Voyage en Orient (Lamartine)/Notes de Madame de Lamartine

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Chez l’auteur (Œuvres complètes, tome 7p. 289-313).


NOTES


DE MADAME DE LAMARTINE





« Au sortir des jardins de Jaffa, nous mîmes nos chevaux au galop à travers une immense plaine, alors couverte de chardons jaunes et violets. De temps en temps, de grands troupeaux que chassait devant lui un cavalier arabe armé d’une longue lance, comme dans les marais Pontins, cherchaient une rare nourriture parmi les herbes que le soleil n’avait pas encore entièrement calcinées. Plus loin, à notre droite, et comme à l’entrée du désert d’El-Arich, quelques tas de boue, recouverts d’herbe sèche, sortaient de terre comme des meules de foin jaunies par l’orage avant que le moissonneur ait pu les rentrer : c’était un village.

» En approchant nous vîmes des enfants nus sortir, comme des Lapons, de ces petits cônes renversés, qui formaient leurs habitations ; quelques femmes, les cheveux pendants, couvertes à peine par une chemise bleu foncé, quittaient le feu qu’elles allumaient sur deux pierres pour préparer leur repas, et montaient au sommet de leur hutte, afin de nous voir défiler plus longtemps.

» Après quatre heures de marche nous arrivâmes à Ramla, où nous étions attendus par l’agent du consulat sarde, qui avait la bonté de nous prêter sa maison, les femmes ne pouvant être logées au couvent latin. Dans la soirée nous visitâmes une ancienne tour, à un demi-quart de lieue de la ville, appelée la tour des Quarante Martyrs, maintenant occupée par des derviches tourneurs. — C’était un vendredi, jour de cérémonie pour leur culte ; nous y assistons. — Une vingtaine de derviches, vêtus d’une longue robe et d’un bonnet pointu de feutre blanc, étaient accroupis en cercle dans une enceinte entourée d’une petite balustrade ; celui qui paraissait être le chef, figure vénérable à grande barbe blanche, était, par distinction, placé sur un coussin et dominait les autres. Un orchestre composé d’un nâhi ou basson, d’une shoubabé, sorte de clarinette, et de deux petits tambours réunis, appelés nacariate, jouait les airs les plus discordants à nos oreilles européennes. Les derviches se lèvent gravement un à un, passent devant le supérieur, le saluent, et commencent à tourner en cercle sur eux-mêmes, les bras étendus et les yeux élevés vers le ciel. Leur mouvement, d’abord lent, s’anime peu à peu, arrive à une rapidité extrême, et finit par former comme un tourbillon où tout est confusion et éblouissement ; tant que l’œil peut les suivre, leurs regards paraissent exprimer une grande exaltation, mais bientôt on ne distingue plus rien. Le temps que dura cette valse étrange, je ne saurais le dire ; mais il me parut incroyablement long. Peu à peu cependant le nombre des tourneurs diminuait ; épuisés de fatigue, ils s’affaissaient l’un après l’autre et retombaient dans leur attitude première ; les derniers semblaient mettre une grande persistance à tourner le plus longtemps possible, et j’éprouvais un sentiment pénible à voir les efforts que faisait un vieux derviche, haletant et chancelant à la fin de cette rude épreuve, pour ne céder qu’après tous les autres. Pendant ce temps nos Arabes nous entretiennent de leurs superstitions ; ils prétendent qu’un chrétien, récitant continuellement le Credo, forcerait le musulman à tourner sans fin, par une impulsion irrésistible, jusqu’à ce qu’il en mourût ; qu’il y en avait beaucoup d’exemples ; et qu’une fois les derviches ayant découvert celui qui employait ce sortilége l’avaient forcé à réciter le Credo à rebours, et avaient ainsi détruit le charme au moment où le tourneur allait expirer : et nous, nous faisons de tristes réflexions sur la faiblesse de la raison humaine, qui cherche à tâtons, comme l’aveugle, sa route vers le ciel, et se trompe si souvent de chemin. Ces bizarres extravagances, qui dégradent en quelque sorte l’esprit humain, avaient cependant un but digne de respect et un noble principe. C’était l’homme voulant honorer Dieu ; c’était l’imagination voulant s’exalter par le mouvement physique, et arriver, comme elle y arrive par l’opium, à cet étourdissement divin, à cet anéantissement complet du sentiment et du moi, qui lui permet de croire qu’elle s’est abîmée dans l’unité infinie, et qu’elle communique avec Dieu.

» C’était peut-être une imitation, pieuse dans l’origine, des mouvements des astres dansant devant le Créateur ; c’était peut-être un effet de cette même inspiration enthousiaste et passionnée qui fit jadis danser David devant l’arche du Seigneur. Quelques-uns de nous faisaient comme la femme du roi-poëte, et étaient tentés de se moquer des derviches. Ils leur semblaient insensés, comme à des hommes qui ignoreraient le fond de notre culte pourraient paraître quelques observances monacales, la mendicité de nos moines, les macérations de certains ordres ascétiques ; mais, quelque absurde que soit au premier coup d’œil de la raison une pratique religieuse, une raison plus profonde et plus haute y trouve toujours quelque chose à respecter : le motif qui l’inspire. Rien de ce qui touche à l’idée de Dieu n’est ridicule ; c’est quelquefois atroce, souvent insensé, mais toujours sérieux. La conscience du derviche est en paix quand il a accompli sa valse pieuse, et il croit que ses pirouettes ont honoré la Divinité. Mais si nous ne le regardons pas comme ridicule, nous sommes quelquefois tentés de le prendre en pitié, et je ne sais si nous avons plus le droit de l’un que de l’autre. Nous-mêmes, où en serions-nous sans les enseignements du christianisme qui sont venus éclairer notre raison ? serait-elle plus lumineuse que la sienne ? L’histoire est là pour répondre. On trouve un Platon pour des milliers d’idolâtres.

