simples, ont deux ou trois fois plus de valeur que la maison ; ils viennent ordinairement de Copenhague ou de Londres. La famille de M. H. peut passer pour un des meilleurs types des classes aisées de Norwège : ils ont quatre à cinq mois d’un beau pays et d’un beau ciel, de courtes nuits et de longs jours ; ils en jouissent avec délices comme d’un bien précaire, et aiment la nature comme un ami qui peut leur échapper à chaque instant. L’été fini, le Norwégien rentre dans la vie domestique, plus intime que chez nous, et resserre plus étroitement son cercle de famille. La neige une fois bien prise, vient la saison des plaisirs ; les dîners, les bals sans façon, les soirées de musique, les parties de traîneaux, se succèdent sans interruption.
Nous nous séparâmes de la famille H. avec plus de peine qu’on n’en éprouve souvent à quitter des amis de dix ans. Drammen, que nous rencontrâmes à un quart de lieue, est une ville considérable que le commerce enrichit. Son port est plus fréquenté peut-être que celui de Christiana ; une grande rivière s’y jette et y amène les produits de l’intérieur. Le fleuve divise la ville en deux parties ; l’une est occupée par les négocians, l’autre par les propriétaires ; mais la distinction de quartier n’influe pas sur les relations sociales : les maisons y sont propres et riantes, les rues horriblement pavées. À l’entrée de la nuit, c’est-à-dire à dix heures du soir, nous sommes arrivés à Hogsund, petite ville voisine d’une chute d’eau que nous avons visitée le lendemain. Cette cascade n’est élevée que de quarante pieds, et ne mérite l’attention que par la masse d’eau qui se précipite : on y prend beaucoup de saumons. Sur les rochers qui dominent des deux côtés la cascade sont construits de forts échafaudages, et de grands filets pendent au milieu même de la chute. Le saumon ne peut vivre l’hiver dans l’eau douce, ni l’été dans l’eau salée ; pendant cette saison, son instinct le porte à remonter : il s’élance de toute sa force, et tombe dans les filets. Quand la journée est chaude et le temps clair, ils risquent plus volontiers leur ascension. On leur voit faire des efforts désespérés pour gravir la montagne liquide ; ils restent un moment suspendus à moitié chemin, et brillent au soleil comme des lingots d’argent. Ce premier succès est commun à tous ; ensuite leurs fortunes varient. Les uns, par un effort musculaire d’une vivacité incroyable, franchissent le second étage ; les autres rencontrent la poche du filet où ils doivent demeurer ; le plus grand nombre retombe au fond de l’abîme : fatigués, mais non découragés, ils recommencent bientôt leur saut périlleux. Quoique la journée fut peu avancée, nous en vîmes trente dans la cabane du pêcheur ; ils étaient longs de deux à quatre pieds, et pesaient de six à vingt-cinq livres. Ces pêcheries très multipliées sont un des grands revenus du pays ; le poisson, légèrement fumé et salé, s’exporte dans tout le nord. Dans les rivières barrées par des chutes infranchissables et que les Anglais nomment short rivers, la quantité de saumons est prodigieuse. Dans la rivière de Drammen, non plus que dans le Rhin, ils ne mordent point à l’hameçon, singularité restée jusqu’ici sans explication. Les rivières de Norwège offrent un caractère distinct de celles du reste de l’Europe ; elles tiennent des fleuves par leurs dimensions, des ruisseaux par leur pureté, des torrens par leur rapidité ; la masse d’eau verte qu’elles précipitent, en creusant des gouffres incommensurables, en fait un objet d’admiration pour le voyageur. Il faut, pour fournir aux abîmes de saphirs liquides qu’on voit en Norwège, les milliers de lacs où ils s’épurent, l’immense neige des hivers et le soleil des pâles étés ; joignons-y la mousse des forêts, qui retient l’eau comme une éponge et la rend en toute saison. Nous traversâmes le fleuve sur un bateau plat, et nous continuâmes notre voyage sur une route étroite, mais bien entretenue. Le paysage, parsemé de lacs et de montagnes, est partout varié : près de Kongsberg, on rencontre une rivière aussi considérable que celle de Drammen. Le pont qui la traverse est renforcé près de ses piles par d’énormes blocs entassés, destinés à rompre l’effort des glaces et des planches de sapin que le fleuve charrie par milliers. Kongsberg n’est qu’un grand village, quoiqu’il porte le titre de ville : les mines d’argent, source de sa prospérité, en sont à une lieue ; l’ouverture du puits principal est au sommet d’une colline. On a commencé à creuser perpendiculairement ; puis, arrivé à huit cents pieds de profondeur, on a tiré une galerie horizontale ; les mesures ont été si bien prises, que la galerie presque droite aboutit à mi-côte de la colline ; on y entre de plain pied. Après un trajet d’environ treize cents mètres, on a au-dessus de soi le puits primitif, haut de huit cents pieds, et au-dessous un autre puits de même profondeur, dans lequel on pénètre par trente échelles d’environ trente pieds chacune. La descente est pénible et difficile ; la plupart des curieux ne font que la moitié du voyage. Il y a cinq ou six étages d’excavations superposées ; les paniers montent et redescendent par le moyen de poulies. Cette mine fournit tout l’argent du pays, où l’on ne se sert guère que de papier-monnaie ; on en a tiré des morceaux d’argent natif pesant quarante livres ; elle a occupé jusqu’à deux mille ouvriers : à présent on y en compte à peine cinq cents. Quand nous l’avons visitée, la veine était très abondante ; on en avait retiré la semaine précédente quatre cents marcs d’argent. Le métal épuré est fondu et frappé à Kongsberg même, ce qui épargne les frais de transport ; les quatre cent mille francs que la Norwège envoie chaque année en Suède pour la liste civile du roi, vont directement de Kongsberg à Stockholm. Au-delà de Kongsberg, il nous fallut renoncer aux routes et aux voitures ; nous louâmes quatre chevaux ; trois d’entre eux, sellés assez grossièrement, devaient nous servir de montures ; le quatrième portait notre bagage. Nos provisions consistaient en eau-de-vie, viandes froides et pain de seigle parsemé de cumin pour le conserver plus long-temps. Tout ce que nous pouvions espérer en route, c’était du beurre salé et de la galette d’orge ; le lait même devait nous manquer, le bétail habitant les montagnes éloignées.
