Voyage en Orient (Lamartine)/Avertissement

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Chez l’auteur (p. 5-11).
AVERTISSEMENT

DE LA PREMIÈRE ÉDITION



Ceci n’est ni un livre, ni un voyage ; je n’ai jamais pensé à écrire l’un ou l’autre. Un livre, ou plutôt un poëme sur l’Orient, M. de Chateaubriand l’a fait dans l’Itinéraire ; ce grand écrivain et ce grand poëte n’a fait que passer sur cette terre de prodiges, mais il a imprimé pour toujours la trace du génie sur cette poudre que tant de siècles ont remuée. Il est allé à Jérusalem en pèlerin et en chevalier, la Bible, l’Évangile et les Croisades à la main. J’y ai passé seulement en poëte et en philosophe ; j’en ai rapporté de profondes impressions dans mon cœur, de hauts et terribles enseignements dans mon esprit. Les études que j’y ai faites sur les religions, l’histoire, les mœurs, les traditions, les phases de l’humanité, ne sont pas perdues pour moi. Ces études, qui élargissent l’horizon si étroit de la pensée, qui posent devant la raison les grands problèmes religieux et historiques, qui forcent l’homme à revenir sur ses pas, à scruter ses convictions sur parole, à s’en formuler de nouvelles ; cette grande et intime éducation de la pensée par la pensée, par les lieux, par les faits, par les comparaisons des temps avec les temps, des mœurs avec les mœurs, des croyances avec les croyances, rien de tout cela n’est perdu pour le voyageur, le poëte ou le philosophe ; ce sont les éléments de sa poésie et de sa philosophie à venir. Quand il a amassé, classé, ordonné, éclairé, résumé l’innombrable multitude d’impressions, d’images, de pensées, que la terre et les hommes parlent à qui les interroge ; quand il a mûri son âme et ses convictions, il parle à son tour ; et, bonne ou mauvaise, juste ou fausse, il donne sa pensée à sa génération, ou sous la forme de poëme, ou sous la forme philosophique. Il dit son mot, ce mot que tout homme qui pense est appelé à dire. Ce moment viendra peut-être pour moi : il n’est pas venu encore.

Quant à un voyage, c’est-à-dire à une description complète et fidèle des pays qu’on a parcourus, des événements personnels qui sont arrivés au voyageur, de l’ensemble des impressions des lieux, des hommes et des mœurs, sur eux, j’y ai encore moins songé. Pour l’Orient, cela est fait aussi ; cela est fait en Angleterre, et cela se fait en France en ce moment, avec une conscience, un talent et un succès que je n’aurais pu me flatter de surpasser : M. de Laborde écrit et dessine avec le talent du voyageur en Espagne, et le pinceau de nos premiers artistes ; M. Fontanier, consul à Trébisonde, nous donne successivement des portraits exacts et vivants des parties les moins explorées de l’empire ottoman ; et la Correspondance d’Orient, par M. Michaud, de l’Académie française, et par son jeune et brillant collaborateur, M. Poujoulat, satisfait complétement à tout ce que la curiosité historique, morale et pittoresque, peut désirer sur l’Orient. M. Michaud, écrivain expérimenté, homme fait, historien classique, enrichit la description des lieux qu’il parcourt de tous les souvenirs, vivants pour lui, des croisades ; il fait la critique des lieux par l’histoire, et de l’histoire par les lieux ; son esprit mûr et analytique se fait jour à travers le passé comme à travers les mœurs des peuples qu’il visite, et répand le sel de sa piquante et gracieuse sagesse sur les mœurs, les coutumes, les civilisations qu’il parcourt ; c’est l’homme avancé en intelligence et en années, conduisant le jeune homme par la main, et lui montrant, avec le sourire de la raison et de l’ironie, des scènes nouvelles pour lui. M. Poujoulat est un poëte et un coloriste ; son style, frappé de l’impression et de la teinte des lieux, les réfléchit tout éclatants et tout chauds de la lumière locale. On sent que le soleil d’Orient luit et échauffe encore dans sa pensée jeune et féconde, pendant qu’il écrit à son ami ; ses pages sont des blocs du pays même, qu’il nous rapporte tout rayonnants de leur splendeur native. La diversité de ces deux talents, s’achevant l’un par l’autre, fait de la Correspondance d’Orient le recueil le plus complet que nous puissions désirer sur cet admirable pays : c’est aussi la lecture la plus variée et la plus attrayante.