» En sortant de la tour nous entrons dans les galeries d’un cloître ruiné, qui conduisent à une église souterraine ; nous descendons par plusieurs marches sous une voûte surbaissée, que porte une belle colonnade. L’aspect d’une église souterraine m’a toujours paru d’un effet imposant et attendrissant à la fois. L’obscurité mystérieuse, la solitude de ces voûtes silencieuses, reportent l’imagination aux premiers temps du culte, lorsque les chrétiens se retiraient dans des grottes profondes pour dérober leurs mystères aux yeux profanes, et se soustraire à la persécution. En Orient, la plupart de ces églises semblent bâties pour embellir ces asiles primitifs, et orner, de tout le luxe de l’architecture, ces humbles retraites où la foi s’était longtemps cachée, comme pour venger, par une éclatante réparation, les humiliations et les injures de la domination païenne ; mais le temps des persécutions devait renaître pour les malheureux chrétiens, et le nom de ce monument, les Quarante Martyrs, ferait croire qu’il a servi de refuge aux fidèles, sans pouvoir les protéger ; et maintenant tout est en ruine : les nefs et les colonnades bâties par les empereurs n’ont pas commandé plus de respect aux vainqueurs que les humbles grottes des premiers disciples de la croix ; les voûtes servent d’écuries, et les cloîtres de casernes.

» On voit encore quelques tombeaux du temps des croisés, mais la nuit nous empêcha de nous arrêter davantage : il fallait retourner à notre gîte, et préparer notre caravane pour le lendemain. L’aga de Ramla nous donna une escorte, et recommanda au cawass en chef de ne pas me quitter un instant dans les défilés des montagnes où nous allions entrer, et de prendre mes ordres en tout. Le respect des musulmans pour les femmes européennes contraste singulièrement avec la dépendance dans laquelle ils tiennent les leurs. En effet, nous eûmes beaucoup à nous louer de l’extrême attention de ce janissaire et de sa politesse recherchée. Constamment occupé de la jument arabe que je montais, il semblait effrayé que je me hasardasse à la lancer, et ne comprenait pas que je pusse me tenir en équilibre dans les chemins escarpés que nous gravissions ; il nous fut bien utile plus tard, lorsque nous rencontrâmes, précisément dans ces gorges, d’innombrables pèlerins revenant de Jérusalem, qui nous barraient le passage : il les força à nous céder le sentier le moins impraticable parmi les blocs de granit et les racines des arbustes qui bordaient le ravin et nous empêchaient de rouler dans le précipice ; sans son autorité, la longue file de la procession marchant toujours, si la queue venait à pousser en avant la tête de la colonne, elle nous aurait infailliblement culbutés.

» En quittant Ramla, la route continue à travers la plaine pendant deux lieues ; nous nous arrêtâmes au Puits de Jacob ; mais n’ayant pas de cruche pour puiser, et l’eau étant très-basse, nous poursuivîmes notre chemin. Tout ce pays conserve des traces si vivantes des temps bibliques, que l’on n’éprouve aucune surprise, aucune difficulté à admettre les traditions qui donnent le nom de Jacob à un puits qui existe encore ; et l’on s’attend à y voir le patriarche abreuver les troupeaux de Rachel, plutôt que de douter de son identité. Ce n’est que par la réflexion que l’on arrive à l’étonnement ou au doute, lorsque les quatre mille ans écoulés, et les diverses phases que l’humanité a subies, se présentent à l’imagination et viennent faire chanceler la foi : du reste, dans une plaine où l’on ne trouve de l’eau que toutes les trois ou quatre heures, un puits, une source a dû être un objet aussi important dans les siècles passés qu’aujourd’hui, et son nom a pu se conserver aussi religieusement que celui des tours de David ou des citernes de Salomon. Nous entrons bientôt dans les montagnes de la Judée ; le chemin devient difficile ; tantôt le bord d’un précipice ne laisse aux chevaux que juste la place de leur pied ; tantôt des quartiers de rocs, roulés et entassés à travers le sentier, forment un rude escalier que des chevaux arabes sont seuls capables de franchir ; cependant, quelque pénible que soit ce chemin, il ne présente aucun danger comparable à celui qu’offre la route de Hamana.