Après avoir remonté quelque temps la vallée de Kongsberg, nous tournâmes brusquement à l’ouest, et nous nous enfonçâmes dans les immenses forêts de l’intérieur du pays. Un sentiment de crainte et de tristesse s’empare du voyageur en entrant dans ces vastes déserts ; c’est une sensation analogue à celle que l’on éprouve dans le grand champ des morts à Scutari ; mais ici elle est plus forte et plus durable. Un voile sombre s’étend sur tous les objets ; un dôme impénétrable vous dérobe le ciel ; plus de traces humaines ; les sentiers, à peine distincts, semblent ceux des bêtes sauvages ; la terre, couverte d’un épais réseau de myrtils et de mousse ne rend aucun bruit ; la solitude et le silence vous saisissent au cœur. Telle serait sans doute la majesté des forêts vierges de l’Amérique, si les mille voix dont elles sont animées se taisaient, et si leur soleil se retirait d’elles. Des arbres gigantesques s’élèvent de tous côtés, non avec le luxe varié de la nature tropicale, mais dans l’âpre uniformité de la latitude scandinave : c’est l’épicia, hérissé de branches noires et pendantes ; le pin sylvestre, jetant jusqu’au ciel son tronc lisse et rougeâtre, surmonté de vastes bras verdoyans ; le bouleau, dont la tête gracieuse est soutenue par une colonne de marbre blanc ; ces trois arbres règnent sans partage dans les forêts de Norwège. À leurs pieds, une autre forêt de plantes basses et rampantes est couverte de baies de toute couleur ; le grand coq de bruyère s’en échappe avec le bruit de la foudre, et se perd comme une flèche dans l’ombre des sapins ; le coq noir piétine doucement pour s’éloigner de vous ; la gelinotte rappelle ses petits de son cri monotone ; quelquefois un lièvre blanc traverse le sentier d’un seul bond, et un écureuil brun fait crier sous sa dent un cône de pin dont il extrait la graine ; puis tout rentre dans le silence. Cependant le chemin s’allonge, la solitude se déroule devant vous, la grandeur du spectacle vous fatigue ; le poids des forêts vous accable et vous étouffe ; vous demandez de l’air, du soleil ; vous voulez voir autour de vous. Mais voici une petite rivière ; elle coule noire et silencieuse sans regarder le ciel ; c’est une tributaire du vaste torrent dont le vent commence à nous apporter la voix.
Vers le soir, le voile des forêts se déchira pour un moment ; nous nous trouvâmes au bord d’un grand lac, et en face des Alpes Scandinaves qui s’élevaient à dix ou douze lieues de nous. De hautes montagnes nues et jaunâtres formaient au-dessus des plans inférieurs une longue couronne dentelée, de laquelle s’élançait brusquement le Gousla-Field[2], vaste cône sillonné de neige, qui la dominait tout entière de sa tête chenue. À 7 heures du soir nous arrivâmes à Tindos, situé à l’extrémité du grand lac de Tind. Là le paysage changea entièrement de face, et nous prîmes une autre marche. Nous fîmes venir un petit bateau avec trois rameurs ; la poupe fut jonchée de feuilles de bouleau, et nous glissâmes rapidement sur les eaux vertes du lac, mollement étendus sur ce lit odorant. La barque prit terre à Sanden, petit hameau situé sur la rive gauche au milieu de pâturages escarpés, tous parsemés de framboisiers et de sorbiers des oiseaux. Plus nous remontions, plus les montagnes grandissaient : leurs sommets se dépouillaient de végétation, tandis que leurs flancs conservaient une robe épaisse de verdure. La nappe d’eau qui nous entourait prenait de plus en plus un caractère de grandeur et de majesté. Nous laissâmes à gauche la cascade de Varbeck, assez semblable au Staubach ; à droite, deux larges vallées qui s’élevaient devant nous dans l’éloignement comme des gouffres sans fond ; leurs pentes méridionales étaient couvertes de prairies. Nous passâmes rapidement devant Gousta-Thal[3], principal but de notre voyage ; nous devions y revenir ; et poussés par les bras robustes de nos jeunes rameurs, nous atteignîmes l’extrémité du lac où débouchent trois grands torrens parallèles, sillonnant trois profondes vallées. Notre but était de faire une visite au pasteur de Tind, pour lequel nous avions une lettre.
