Voyage en Orient (Lamartine)/Note post-scriptum

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Chez l’auteur (p. 429-433).


NOTE POST-SCRIPTUM




1er décembre 1849.


La mémoire des peuples primitifs est inaltérable comme le ciel de l’Orient ; ils conservent longtemps la trace des voyageurs qui ont habité parmi leurs tribus ; ils font un événement d’un homme qui passe, un poëme traditionnel du récit des jours qu’il a vécu sous leurs tentes. Dans un pays où les changements de gouvernement sont rares, où les changements de mœurs sont inconnus ; où les tribunes, les journaux n’existent pas ; où tout est uniforme, silencieux et monotone dans l’existence des peuples, il faut peu de chose pour occuper longtemps l’esprit public.

L’Orient est aussi le pays de l’imagination, la terre du merveilleux : les traditions orales y grossissent tout ; rien n’y est naturel, tout y est prestige : tout étranger qui traverse la terre est un sage ou un héros. Ce peuple, qui a attendu le Messie, qui a attendu l’hégire, qui a attendu Bonaparte, attend toujours quelque chose et quelqu’un, même quand ce quelqu’un n’est qu’un pauvre voyageur promenant son ombre par désœuvrement sur le sable du désert ou sur les colonnes renversées de Balbeck.

C’est là tout le secret de l’accueil que j’ai reçu des Arabes, et surtout des Maronites du mont Liban. On a répandu en Europe, à mon retour, que j’avais dépensé des trésors pendant ces deux années de pérégrinations en Orient ; que j’avais prodigué, en présents sur toute ma route, l’or, les étoffes précieuses, les armes de prix, les perles et les diamants ; que là était l’origine de ma fortune détruite, et de la nécessité où j’étais de vendre les foyers de ma famille dans mon propre pays.

Tout cela est un chapitre de plus de ces mille et une nuits fantastiques qu’on invente sur tous les hommes qui ont la sottise de laisser prononcer leur nom par la foule. La vérité, c’est que j’ai voyagé en Orient comme on y voyage avec sa famille, avec quelques amis, avec un certain nombre de serviteurs, avec une caravane d’ânes, de mulets, de chameaux et de chevaux arabes ; caravane indispensable quand on parcourt des contrées désertes et qu’on a pour demeure des tentes ; la vérité, c’est que j’ai répondu bien modestement par quelques présents de peu de valeur, monnaie du pays, aux hospitalités et aux présents des Arabes ; la vérité enfin, c’est que ce voyage de deux ans par terre et par mer ne m’a coûté en totalité que cent mille francs : cent mille francs, sur lesquels j’ai rapporté encore en Europe des armes, des tapis, des harnais et des chevaux pour plus de vingt mille francs de valeur. À mon retour, un éditeur illustre me paya quatre-vingt mille francs environ les notes que je n’avais pas écrites à son intention. Il en résulte qu’en réalité ce voyage ruineux ne m’a rien coûté, et que j’ai vécu convenablement deux ans sans toucher même aux revenus de mes terres en France. Il faut donc chercher ailleurs les causes de cette décadence de ma fortune, qui me force avec tant de douleur à me séparer de souvenirs chers à mon cœur, et à retourner peut-être en Orient, pour réparer, par le travail agricole, la condition de ceux qui vivront de moi après moi. La vie politique est plus chère que la vie nomade et poétique : voilà le secret.

Lady Esther Stanhope m’avait prédit qu’après avoir été mêlé involontairement à de grands événements dans mon pays, je retournerais en Orient pour d’autres pensées. Je mentirais si je disais que ces pensées sont de faire pousser seulement un peu plus d’orge, de froment, ou de soie ou de coton, aux vieux sillons de cette terre. J’ai d’autres pensées, je ne m’en cache pas, je les dirai tout haut à leur heure. Je ne crois pas que ce soient les prédictions de lady Stanhope qui aient fait éclore d’un accident la république française de 1848, et qui, après m’avoir élevé par hasard et précipité par caprice, m’entraînent aujourd’hui en Orient. Non, la véritable prédiction de la destinée d’un homme, c’est la pente de son esprit. Je l’ai dit en commençant ces volumes, la pente de mon esprit a toujours été vers ces climats. Mon imagination est de la même eau que cette mer et ce ciel ; ma philosophie est de la même source que ces rayons. Dieu est plus visible là-bas qu’ici : c’est pourquoi je désire y vieillir et y mourir. Cela ne veut pas dire, comme quelques journaux l’avancent, que je quitte des à présent mon pays, et que je secoue avec colère et avec ingratitude la poussière de mes pieds d’un pays qui m’a méconnu : cela veut dire simplement que je vais coloniser un coin de champ au soleil d’Asie, me construire un foyer dans une terre étrangère où l’on vit de peu, et où le travail agricole est récompensé au centuple ; que je resterai dans mon pays natal tant qu’il aura besoin d’un citoyen dévoué de plus ; que j’y reviendrai à son moindre appel, tant que je pourrai le servir au titre le plus humble : mais qu’après ma journée finie, j’irai chercher ma vie et mon repos dans l’asile que l’hospitalité orientale n’a jamais refusé aux solitaires ou aux expatriés.

J’y retrouverai fraîches et vivaces encore les amitiés que j’ai contractées avec les hommes simples et héroïques de ces races du Liban. J’en ai pour garant les lettres qu’ils n’ont cessé de m’écrire pendant leurs malheurs, et depuis que le jeune Abdul Mejid a poursuivi l’œuvre des réformes administratives qui rendront aux Maronites la sécurité et la liberté de leur race. C’est à l’époque de ces troubles du Liban, fomentés par l’ambition du pacha d’Égypte et par la fausse politique de la France en 1840, que les chefs du Liban m’envoyèrent à Paris, par une députation, un sabre d’honneur que je leur reporterai, si j’ai la joie de les revoir. — Voici la lettre que je leur répondis :


« Chers et vénérables scheiks des Maronites,

» J’ai reçu le sabre que vous m’adressez. Je le conserverai pendant que je vivrai, et je le ferai conserver après moi dans ma famille, comme un témoignage éclatant de votre amitié et de celle de la nation maronite pour la France.

» Depuis que j’ai quitté vos montagnes, mon plus ardent désir est de retourner vivre parmi vous. Aussitôt que les affaires publiques me permettront de quitter pour quelques années mon pays, je m’embarquerai de nouveau pour aller vous visiter. Vous m’avez donné l’hospitalité comme à un frère ; j’en ai les sentiments pour vous. Dieu a élargi la famille humaine, quand il a élargi le cœur de l’homme par la charité chrétienne. Je me glorifie de ce que vous voulez bien me compter au nombre de vos enfants.

» Tant que la nation française se souviendra de sa gloire en Égypte et en Syrie, elle aura souvenir et protection pour la nation maronite. J’ai communiqué aux chefs qui nous gouvernent les assurances de votre attachement ; ils vous le rendent par mon organe, et lorsque je retournerai près de vous, je vous porterai les marques et les preuves de leur éternelle amitié.

» Que Dieu vous donne de longs jours comme aux patriarches dont vous occupez la terre, et qu’il bénisse vos saintes montagnes des deux plus beaux dons qu’il ait faits aux hommes : la religion et la liberté !

» Lamartine. »