» Au sommet de la première cime, nous nous retournons un instant pour jouir d’une vue magnifique sur tout le pays que nous venons de parcourir jusqu’au rivage au delà de Jaffa : quoique tout fût calme autour de nous, l’horizon de la mer, rouge et chargé, annonçait à un œil expérimenté une tempête prochaine ; déjà des vagues menaçantes agitaient les vaisseaux dans la rade ; nous cherchons à distinguer le nôtre ; nous songeons à ceux qui sont restés à bord. Mes tristes prévisions n’étaient pas chimériques : le lendemain, plusieurs bâtiments furent jetés sur cette côte dangereuse, et le nôtre, après avoir longtemps chassé sur son ancre, cassa son câble au milieu d’une rafale épouvantable.

» Après ce moment de halte, nous descendons le revers de la montagne pour en remonter d’autres encore, tantôt à travers des avalanches de pierres qui roulent sous les pieds de nos chevaux, tantôt sur le bord d’une étroite corniche. Les côtes, à droite et à gauche, sont quelquefois très-boisées ; le vert brillant des beaux buissons de l’arbousier et des lauriers-tins contraste avec le maigre feuillage des lentisques et des oliviers. Il ne manquait souvent que de l’eau pour rendre le paysage complet ; mais un spectacle d’une autre nature nous attendait.

» Une procession d’innombrables pèlerins de toutes nations, revenant de Jérusalem, défilait, en face de nous, du sommet d’une montagne nue et aride, en serpentant jusque dans la gorge où nous nous trouvions. Rien ne pourra rendre l’effet pittoresque de cette scène, la diversité des couleurs, des costumes, des allures : depuis le riche Arménien jusqu’au plus pauvre caloyer, tout contribuait à l’embellir. Après avoir admiré l’effet général, nous eûmes tout le loisir d’en examiner les détails, pendant deux heures que nous passâmes à nous croiser mutuellement : tantôt c’était un patriarche grec dans son beau costume, majestueusement assis sur une selle rouge et or, la bride de son cheval tenue par deux saïs, et suivi d’une foule à pied, cortége semblable à la marche triomphale d’un légat du pape au moyen âge ; tantôt c’était une pauvre famille dont le père conduisait, avec le bâton de pèlerin, un mulet surchargé de petits enfants ; l’aîné, assis sur le cou de l’animal, tenait une corde pour bride et un cierge pour étendard. D’autres enfants, entassés dans des paniers placés de chaque côté, mordillaient quelques restes de pain bénit ; la mère, pâle et exténuée, suivait avec peine, allaitant le plus jeune, attaché contre son sein par une large ceinture ; ensuite venait une longue file de néophytes tenant chacun un énorme cierge pascal, selon le rit grec, et psalmodiant d’un ton nasal et monotone ; — plus loin, des Juifs à turbans rouges, à longues barbes noires, à l’œil pénétrant et sinistre, semblaient maudire intérieurement un culte qui les avait déshérités. Pourquoi se trouvaient-ils parmi cette foule de chrétiens ? Les uns avaient profité de la caravane pour visiter le tombeau de David ou la vallée de Tibériade ; d’autres avaient spéculé sur les gains à faire en fournissant des vivres à la multitude. De temps en temps, la foule à pied était interrompue par quelques chameaux chargés d’immenses ballots, et accompagnés de leurs moukres dans le costume arabe : veste et large pantalon brun brodé de bleu, le cafié jaune sur la tête ; puis venaient des familles arméniennes ; les femmes, cachées sous le grand voile blanc, voyageaient dans un tactrewan, sorte de cage portée sur deux mulets ; les hommes en longues robes de couleur foncée, la tête couverte du grand calpack carré des habitants de Smyrne, conduisaient par la main leurs fils, dont l’aspect grave, réfléchi, calculateur, ne laisse rien percer de la légèreté de l’enfance ; — des matelots grecs et des patrons de vaisseaux pirates, qui étaient venus des ports de l’Asie Mineure et de l’Archipel, chargés de pèlerins comme un négrier d’esclaves, juraient dans leur langue énergique, et pressaient la marche pour rembarquer au plus vite leur cargaison d’hommes. Un enfant malade était porté sur une litière, entouré de ses parents qui pleuraient leur espérance déçue du miracle de la guérison subite qu’ils attendaient de leur pieux pèlerinage. — Hélas ! moi aussi je pleurais ! j’avais espéré et prié comme eux ; mais, plus malheureuse encore, je n’avais plus même l’incertitude sur l’étendue de mon malheur !…

» À la fin, venait une foule de malheureux Cophtes déguenillés, hommes, femmes et enfants, se traînant avec peine comme au sortir d’un hôpital. Toute cette troupe, brûlée par le soleil, haletant de soif, marchait, marchait toujours, pour atteindre la caravane et ne pas rester délaissée dans les défilés des montagnes ; je rougissais de me sentir à cheval, escortée de janissaires, accompagnée d’amis dévoués, qui m’épargnaient tout danger, toute peine, pendant qu’une foi si vive avait conduit des milliers d’individus à braver les fatigues, la maladie, les privations de tout genre. C’étaient là de vrais pèlerins : je n’étais que voyageuse.