La vie de ces pasteurs de campagne offre une belle tradition des mœurs patriarcales. Ils habitent quelquefois à dix lieues les uns des autres, et à quarante de la ville la plus proche. Pendant six mois, ils sont comme en prison dans leurs montagnes ; la neige, qui, dans les plaines, raccourcit les distances, n’est pour eux qu’un obstacle de plus. Quand elle tombe dans l’automne, ou fond dans le printemps, ce n’est qu’avec les plus grands dangers qu’ils vont prêcher dans leurs annexes, éloignées de cinq ou six lieues. Trente ou quarante chevaux, et autant d’hommes qui s’attachent à leur suite, sont employés à frayer le passage : les lacs sont leurs meilleures routes ; lorsqu’ils sont gelés, ils glissent rapidement sur leur surface. Quelquefois, dans le cœur de l’été, ils font un voyage à la ville la plus prochaine ; c’est une grande partie de plaisir, quand ils peuvent y mener leurs femmes et leurs filles. Là ils font leur provision de tout ce qu’ils doivent consommer dans l’année, de sel, de sucre, de thé, de café, de saumon fumé, d’eau-de-vie, etc. Ils se procurent des livres, la collection des journaux de l’année précédente ; ils voient leurs vieux amis de collége ; enfin ils font une visite au monde, puis retournent avec leurs provisions de corps et d’esprit s’enterrer pour plusieurs années dans leurs montagnes.
Les pasteurs vivent presque tous dans l’aisance ; ils lèvent une dîme sur les productions de la terre, mais n’ont jamais recours aux lois pour l’obtenir. Leur revenu se monte à mille à douze cents species, quatre à cinq mille francs ; somme plus que suffisante dans un pays pauvre ; véritable médiocrité dorée, nécessaire à la considération.
Après trois jours passés chez le pasteur de Tind, au milieu de l’hospitalité la plus cordiale, nous nous séparâmes de son excellente famille, et poursuivîmes notre route vers la montagne de Gousta. Sur les bords du lac de Tind, nous trouvâmes, grâce aux soins du ministre, un bateau monté de quatre rameurs : le lit de feuilles de bouleau fraîchement cueillies était tout prêt à nous recevoir.
Le lac de Tind est un des plus beaux de la Norwège, de cette beauté grande et sévère qu’on trouve rarement dans les hautes terres d’Écosse, pour lesquelles leur poète a fait plus que la nature. Le soleil abaissé du nord projette jusqu’au milieu des eaux l’ombre noire des hautes montagnes ; de profondes vallées, qui s’ouvrent de tous côtés comme des gouffres, sont noyées dans la vapeur ; les flots silencieux et sans mouvement s’enfoncent dans des golfes sans nom, et se cachent au milieu des forêts dont ils baignent le pied : c’est un spectacle rempli de magnificence et de poésie. Nos bateliers jouissaient eux-mêmes de notre admiration ; ils laissaient tomber leurs rames, et, tandis que l’esquif demeurait immobile, ils nous désignaient de la voix et du geste les lieux qu’ils jugeaient les plus remarquables : c’étaient presque toujours ceux qui nous offraient le moins d’intérêt, un pâturage pour leurs troupeaux, un îlot pour la pêche, un port pour leurs bateaux. La conversation une fois engagée, ils voulurent savoir nos noms et notre patrie, le but et le motif de notre voyage, les pays que nous avions visités. Quand l’officier danois leur dit qu’il était de Copenhague, ils prirent un air de respect. Copenhague est toujours pour eux la grande ville, la cité d’or et d’argent ; c’est la capitale de la Norwège ; à peine savent-ils le nom de Stockholm. Quelques vieux soldats, qui sont allés à Copenhague dans leur jeunesse, jouissent par cela seul d’une grande considération. Le plus jeune des bateliers, enfant de dix-sept ans, nous demanda, après avoir long-temps hésité, s’il était vrai qu’on pût apercevoir Copenhague du sommet de Gousta-Field ; il ne pensait pas qu’on le pût voir à l’œil ; mais cela, disait-il, devait être facile avec des lunettes comme en savent faire les Anglais. Ses compagnons attendaient notre réponse avec anxiété, et il n’aurait tenu qu’à nous de confirmer à jamais cette croyance dans le pays : nous nous rejetâmes sur les brouillards de la mer, et ils furent parfaitement satisfaits. Quand ils surent que j’étais Français, ils ouvrirent de grands yeux ; j’étais le premier qui fut venu sur le lac du Tind, et tout de suite ils me demandèrent si j’avais servi sous Napoléon. C’est une question qu’en pays étranger on adresse aux Français, quel que soit leur âge. Pour le commun des hommes, qui sent et ne réfléchit pas, Napoléon est un être de tous les temps et de tous les lieux ; c’est la personnification de la France ; un Français qui ne s’est pas battu sous lui est une anomalie. Cependant le vent d’est s’était élevé ; la voile avait succédé à la rame, et nous courions rapidement sur l’onde à peine agitée. En nous couchant sur le bord de la barque, nous voyions fuir sous nous les longues herbes qui tapissaient le fond à quarante pieds de profondeur ; la truite, alarmée de notre approche, s’en échappait comme une flèche, et se réfugiait dans une touffe plus épaisse ; les hallebrands plongeaient en nous voyant venir, et, passant sous notre bateau comme des points noirs, remontaient sur l’eau derrière nous. Bientôt nous vîmes s’ouvrir à notre droite Westfiord. C’est l’entrée de la vallée de Gousta ; nous touchions au but de notre excursion. Nous descendîmes sur une plage bien cultivée et couverte de maisons ; et, laissant à gauche la grande rivière de Moan-Elv, nous remontâmes la vallée à pied. Elle est tout-à-fait alpestre, et ressemble dans quelques endroits, à s’y méprendre, à celles de Suisse. La partie plate est couverte de prairies ; la route que nous suivions