Pour la géographie, nous avons peu de choses encore ; mais les travaux de M. Caillet, jeune officier d’état-major, que j’ai rencontré en Syrie, seront sans doute publiés bientôt, et compléteront pour nous le tableau de cette partie du monde. M. Caillet a passé trois ans à explorer l’île de Chypre, la Caramanie, les différentes parties de la Syrie, avec ce zèle et cette intrépidité qui caractérisent les officiers instruits de l’armée française. Rentré depuis peu dans sa patrie, il lui rapporte des notions qui eussent été bien utiles à l’expédition de Bonaparte, et qui peuvent en préparer d’autres.

Les notes que j’ai consenti à donner ici aux lecteurs n’ont aucun de ces mérites. Je les livre à regret ; elles ne sont bonnes à rien qu’à mes souvenirs ; elles n’étaient destinées qu’à moi seul. Il n’y a là ni science, ni histoire, ni géographie, ni mœurs ; le public était bien loin de ma pensée quand je les écrivais : et comment les écrivais-je ? Quelquefois à midi, pendant le repos du milieu du jour, à l’ombre d’un palmier ou sous les ruines d’un monument du désert ; plus souvent le soir, sous notre tente battue du vent ou de la pluie, à la lueur d’une torche de résine ; un jour, dans la cellule d’un couvent maronite du Liban ; un autre jour, au roulis d’une barque arabe, ou sur le pont d’un brick, au milieu des cris des matelots, des hennissements des chevaux, des interruptions, des distractions de tout genre d’un voyage sur terre ou sur mer ; quelquefois huit jours sans écrire ; d’autres fois perdant les pages éparses d’un album déchiré par les chacals, ou trempé de l’écume de la mer.

Rentré en Europe, j’aurais pu sans doute revoir ces fragments d’impressions, les réunir, les proportionner, les composer, et faire un voyage comme un autre. Mais, je l’ai déjà dit, un voyage à écrire n’était pas dans ma pensée. Il fallait du temps, de la liberté d’esprit, de l’attention, du travail ; je n’avais rien de tout cela à donner. Mon cœur était brisé, mon esprit était ailleurs, mon attention distraite, mon loisir perdu ; il fallait ou brûler ou laisser aller ces notes telles quelles. Des circonstances inutiles à expliquer m’ont déterminé à ce dernier parti ; je m’en repens, mais il est trop tard.

Que le lecteur les ferme donc avant de les avoir parcourues s’il y cherche autre chose que les plus fugitives et les plus superficielles impressions d’un voyageur qui marche sans s’arrêter. Il ne peut y avoir un peu d’intérêt que pour des peintres : ces notes sont presque exclusivement pittoresques ; c’est le regard écrit, c’est le coup d’œil d’un passager assis sur son chameau ou sur le pont de son navire, qui voit fuir des paysages devant lui, et qui, pour s’en souvenir le lendemain, jette quelques coups de crayon sans couleur sur les pages de son journal. Quelquefois le voyageur, oubliant la scène qui l’environne, se replie sur lui-même, se parle à lui-même, s’écoute lui-même penser, jouir ou souffrir ; il grave aussi alors un mot de ses impressions lointaines, pour que le vent de l’Océan ou du désert n’emporte pas sa vie tout entière, et qu’il lui en reste quelque trace dans un autre temps, rentré au foyer solitaire, cherchant à ranimer un passé mort, à réchauffer des souvenirs froids, à renouer les chaînons d’une vie que les événements ont brisée à tant de places. Voilà ces notes : de l’intérêt, elles n’en ont point ; du succès, elles ne peuvent point en avoir ; de l’indulgence, elles n’ont que trop de droits à en réclamer.