» Entre cette première chaîne de montagnes et les dernières hauteurs qui dominent Jérusalem, se trouvent une jolie vallée et le village de Jérémie. Nous venions de passer devant l’ancienne église grecque, qui, comme tant d’autres, est maintenant une étable, lorsque nous vîmes une cinquantaine d’Arabes disposés en amphithéâtre sur les flancs de la colline, et accroupis sous de beaux oliviers. Au milieu du cercle, et sur une petite élévation dominant les autres, était le chef, le fameux Abougosh ; debout à ses côtés, on voyait son frère et son fils couverts de leurs armes et tenant leurs pipes ; leurs chevaux, attachés aux arbres derrière eux, complétaient le tableau. À l’arrivée de notre caravane, il envoya son fils parlementer avec notre drogman, qui marchait en tête. Ayant appris que l’escorte conduisait à Jérusalem la femme de l’émir franc qu’il avait connu il y avait six mois, il nous fit prier de nous arrêter, et d’accepter le café. Nous nous gardâmes bien de refuser ; et, ayant distribué à nos cawass et à nos moukres les provisions pour la halte, nous nous laissâmes conduire à une petite distance du groupe des Arabes. Là, notre dignité exigeait que nous nous arrêtassions, jusqu’à ce que, à leur tour, ils s’avançassent au-devant de nous. Abougosh se leva alors, et vint accoster M. de Parseval. Après nous avoir fait beaucoup de politesses et nous avoir offert le café, il me demanda une audience particulière. Je fis retirer mes gens à quatre pas, et, par l’entremise de mon interprète, j’appris qu’un de ses frères était prisonnier des Égyptiens, et que, croyant à M. de Lamartine une immense influence dans les conseils d’Ibrahim-Pacha, il me priait de solliciter son intervention en sa faveur, afin de lui faire rendre la liberté. Nous étions bien loin assurément d’avoir le crédit qu’il nous supposait ; mais le hasard a voulu que je fusse à même de lui rendre service en faisant plaider sa cause auprès du commandant de l’armée égyptienne.

» En arrivant près de Jérusalem, la vue des murailles était interceptée par un grand campement de troupes d’Ibrahim-Pacha. Les sentinelles s’avancent, nous examinent, parlent à notre drogman, et nous ouvrent le passage à travers le camp. Nous nous trouvons bientôt en face de la tente du général. Les rideaux relevés nous le découvrent lui-même, étendu sur un divan de cachemire, entouré de ses officiers, les uns debout, les autres assis sur des tapis de Perse ; leurs vêtements de couleurs tranchantes, garnis de belles fourrures et brodés d’or, leurs armes étincelantes, les esclaves noirs qui leur présentaient le café dans les finjeans d’argent, formaient pour nous une scène brillante et nouvelle. Autour des tentes, des saïs promenaient en laisse les plus beaux étalons arabes, pour laisser sécher l’écume sur leur poil luisant ; d’autres, fixés par des entraves, hennissaient d’impatience, frappaient la terre, et lançaient des regards de feu sur un peloton de cavalerie prêt à partir. Les troupes égyptiennes, formées de jeunes conscrits mesquinement vêtus d’un habillement rouge tout étriqué, moitié européen, moitié oriental, contrastaient avec les Arabes, couverts de larges draperies. Et cependant c’étaient ces Égyptiens petits, laids, mal bâtis, qui marchaient de conquête en conquête, et faisaient trembler le sultan jusqu’aux portes de Constantinople.

» Nous entrons dans la ville sainte par la porte de Bethléem, tournant immédiatement à gauche pour gagner le quartier du couvent latin. Les femmes ne pouvant y être reçues, nous prenons possession d’une maison ordinairement inhabitée, mais qui sert aux étrangers lorsque le couvent des pères de Terre-Sainte est déjà plein. Nous étendons des matelas sur des banquettes disposées à cet effet, espérant nous reposer des émotions de la journée, et retrouver des forces pour en supporter de nouvelles et de plus palpitantes encore ; mais, assaillis par des milliers d’insectes, de moustiques, de puces, de punaises, qui depuis longtemps sans doute manquaient de pâture dans ces chambres désertes, ou, supposition plus fâcheuse encore, y avaient été laissés par quelques-uns de ces pèlerins en haillons que nous avions rencontrés, tout sommeil devint impossible, et la nuit se passa à tâcher de s’en défendre en changeant continuellement de place : aussi, un de nos compagnons de voyage, malgré nos exhortations à la patience, finit-il par aller chercher refuge dans le couvent même. Le procureur général vint nous voir, et nous dit que, s’il avait été prévenu, il aurait fait disposer un meilleur logement pour nous recevoir, et promit de tout arranger pour le lendemain. Je me confonds en excuses, je l’assure que nous ne manquons de rien, et j’ai encore à rougir de notre susceptibilité devant cet humble apôtre de la pauvreté et de l’abnégation.

» Le procureur général était un Espagnol d’un esprit supérieur, doué d’une haute intelligence des hommes et des choses. Pendant notre séjour à Jérusalem, j’eus occasion d’apprécier particulièrement sa bonté indulgente, son mérite, et l’utilité de son influence dans le couvent de Terre-Sainte ; mais, à peine âgé de cinquante ans, sa carrière d’épreuve devait bientôt finir ici-bas par le martyre, — au moment où peut-être il se flattait de jouir de quelque repos dans son pays natal. S’étant embarqué peu de temps après notre départ pour retourner en Espagne, il fut massacré, avec quinze autres religieux, par des matelots grecs, non loin des côtes de Chypre. Un enfant musulman, seul échappé au carnage, poursuivit et dénonça les assassins, qui furent arrêtés en Caramanie.