la sillonne à peine, et n’a point de traces visibles. Les montagnes des deux côtés sont abruptes, bien boisées, hautes de trois à quatre mille pieds. La rivière est large, limpide, tantôt tranquille et tantôt bruyante ; des habitations nombreuses sont semées dans toute la vallée ; leur désordre est riant et pittoresque. Si ces maisons se détachaient sur le fond du tableau comme les blanches cabanes de l’Oberland, Westfiord n’aurait rien à envier à Unterseen, rien, si ce n’est les glaciers. Elle est belle pourtant, cette montagne de Gousta qui nous apparut tout à coup au détour de la vallée : mes compagnons de voyage en furent ravis. Elle s’élevait brusquement, et sans étage, du lit même du torrent, à une hauteur de six mille pieds. La vue la suivait sans obstacle depuis sa base, revêtue de sapins, jusqu’au point où, diminuant par degrés, ils devenaient des arbres nains, puis faisaient place aux arbustes rabougris. Au-dessus venait la bruyère, puis la mousse des rennes. Sur toute cette végétation décroissante, s’élevait le cône abrupt de la montagne, rocher gris, sillonné de vastes ravins : la neige en remplissait les flancs, et, placée à des distances presque régulières, pendait comme des festons éblouissans sur la tête chenue du géant. Nous laissâmes à notre gauche la cascade de Houga, belle par la coupe des rochers qui l’encadrent, mais peu abondante. Nous nous arrêtâmes devant un éboulement qui avait mis la montagne à nu dans une largeur de cinq à six cents pieds ; la couche de terre, peu épaisse, avait glissé tout à coup sur la pente inclinée ; le rocher jaune et luisant semblait une vaste écharpe jetée sur la verdure. Nous passâmes la nuit à Ingolstand ; c’est une réunion de cabanes semées çà et là sur la pelouse ; chacun se disputa à qui nous logerait, et cet empressement ne tenait en rien de l’avidité. Dans la maison que nous choisîmes, nous fîmes autant d’heureux qu’il y avait d’habitans. Les hommes, les femmes, les petits enfans s’empressent autour de vous, tâchant de deviner ce qui peut vous plaire ou vous être utile ; ils feraient une lieue pour vous apporter une épingle. C’est un grand plaisir pour eux de voir des étrangers, et surtout de les questionner. Je n’ai point vu de peuple plus beau. Ils sont grands, sveltes et blonds ; leurs traits sont réguliers et nobles : les hommes ont le caractère de la force et de l’aisance ; les femmes, une expression particulière de douceur et de modestie. Leurs yeux bleus, leurs teints rosés, leurs cheveux bouclés, leur air de bonheur et de santé en font les plus jolies petites choses qu’il soit possible de voir. L’analogie est frappante entre ces paysans et ceux du Hasli, quoique leur affinité de race, dont quelques auteurs ont parlé, me paraisse peu probable. Le titre de paysan n’est point ici celui d’une classe inférieure ; il ne rappelle point des idées de bassesse et de mauvaise éducation ; il veut dire seulement propriétaire. La terre de Norwège appartient aux paysans : dans cette heureuse contrée on ne trouve ni prolétaire ni riche ; la richesse et la pauvreté ne sont que relatives, et viennent du plus ou moins de terrain que chacun possède. L’instruction est générale, ou plutôt universelle. Tout enfant apprend à lire de ses parens ; les pasteurs ne le confirment qu’à cette condition. J’ai vu souvent les frères aînés remplir ce devoir paternel, et faire épeler leurs jeunes frères avec une attention et une gravité exemplaires des deux côtés. Dans chaque maison on trouve une petite bibliothèque de trente ou quarante volumes, placés sur un rayon élevé, ou dans une armoire dont le père a la clé. La moitié sont des livres de religion ; la Bible, reliée en cuir noir, avec un fermoir d’argent, y occupe la première place. Les autres livres sont quelques relations de voyages, quelque vieille histoire du Danemarck, ou quelque description de l’Islande et de la terre verte (Groënland) : les marges de ces volumes précieux sont toutes noires, mais soigneusement préservées. Dans les longues soirées d’hiver ils lisent haut, à tour de rôle, pendant que le reste de la famille, occupé à des ouvrages manuels, est assis sur les bancs qui entourent la chambre, et que le grand poêle en pierres taillées est presque rouge, tant il est rempli d’éclats de sapins. Ils font eux-mêmes tous leurs meubles en bois de pin ou de bouleau ; leurs chaises sont des sections de troncs d’arbres, laissées intactes jusqu’à deux pieds de terre, et évidées au-dessus pour former le dossier ; les dimensions de ces siéges économiques varient suivant les âges. Les plats, les assiettes, les écuelles, sont en bois de frêne ; ils les sculptent avec beaucoup de goût, et les peignent de diverses couleurs. Ils en font aussi en terre cuite, avec de jolis dessins. Ils aiment les sentences morales, et en gravent sur la plupart de leurs meubles. Par exemple, j’ai lu sur une coupe destinée à recevoir du lait : Bois et remercie Dieu ; autour d’un grand plat de bois : Mange avec ton ami, laisse manger ton ennemi ; sur le seuil d’une porte, ces paroles du psalmiste : Si le Seigneur ne garde point la maison, celui qui la garde veille en vain ; et sur un ciel de lit : L’homme sème. Dieu fait prospérer la moisson. Leur maison d’habitation est divisée en deux pièces ; l’une sert de cuisine et d’office. Dans un angle s’élève une cheminée à manteau élevé ; on y place le bois perpendiculairement ; la marmite de gruau pend au-dessus par une chaîne. L’autre appartement est échauffé par un poêle ; c’est la chambre à coucher. Partout sont des fenêtres doubles, condamnées pendant l’hiver. Cet usage, qui semble d’abord malsain, n’a point d’inconvéniens ; le feu renouvelle l’air suffisamment. À côté de l’habitation vient la grange ; elle s’élève sur des poteaux isolés, interrompus à trois pieds de terre par des pierres surplombantes. Les étables, la laiterie forment aussi des bâtimens distincts ; mais le lieu le plus intéressant est le magasin, construit aussi sur pilotis. Là sont renfermées toutes les richesses de la famille : les couvertures de peau de mouton doublées d’étoffe, des lits de rechange, des habits de laine ou de fil pour quatre ou cinq générations, toute la garde-robe des dimanches, du linge en quantité prodigieuse, des provisions de bouche à nourrir un village. Les paysans de cette province centrale, les Telemarken, ont un costume national et pittoresque ; ils portent une veste coupée à peu près comme celle de nos lanciers, avec des passepoils de diverses couleurs, un gilet écarlate, des culottes noires à liserés rouges, des bas de laine à coins d’or ou d’argent, des souliers à larges rubans, et sur leurs cheveux longs une calotte ronde à côtes de melon, semblable pour la forme à celle que portaient les Grecs avant leur indépendance. Les jeunes filles ont un grand luxe de toilette. À la demande de notre peintre, l’une d’elles se revêtit de ses habits de noce, soigneusement serrés dans le magasin, en attendant le jour de son mariage. Elle portait trois robes étagées l’une au-dessus de l’autre, de manière à montrer les garnitures de chacune. Celle du dessous était de laine rouge brodée en noir ; l’autre de laine noire brodée en argent ; la troisième d’étoffe verte brochée en or. Trois ou quatre colliers, des pendans d’oreilles, des bracelets, des ornemens d’estomac rappelaient la statue de Notre-Dame-de-Lorette. Ce qui complétait la ressemblance, c’étaient deux bourrelets qu’elle portait au-dessous des bras, et qui lui venaient jusqu’aux hanches. Elle était ainsi toute d’une pièce, et semblable à une pyramide ; une taille fine aurait été pour elle une disgrâce. Ses bas rouges étaient brodés en soie blanche, et un grand bonnet de dentelle couvrait ses longues tresses blondes : elle avait sans doute médité et préparé longuement cette parure, qui devait charmer son fiancé.
Les saisons sont ici plus régulières que dans les climats tempérés. Au milieu de mai les neiges commencent à fondre, et la terre, qu’elles avaient préservée de la gelée, paraît aussi verte qu’au milieu de l’été. L’herbe pousse avec vigueur, et mûrit à la fin de juillet. C’est un fourrage court et fin, d’une saveur exquise et d’un parfum délicieux, semblable à celui des prairies des Hautes-Alpes. Tous les prés des vallées sont destinés à être fauchés ; le bétail va paître dans les montagnes, à mesure que la neige les abandonne. L’herbe qui croît entre les rochers et la feuille des bouleaux nains lui fournissent une nourriture abondante et productive en lait. Dans tous les fields, il y a des huttes en troncs de sapins, assez semblables aux chalets, et qui ont la même destination. Le bétail de toute la paroisse voisine paît à l’entour, et vient y laisser son lait, qui se transforme en caillé, en beurre et en fromage. Ces chalets ou laiteries s’appellent cedres. Les blés commencent à pousser au milieu de juin ; en un mois ils s’élèvent de trois pieds et montent en épis. Une de leurs plus importantes récoltes est celle des feuilles d’arbre. Le tremble, l’aulne et le bouleau leur fournissent une abondante moisson. Dès le milieu d’août, les femmes et les enfans se mettent à l’ouvrage ; les uns grimpent sur les arbres, et, passant leurs mains sur les branches dans le sens opposé aux feuilles, font pleuvoir de tous côtés les seuls fruits que leur accorde leur climat ; les autres en emplissent de grands sacs, qu’ils vont vider sur les greniers. Ils entassent ces feuilles sans leur donner le temps de sécher ; le fourrage lui-même est rentré dans un état d’humidité complète. Pour profiter de la récolte des feuilles, le paysan détruit autant que possible, dans son voisinage, les pins et les sapins. Pour défricher une forêt, on abat sans distinction tous les arbres, en les coupant à deux ou trois pieds de terre. Ils restent une année couchés sur le sol, puis on y met le feu. La cendre du bois, des feuilles et de la mousse, enrichit la terre, qui, dès la seconde année, est toute revêtue d’une herbe épaisse. Les troncs de pins périssent promptement et ne donnent pas de rejetons ; mais les bouleaux envahissent à l’instant le terrain. Le cultivateur se borne à les éclaircir, pour favoriser l’herbe étendue à leurs pieds, et les respecte en faveur de leur utilité. Le bouleau donne le meilleur bois de chauffage du pays ; son écorce sert à couvrir les maisons. Lorsqu’on a recouvert de lattes les chevrons qui forment le toit, on lève sur le tronc des bouleaux des lanières d’écorce de dix à douze pieds de long sur un pied de large, et on les étend sur la toiture. Cette couverture est imperméable à la pluie et presque inaltérable. Sur cette écorce on applique de longues bandes de gazon, qui finissent par adhérer l’une à l’autre, à l’aide des racines qui s’entrelacent, et font comme une prairie bien verte, nourrie sans cesse par l’humidité du climat. Quelquefois de hautes touffes de seigle s’en élèvent et couronnent le toit champêtre de leurs tiges agitées par le vent. La moisson aérienne mûrit en son temps, et se sème elle-même pour l’année suivante. Ces toits sont fort pittoresques de près, mais de loin ils nuisent au paysage, en se confondant avec la teinte générale des prairies. L’écorce du bouleau sert encore à faire des chaussures commodes et solides.