» Le lendemain, à l’aube du jour, nous commençâmes à visiter les lieux saints. Mais je dois m’arrêter ici, et taire les émotions intimes que ces lieux m’inspirèrent, parce que toutes me sont personnelles. Je ne parlerai pas non plus de l’aspect des rues de Jérusalem, déjà décrites par mes compagnons de voyage. Je renfermai en moi toutes les impressions de mon âme ; je n’avais nul besoin de les écrire, elles sont trop profondes pour qu’elles s’effacent jamais de mon souvenir : s’il est des lieux dans le monde qui ont la douloureuse puissance d’éveiller tout ce qu’il y a de tristesse et de deuil dans le cœur humain, et de répondre à la douleur intérieure par une douleur pour ainsi dire matérielle, ce sont ceux où j’étais. Chaque pas qu’on y fait retentit jusqu’au fond de l’âme comme la voix des lamentations, et chaque regard tombe sur un monument de sainte tristesse qui absorbe nos tristesses individuelles dans ces misères ineffables de l’humanité, qui furent souffertes, expiées et consacrées ici !

» Partis de Jérusalem à cinq heures du matin, afin d’arriver à Bethléem à l’heure à laquelle on dit la messe dans la grotte de la Nativité ; un vieux religieux espagnol, à grande barbe, couvert d’un machlah[1] rayé de larges bandes noires et blanches, et dont les pieds touchaient à terre, monté qu’il était sur un tout petit âne, marchait devant, et nous servait de guide. Quoique au mois d’avril, un vent glacial soufflait avec violence, et menaçait de me renverser ainsi que mon cheval ; c’étaient les dernières rafales de la tempête sur la mer de Jaffa, qui arrivaient jusqu’à nous. La poussière qui tourbillonnait m’aveuglait ; j’abandonnai les rênes de ma jument à mon saïs arabe, et, rassemblant mon machlah autour de moi, je me concentrai dans les réflexions que faisaient naître la route que je parcourais, et les objets consacrés par la tradition. Mais ces objets sont trop connus, je ne m’arrêterai pas à les décrire : l’olivier du prophète Élie, — la fontaine où l’étoile reparut aux mages, — le site de Rama, d’où sortait la voix déchirante qui retentissait dans mon propre sein, tout excitait en moi des sensations trop intimes pour être rendues.

» Le couvent latin de Bethléem avait été fermé pendant onze mois par la peste ; mais depuis quelque temps il n’y avait pas eu de victimes nouvelles, et lorsque nous nous présentâmes à la petite porte basse qui sert d’entrée au monastère, elle s’ouvrit pour nous. Après avoir passé un à un, en nous courbant sous l’étroite ouverture, notre premier mouvement fut celui de la surprise en nous trouvant dans une majestueuse église : quarante-huit colonnes de marbre, chacune d’un seul bloc, rangées sur deux files de chaque côté, formaient cinq nefs, couronnées par une charpente massive de bois de cèdre ; mais on y cherchait en vain l’autel, ou la chaire ; tout était brisé, délabré, dépouillé, et une muraille grossièrement cimentée partageait ce beau vaisseau à la naissance de la croix, et cachait ainsi la partie réservée au culte, que les diverses communions chrétiennes se disputent encore. La nef appartient aux Latins, mais ne sert que de vestibule au couvent ; on a muré la grande porte, et la poterne basse par laquelle nous avions pénétré a été construite pour soustraire ces restes vénérés à la profanation des hordes d’Arabes brigands, qui entraient à cheval jusqu’au pied de l’autel pour rançonner les religieux. Le père supérieur nous reçoit avec cordialité : sa figure douce, calme et heureuse, est aussi éloignée de l’austérité de l’anachorète que de la joviale insouciance dont on accuse les moines ; il nous questionne sur le pays que nous venons de parcourir, sur les troupes égyptiennes campées si près d’eux. Onze mois de réclusion l’avaient rendu avide de nouvelles, et il fut tout à fait rassuré en apprenant qu’Ibrahim-Pacha accordait protection aux populations chrétiennes de la Syrie.

» Après quelques instants de repos, nous nous préparons à entendre la messe à la chapelle de la Crèche ; on allume une faible lanterne, et nous descendons, précédés des pères, jusqu’à un long labyrinthe de corridors souterrains qu’il faut parcourir pour arriver à la grotte sacrée. Ces souterrains sont peuplés de tombeaux et de souvenirs : ici le tombeau de saint Jérôme, là celui de sainte Paule, de sainte Eustochie, le Puits des Innocents ; mais rien ne peut arrêter notre attention dans ce moment. La lumière éblouissante de trente à quarante lampes, sous une petite voûte au fond du passage, nous montre l’autel construit sur l’emplacement de la nativité, et, deux pas plus bas, à droite, celui de la Crèche : ces grottes naturelles sont en partie revêtues de marbre pour les soustraire à la piété indiscrète des pèlerins, qui en déchiraient les parois pour emporter des fragments ; mais on peut encore toucher le roc nu, derrière les dalles de marbre dont on l’a recouvert, et le souterrain en général a conservé l’irrégularité de sa forme primitive ; les ornements n’ont point ici, comme dans quelques-uns des lieux saints, altéré la nature au point de faire naître des doutes sur l’identité des lieux ; ici ils ne servent qu’à préserver l’enceinte naturelle : aussi, en passant sous ces voûtes et ces enfoncements dans le roc, l’on comprend sans peine qu’ils ont dû servir d’étables aux troupeaux que les bergers gardaient dans la plaine couverte encore aujourd’hui de vertes prairies, s’étendant au loin sous la plate-forme de rocher que couronnent l’église et le couvent, comme une citadelle ; l’issue extérieure des souterrains qui communiquait avec la prairie a été fermée, mais, quelques pas plus loin, on peut visiter une autre caverne du même genre, et qui devait avoir la même destination. Nous assistons à la messe.