Le bruit de notre arrivée s’étant répandu dans la vallée, nous reçûmes le lendemain, au point du jour, de nombreuses visites. Une grande partie de la population d’Ingolstand s’était réunie autour de notre porte, attirée par la curiosité, et surtout l’envie de voir le Français. Mais j’eus la mortification de lire du désappointement sur plusieurs figures ; on s’attendait évidemment à me voir armé d’un grand sabre, et avec une paire de moustaches redoutables, comme un véritable Croquemitaine ; un Français qui portait une canne et un chapeau de paille leur parut tout-à-fait indigne de son pays. La conversation commença comme celle de la veille ; il me fallut répondre par interprète à mille questions sur Napoléon : s’il était vrai que ses généraux eussent tous le rang de roi ; si son fils n’avait pas été déclaré pape dès sa naissance ; si les Anglais n’avaient pas fait enfermer Napoléon dans une prison creusée à cent pieds dans le roc, et ne faisaient pas courir faussement le bruit de sa mort, ce qui, au reste, était bien digne de la nation qui avait brûlé Copenhague ; toutes questions irréfléchies, qui nous prouvaient seulement combien le bruit de cette grande renommée avait retenti fort et loin, puisqu’il avait pénétré, quoique confusément, dans les Alpes centrales de la Norwège. Nous nous mîmes en marche vers le fleuve, et suivîmes ses rives pour arriver à la cataracte, dont l’écho nous apportait par intervalles la voix lointaine, quoique nous en fussions à deux lieues. La rivière avait le plus grand caractère : tantôt elle s’épanchait en vastes nappes vertes, d’une profondeur incommensurable, tantôt elle courait sur des blocs de rochers qui la déchiraient en longues franges d’argent ; quelquefois elle se creusait dans le roc des gouffres silencieux, où l’eau noire restait immobile et semblait dormir ; ailleurs, elle tournoyait toute couverte d’écume, et mugissait à travers les masses qui s’opposaient à son passage. Bientôt je fus forcé de renoncer à la suivre ; ses rives devinrent inaccessibles, et s’élevèrent comme une haute muraille qu’un lézard n’aurait pu escalader. Je pris sur les flancs de la colline un rapide sentier pour rejoindre mes compagnons, qui marchaient devant moi. À mesure que je montais, la scène s’étendait, et les montagnes grandissaient autour de moi. Les pics décharnés s’élevaient et paraissaient de tous côtés, comme pour servir de cadre à la fraîche vallée. Gousta-Field les dominait tous, avec sa neige éternelle. La route étroite et accidentée serpentait gracieusement à travers les jardins, les pelouses vertes, les champs de lin et d’orge, les maisons peintes, et coupait à chaque instant de rapides ruisseaux, qui passaient perdus dans la verdure avec leur bruit et leur écume. Une petite rivière descendait du sommet même de la montagne, et d’une hauteur de deux mille pieds. Elle formait non une seule chute, mais une centaine de cascades, de quinze à vingt pieds chacune, qui, se brisant sans cesse et sans repos sur leurs degrés de roc, paraissaient de loin comme une seule cascade, immobile au milieu de la verdure. Quiconque a vu les chutes artificielles de Caserte peut se faire une idée de celles-ci, avec la différence d’échelle et de nature, et la distance qui règne entre les ouvrages de Dieu et ceux des hommes. Cette rivière, nommée Varroe-Elv, est un affluent du fleuve que nous apercevions au-dessous de nous comme une ligne éblouissante. Celui-ci se nomme Moan-Elv, c’est-à-dire eau de la lune. Il doit son nom à la cataracte qui lui donne naissance, et vers laquelle nous nous dirigions. Elle semble effectivement tomber du ciel, et cette idée est la première qui ait dû frapper les habitans de la vallée, qui ne connaissaient pas les lacs supérieurs d’où elle sort. Le sentier, qui se glissait en zig-zags sur la pente de la montagne, devint à peine visible. Quelques traces irrégulières montaient et descendaient tour à tour au milieu de la bruyère et des sapins rabougris. J’entendais depuis long-temps un bruit sourd et continu, qui me faisait deviner l’approche, mais non le lieu de la cataracte. Le tonnerre des eaux, répercuté par les échos, résonnait comme incertain, et m’arrivait de tous côtés ; j’étais comme entouré de ce son formidable, semblable à celui des orages des tropiques, quand ils s’allument à la fois aux quatre points de l’horizon. Ainsi préparé au grand spectacle que j’allais voir, je craignais qu’il ne fût au-dessous de mon attente ; mais il passa de bien loin toutes mes prévisions. Un mur de rochers me dérobait la cataracte ; le rideau disparut, et j’embrassai d’un coup d’œil la plus magnifique scène qui se fût jamais présentée aux regards du voyageur. Devant moi s’ouvrait un gouffre d’environ mille pieds de profondeur ; les parois étaient coupées à pic, quelquefois surplombantes, noires comme de l’encre, et brillantes d’une humidité continuelle ; elles s’abaissaient irrégulièrement, saccadées et brisées en énormes crevasses, depuis leur sommet, inondé de lumière, jusqu’au fond, noyé dans l’ombre et la vapeur. La longueur du précipice pouvait être de quinze cents pieds, et sa largeur de douze cents. En face de nous, deux immenses sillons étaient excavés dans la muraille gigantesque : de celui qui se trouvait le plus à gauche descendait la rivière, ou plutôt le fleuve, qui, perdant pied tout à coup, et rencontrant le vide, tombait perpendiculairement de sept cents pieds de haut, en une masse prodigieuse d’écume. La pression de l’air était si forte, que la vapeur, chassée hors de cette première crevasse, ne pouvait remonter à côté, comme c’est l’ordinaire dans les cascades ; elle était refoulée jusqu’à l’autre enfoncement ; et là, se trouvant en liberté, elle montait comme une vaste colonne de fumée blanche, et remplissant la profondeur du rocher, s’élevait beaucoup plus haut que la chute elle-même. Il y avait donc deux cataractes, l’une descendante, l’autre ascendante ; la première tranchait, par sa blancheur éclatante, sur les noires parois de basalte qui la bordaient ; l’autre, non moins blanche, mais plus indécise, les cachait, ou les laissait voir, suivant que le tourbillon éternel, qui régnait dans cette caverne, l’agitait plus ou moins violemment. Tantôt elle s’élançait jusqu’aux nuages en brillans arcs-en-ciel ; tantôt, refoulée par le vent, elle voilait comme un brouillard l’horrible aspect du gouffre. Dans le fond régnait un enfer d’eau, un indicible chaos d’écume. Les molécules liquides qui remplissaient ce grand bassin n’avaient pas un instant de repos ; toute cette masse était incessamment soulevée par la masse qui venait d’en haut, et, refoulée dans toutes les directions, bouillonnait autour de ses rives, comme une mer en fureur qui ne pourrait trouver d’issue. Ayant ainsi son volume doublé par l’air qu’elle recevait, n’étant déjà plus de l’écume, et n’étant pas encore de l’eau, elle se précipitait presque aussi vite que la cascade elle-même par une étroite fissure de rochers, et courait près d’une demi-heure, comme éperdue de sa chute, sans reprendre la belle couleur verte qui lui est naturelle. Le volume des eaux était comparable à celui du Rhin à Schaffouse, et nous étions dans la saison la plus sèche de l’année. Qu’on se représente, si on le peut, d’après mes faibles paroles, ce magnifique spectacle ; qu’on réunisse ce qu’on a jamais vu de plus horrible aux yeux, de plus effrayant pour les sens, de plus étourdissant pour la pensée, et on n’aura qu’une idée bien imparfaite de cette grande cataracte, qu’on nomme Riukan-Fossen (chute de brouillard) ; elle payait à elle seule le voyage de Norwège. Aucun autre pays n’en peut produire de semblables ; il leur faut les Alpes suisses sous la latitude Scandinave. Toutes les cascatelles de l’Europe ne méritent pas qu’on en parle auprès de celle-ci. La chute de Laufen l’égale en volume ; mais elle ne tombe que de soixante pieds ; et en Norwège elle n’aurait pas même un nom. Le Niagara, d’une immense étendue, est peu élevé ; les cascades du Gotha près de Gottembourg, de la Glommen près de Christiania, ne sont que de grands rapides. Une seule cataracte de Norwège est comparable à celle-ci : c’est celle de Voring-Fossen, dans la province de Bergen. En côtoyant avec précaution les bords du précipice, pour le voir sous différens aspects, nous trouvâmes une petite plate-forme de rocher qui, suspendue au-dessus de l’abîme, semblait un balcon naturel destiné à recevoir des spectateurs. La corniche n’avait pas plus de quatre pieds de large : nous nous couchâmes l’un après l’autre sur la pierre polie. Nos guides, placés derrière nous, nous retenaient par le pied. En penchant la tête hors de l’ouverture, nous nous trouvâmes surplomber sur le gouffre. Quiconque n’a pas eu de vertige dans cette position, peut s’en croire préservé pour jamais ; pour moi, je n’ai rien vu d’aussi horrible que cette grande chaudière en ébullition, qui, dans sa colère éternelle, fouettait et dévorait ses parois de granit. Le cratère d’un volcan plein de laves n’en donne qu’une idée imparfaite ; c’est une image vivante de l’enfer, c’est-à-dire d’un tourment et d’une rage inextinguibles. Tout corps précipité dans cette fournaise, serait broyé en atomes et réduit en molécules impalpables, comme la toile ou la laine sous les marteaux d’une