» La disposition d’âme dans laquelle je me trouvais malheureusement me rend inhabile à exprimer ce que ces lieux et ces cérémonies doivent inspirer ; tout pour moi se résumait dans un profond et douloureux attendrissement. Une femme arabe, qui vint faire baptiser son nouveau-né sur l’autel de la Crèche, ajouta encore à mon émotion. Après la messe nous rentrons dans le couvent, non plus par le souterrain, mais par un escalier large et commode qui aboutit à la croix de l’église, derrière le mur de séparation dont j’ai parlé ; cet escalier appartenait autrefois aux deux communions grecque et latine : maintenant les Grecs seuls en jouissent, et nous entendîmes les plaintes énergiques des pères de Bethléem sur cette usurpation ; ils voulaient nous charger de faire valoir leurs réclamations en Europe, et nous eûmes de la peine à leur persuader que, quoique Français, nous n’avions point d’autorité pour leur faire rendre justice.

» Les deux nefs latérales qui formaient la croix de l’ancienne église sont constituées en chapelles particulières ; l’une appartient aux Arméniens, l’autre aux Latins. Au centre est le maître-autel, placé immédiatement au-dessus de la grotte ; le chœur en est séparé par une grille et un pan de boiserie dorée qui cache le sanctuaire des Grecs.

» L’église grecque en Orient est bien plus riche que l’église romaine : chez ceux-ci tout est humble et modeste, chez ceux-là tout est brillant et fastueux ; mais la rivalité qui naît de leur position respective produit une impression extrêmement pénible ; on gémit de voir la chicane et la discorde dans les lieux qui ne devraient inspirer que la charité et l’amour.

» La construction primitive de l’église est attribuée à sainte Hélène, ainsi que la plupart des édifices chrétiens de la Palestine. On objecte, il est vrai, que, parvenue déjà à un âge avancé lorsqu’elle visita la Syrie, elle n’a pu faire exécuter de si nombreux travaux ; mais la pensée ne demande ni temps ni espace ; il me semble que sa volonté créatrice et son zèle pieux ont pu présider à des monuments commencés par ses ordres, et terminés après sa mort. Nous rentrons dans le couvent ; un excellent repas nous est offert dans le réfectoire par le bon père supérieur, que nous quittons avec regret, voulant profiter des heures qui nous restent pour visiter les alentours. — En descendant vers la plaine, on nous montre une grotte où la tradition veut que la sainte Vierge se soit retirée au moment de son départ pour l’Égypte. Sur quelques hauteurs qui dominent Bethléem, on voit des restes de tours qui marquent différentes positions du camp des croisés, et qui portent les noms de ces héros. Nous les laissons à gauche et nous descendons par des chemins rudes et pénibles.

» Après une heure de marche, nous arrivons à une petite vallée étroite et encaissée, arrosée par un limpide ruisseau. C’est le jardin de Salomon, l’hortus conclusus, chanté dans le Cantique des cantiques : effectivement, entre les cimes rocheuses des montagnes qui l’environnent de toutes parts, ce seul endroit offre des moyens de culture, et cette vallée est en tout temps un jardin délicieux, cultivé avec le plus grand soin, et présentant, dans sa belle et humide verdure, le contraste le plus frappant avec l’aridité pierreuse de tout ce qui l’entoure. Elle peut avoir une demi-lieue de long. Nous suivons le cours serpentant du ruisseau ombragé des saules, tantôt longeant ses bords gazonnés, tantôt baignant les pieds de nos chevaux dans ses eaux transparentes sur les cailloux polis du fond, quelquefois passant d’une rive à l’autre sur une planche de cèdre ; et nous arrivons sous des rochers qui ferment naturellement la vallée. Un paysan cultivateur s’offre à nous servir de guide pour les gravir ; mais à condition que nous mettrons pied à terre, et donnerons nos montures à conduire à ses garçons, qui, par de longs détours, nous les ramèneront au sommet.

» Nous prenons à droite, et nous montons péniblement pendant une heure ; arrivés sur la hauteur, nous y trouvons les plus beaux restes d’antiquités que nous ayons encore vus : trois immenses citernes, creusées dans le roc vif et suivant la pente de la montagne, l’une au-dessus de l’autre, en terrasse ; les parois aussi nettes, les arêtes aussi vives que si elles venaient d’être terminées ; leurs bords, couverts de dalles comme un quai, résonnaient sous les pieds des chevaux. Ces beaux bassins, remplis d’une eau diaphane, sur le sommet d’une montagne aride, étonnent, et inspirent une haute idée de la puissance qui a conçu et exécuté un si vaste projet ; aussi sont-ils attribués à Salomon. Pendant que je les contemple, mes compagnons de voyage les mesurent, et les trouvent chacun d’environ quatre cents pieds sur cent soixante-quinze ; le premier est le plus long, le dernier le plus large : il a deux cents pieds au moins d’ouverture ; ils vont en s’agrandissant jusqu’au sommet ; au-dessus de la plus élevée de ces citernes gigantesques, une petite source, cachée sous quelques touffes de verdure, est le fons signatus de la Bible, et alimente seule ces réservoirs, qui se déversaient anciennement dans des aqueducs conduisant l’eau jusqu’au temple à Jérusalem ; les restes de ces aqueducs se retrouvaient continuellement sur notre route. Non loin de là, d’anciens murs crénelés, probablement du temps des croisades, entourent une enceinte où la tradition suppose un palais habité par les femmes de Salomon : il n’en reste guère de vestiges, et l’emplacement, couvert de fumier et d’ordures, sert aujourd’hui de cour où se retirent la nuit les bergers et le bétail, qui viennent séjourner sur les montagnes dans la saison des pâturages, comme sur les Alpes, en Suisse. Nous retournâmes à Jérusalem par une ancienne route large et pavée, appelée la Voie de Salomon, qui est bien plus courte et plus directe que celle que nous avions prise le matin ; elle ne passe point à Bethléem. La nuit était fort avancée lorsque nous rentrâmes sous la voûte de la porte des Pèlerins.

» Le 25 avril, après avoir visité une dernière fois le saint tombeau, nous demandâmes à l’ecclésiastique qui nous accompagnait de nous faire faire le tour extérieur de l’église, pour nous bien rendre compte des inégalités de terrain qui expliquent la réunion du tombeau et du calvaire dans le même monument. Ce circuit est difficile, parce que l’église est entourée de bâtiments qui obstruent les communications ; mais en traversant quelques cours et quelques maisons, nous parvînmes à nous satisfaire sur les points qui nous intéressaient.

» Nous montâmes ensuite à cheval pour suivre les murs de la ville et visiter les tombeaux des rois. — Au nord de Jérusalem, en sortant par la porte de Damas, à environ une demi-lieue, on trouve une excavation dans le roc, formant une cour d’à peu près vingt pieds de profondeur, fermée de trois côtés par les parois du rocher taillées au ciseau, offrant l’aspect de murailles ornées de sculptures ciselées dans la pierre même, représentant des portes, des pilastres, des frises d’un très-beau travail ; on peut présumer que l’exhaussement graduel du terrain a comblé de plusieurs pieds cette excavation, car l’ouverture qui existe à gauche pour entrer dans le sanctuaire est si basse, qu’on ne peut y pénétrer qu’en rampant. Nous parvînmes avec une extrême difficulté à nous y introduire, et à y allumer des torches. Des nuées de chauves-souris, réveillées par notre invasion, nous assaillirent, et combattirent, pour ainsi dire, afin de maintenir leur territoire ; et si notre retraite avait été facile, nous aurions, je crois, reculé devant elles. Peu à peu le calme se rétablit, et nous pûmes examiner ces chambres sépulcrales. Elles sont excavées, et taillées dans le roc vif. Les angles sont aussi nets et les parois aussi lisses que si l’ouvrier les avait polis dans la carrière. Nous en visitâmes cinq, communiquant entre elles par des ouvertures auxquelles s’appliquaient, sans nul doute, quelques blocs de pierre taillés en forme de porte, qui gisaient à terre, et faisaient présumer que chaque chambre avait été fermée et scellée lorsque les niches pratiquées dans les parois pour recevoir les sarcophages ou les urnes cinéraires étaient remplies. Quels étaient ou devaient être les habitants de ces demeures préparées à si grands frais ? c’est encore une question douteuse. Leur origine a été vivement contestée : l’intérieur, qui est simple et grandiose, peut remonter à la plus haute antiquité, rien n’y détermine une date. La sculpture extérieure semble d’un travail bien achevé et d’un goût bien pur pour être des temps reculés des rois de Judée. Mais, depuis que j’ai vu Balbek, mes idées se sont bien modifiées sur la perfection où était arrivé l’art avant les époques connues.

» Nous continuâmes notre promenade à travers quelques champs d’oliviers, et, redescendant dans la vallée de Josaphat, nous remontâmes au midi par les murs de Sion. — Le tombeau de David, le saint cénacle, et l’église arménienne qui possède la pierre scellée à l’entrée du saint sépulcre, nous déterminèrent à rentrer par cette porte, Bab el Daoud ; mais lorsque nous voulûmes visiter le souterrain où la tradition place les os du roi-prophète, les Turcs s’y opposèrent, et nous dirent que l’entrée en était absolument interdite ; ils supposent que des richesses immenses ont été ensevelies dans ce caveau royal, que les étrangers en possèdent le secret, et viennent pour les découvrir et les dérober.