papeterie. Pour arriver, en longeant l’abîme, jusqu’au sommet élevé d’où l’eau se précipite, on suit un sentier très dangereux, que je ne conseille à personne de prendre, l’ayant essayé moi-même ; le peintre m’y suivit, l’officier demeura au bord. À peine eûmes-nous fait cent pas, qu’il fallut ôter nos chaussures, et nous accrocher, avec les doigts de nos pieds, dans des fissures de roc qui n’avaient que quelques pouces de large. En même temps que nous nous tenions cramponnés avec les mains à quelques rares touffes de bruyère, et c’était notre seul point d’appui sur une paroi glissante, inclinée de quarante-cinq degrés, je songeai à ma mère, et me repentis d’être allé si avant ; mais le danger était trop grand pour se retourner : il fallut aller jusqu’à un passage plus facile, et là, pensant en avoir assez fait pour notre gloire, nous revînmes sur nos pas, et touchâmes le terrain plat avec la joie du nautonnier échappé à la tempête. Ce sentier s’appelle le Chemin de Marie. Il a sa légende, comme la plupart des passages dangereux des Alpes. Une jeune fille de Gousta-Thal était fiancée à un pâtre des vallées supérieures ; les amans étaient obligés, pour se voir, de passer par ce sentier périlleux ; et pour que leur danger fût égal, ainsi que leur amour, chacun à son tour devait le franchir pour aller au rendez-vous. Marie, après avoir attendu long-temps le jeune berger, prit le parti d’aller le chercher au-delà du sentier, quoique ce ne fût pas son jour. Arrivée à l’endroit le plus difficile, elle vit son amant face à face avec un ours, qui, cramponné au rocher avec ses griffes, était déterminé à ne pas céder le passage. Ces trois personnages se regardèrent quelque temps, sans bouger, avec l’anxiété de gens qui sentent que leur vie ne tient qu’à un fil. L’ours se décida le premier ; il avança lourdement une patte, puis une autre, et s’approcha du jeune homme, pensant le renverser par sa masse ; celui-ci tira son couteau, et s’accrochant d’une main à une touffe de myrtil, de l’autre il frappa son ennemi. L’ours, blessé, fit un bond qui aurait dû le précipiter dans l’abîme ; ses griffes labourèrent le roc, et y restèrent enfoncées. Il se releva, mais pour s’élancer du côté où se tenait Marie. En vain l’infortunée voulut fuir, en vain elle se colla au rocher, et poussa de grands cris pour arrêter l’animal furieux ; l’ours la balaya de son passage, comme il aurait fait une paille. J’ai grande honte de dire que le jeune homme ne songea point à la suivre : il agit beaucoup mieux. Il tua l’ours, il en vendit la peau, et fit dire avec l’argent des messes pour l’ame de sa fiancée, car c’était avant la réforme.
La cataracte de Riukan-Fossen s’échappe d’un grand lac, situé sur un plateau supérieur. En remontant jusqu’au sommet des fields, on trouve ainsi dix étages de lacs, qui dégorgent les uns dans les autres par des cascades, et dont les plus élevés sont à cinq ou six mille pieds au-dessus de l’Océan. Les forêts ont cessé bien avant d’arriver là ; on ne trouve plus que de la mousse de rennes et de la neige. Tous ces lacs fourmillent de truites. Pour expliquer la présence de ces poissons au-dessus de ces cataractes, il faut admettre que toutes les parties de la terre et des eaux ont été peuplées simultanément. Il n’y a point de communication possible entre les bassins inférieurs et ceux d’en haut. Le lac d’où sort Riukan-Fossen est à trois mille pieds au-dessus de la mer ; son aspect est sombre et monotone ; il est bordé de quelques maisons, et sillonné de bateaux, qui ont grand soin de ne jamais approcher de l’embouchure. À un quart de lieue au-dessus de la cataracte, le courant est si violent, qu’il est impossible de lui résister. Toute embarcation qui dériverait jusque-là serait infailliblement perdue ; car le rocher est taillé à pic des deux côtés. Il y a trois ans, deux bateliers voguaient sur le lac, et se laissaient aller au courant léger qui vient d’en haut ; ils étaient convenus de veiller chacun à leur tour, dans la crainte de s’engager dans les rapides. Celui qui devait rester en faction céda à la fatigue et s’endormit ; l’autre se réveilla au mouvement accéléré du bateau, et s’aperçut qu’il était trop tard pour l’arrêter. De la rive, on le vit, dans un transport de colère involontaire, lever son aviron et frapper à coups redoublés l’imprudent dont le sommeil causait leur perte. J’espère que Dieu lui aura pardonné cette mauvaise action. Il n’eut pas le temps de s’en repentir : la barque partit comme une flèche. On retrouva, un mois après, quelques fragmens de bois peint dans le lac de Tind. Quant aux corps, on ne songea pas même à les chercher.