» Le saint cénacle est une grande salle voûtée, soutenue par des colonnes et noircie par le temps : si la vétusté est admise comme preuve, il porte les marques d’une antiquité reculée. Situé sur le mont Sion, hors des murs de la ville d’alors, il serait fort possible que les disciples s’y fussent retirés après la résurrection, et qu’ils s’y trouvassent rassemblés à l’époque de la Pentecôte, ainsi que l’affirment les traditions populaires. Cependant le sac de Jérusalem, sous Titus, ne laissa guère debout que les tours et une partie des murailles ; mais les sites restaient ainsi suffisamment indiqués ; et les premiers chrétiens durent mettre une grande importance à en perpétuer le souvenir par des constructions successives sur les mêmes lieux, et souvent avec les débris des anciens monuments. Mais des détails sur Jérusalem ne seraient que des répétitions, et je quitte à regret un sujet vers lequel mes souvenirs me reportent sans cesse ; je ne dirai qu’un mot, tout à fait indépendant des souvenirs religieux, sur l’aspect de ce village des tombeaux (Siloa), qui m’est resté comme un tableau devant les yeux. Cette population entière d’Arabes sauvages, demeurant dans des caves et des grottes sépulcrales, offrirait à un peintre une scène des plus originales. Qu’on se figure, dans la profonde vallée de Siloa, des cavernes présentant leurs ouvertures comme des bouches de fours les uns sur les autres, disséminés sur le flanc d’un rocher, ou comme des sections irrégulières d’une ruche brisée ; et, de ces caves sépulcrales, des êtres vivants, des femmes, des enfants, sortant comme des fantômes de la demeure des morts. — Je ne sais si ce sujet a été traité, mais il me semble qu’il offre au pinceau, à la fois, tous les contrastes et toutes les harmonies.

» Le 26 avril, nous jetons nos derniers regards sur Jérusalem, — et nous reprenons tristement le chemin de Jaffa. — En entrant dans la vallée de Jérémie, les sons d’une musique sauvage attirent notre attention : nous apercevons dans le lointain toute une tribu arabe défilant sur le flanc du coteau ; — j’envoie le drogman en avant ; — il revient nous dire que tout ce monde est assemblé pour l’enterrement d’un chef, et que nous pouvons avancer sans crainte. — Il nous raconte ensuite que ce chef est mort soudainement la veille à la chasse, pour avoir respiré une plante vénéneuse ; mais le caractère connu des Arabes de Naplouse, dont ceux-ci portent le costume, nous fit penser qu’il était plutôt tombé victime de la jalousie de quelque chef rival. — Malgré leurs habitudes guerrières et leur air imposant, la crédulité de ces peuples naïfs ressemble à la crédulité des enfants ; le récit de tout ce qui est merveilleux les charme, et n’excite aucune défiance dans leur esprit.

» Un Arabe de nos amis, homme de beaucoup d’intelligence et de savoir, nous a souvent assuré, avec l’accent de la conviction, qu’un scheik du Liban possédait le secret des paroles magiques qui avaient été employées dans les temps primitifs pour remuer les blocs gigantesques de Balbek, mais qu’il était trop bon chrétien pour jamais s’en servir ou pour les divulguer. — Nous pressons le pas de nos chevaux et nous rejoignons bientôt la procession : au centre était la bière portée sur un brancard, cachée sous de riches draperies, et surmontée du turban des Osmanlis ; des femmes arabes, nues jusqu’à la ceinture, leurs longs cheveux noirs flottant sur les épaules, le sein meurtri, les bras en l’air, précédaient le corps, jetant des cris, chantant des chants lugubres, se tordant les mains et s’arrachant les cheveux ; des musiciens jouant du raubé et du dahiéré[2] accompagnaient les voix d’un roulement continu et monotone. — À la tête de la procession marchait le frère du défunt ; son cheval, couvert de belles peaux d’angora, orné de glands rouges et or qui se balançaient sur la tête et sur le poitrail, se cabrait parfois aux sons de cette musique discordante ; des prêtres en grand costume attendaient le cortége devant la porte d’un tombeau surmonté d’une coupole que soutenait une colonnade à jour ; — vis-à-vis se trouvait l’église ruinée, dont le toit en terrasse était couvert de femmes drapées de longs voiles blancs, semblables aux prêtresses des sacrifices antiques, ou aux pleureuses des monuments de Memphis. — Lorsque le chef s’approcha du tombeau, il descendit de cheval, et se jeta dans les bras du grand prêtre avec de vives démonstrations de douleur ; celui-ci l’exhorta à se soumettre à la volonté de Dieu, et à se montrer digne de succéder à son frère dans le commandement de la tribu. Pendant ce temps le cortége arrive, dépose le corps, se range autour du petit temple, et les chants de mort résonnent plus pénétrants encore : ces pantomimes lugubres, cette pompe funèbre, ces hymnes de désespoir exprimés dans une autre langue, avec d’autres rites, nous semblent un souvenir vivant de ces lamentations dont Jérémie avait rempli cette même vallée, et dont le monde biblique est encore l’écho. »




  1. Manteau bédouin.
  2. Sorte de grosse caisse et de tambourin.