Voyage en Orient (Lamartine)/Pensées en voyage

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Chez l’auteur (p. 92-121).


PENSÉES EN VOYAGE


 
Ami, plus qu’un ami, frère de sang et d’âme.
Dont l’humide regard me suivit sur la lame ;
À travers tant de flots jetés derrière moi,
À travers tant de ciel et d’air, je pense à toi ;
Je pense à ces loisirs que nous usions ensemble
Au bord de nos ruisseaux, sous le saule ou le tremble ;
À nos pas suspendus, à nos doux entretiens,
Qu’entremêlaient souvent ou tes vers ou les miens ;
Tes vers, fils de l’éclair, tes vers, nés d’un sourire,
Que tu n’arraches pas palpitants de ta lyre,
Mais que, de jour en jour, ta négligente main
Laisse à tout vent d’esprit tomber sur ton chemin.

Comme ces perles d’eau que pleure chaque aurore,
Dont toute la campagne au réveil se colore,
Qui formeraient un fleuve en se réunissant,
Mais qui tombent sans bruit sur le pied du passant ;
Dont le soleil du jour repompe l’humble pluie,
Et qu’aspire en parfum le vent qui les essuie !
Autres temps, autres soins ; à tout fruit sa saison.
Avant que ma pensée eût l’âge de raison,
Quand j’étais l’humble enfant qui joue avec sa mère,
Qu’on charme ou qu’on effraie avec une chimère,
J’imitais les enfants, mes égaux, dans leurs jeux ;
Je parlais leur langage et je faisais comme eux !
J’allais, aux premiers mois où le bourgeon s’élève,
Où l’écorce du bois semble suer la séve,
Vers le torrent qui coule au pied de mon hameau,
Des saules inclinés couper le frais rameau ;
Réchauffant de l’haleine une séve encor tendre,
Je détachais du bois l’écorce sans la fendre,
Je l’animais d’un souffle, et bientôt sous mes doigts
Un son plaintif et doux s’exhalait dans le bois.
Ce son, dont aucun art ne réglait la mesure,
N’était rien qu’un bruit vide, un vague et doux murmure
Semblable aux voix de l’onde, et des airs frémissants
Dont on aime le bruit, sans y chercher le sens ;
Prélude d’un esprit éveillé de bonne heure,
Qui chante avant qu’il chante, et pleure avant qu’il pleure !

Mais ce n’est plus le temps ; je touche à mon midi !
J’ai souffert, et soudain mon esprit a grandi !
Ces fragiles roseaux, jouets de ma jeunesse,
Ne sauraient contenir le souffle qui m’oppresse :
Il n’est point de langage ou de rhythme mortel,
Ou de clairon de guerre, ou de harpe d’autel,
Que ne brisât cent fois le souffle de mon âme ;
Tout faiblit à son choc et tout fond à sa flamme !

 
Il a, pour exhaler ses accords éclatants,
Aux verbes d’ici-bas renoncé dès longtemps ;
Il ferait éclater leurs fragiles symboles,
Il entre-choquerait des foudres de paroles,
Et les enfants diraient, en secouant leurs fronts :
« Qu’il nous parle plus bas, Seigneur ! ou nous mourrons ! »

Il ne leur parle plus ; il se parle à lui-même,
Dans la langue sans mots, dans le verbe suprême,
Qu’aucune main de chair n’aura jamais écrit,
Que l’âme parle à l’âme et l’esprit à l’esprit !
Des langages humains perdant toute habitude,
Seul, il console ainsi sa morne solitude !
Au dedans de moi-même il gronde incessamment,
Comme une mer de bruit toujours en mouvement ;
Il fait battre à grands coups mes tempes dans ma tête ;
Avec le son perçant du vol de la tempête ;
Il retentit en moi comme un torrent de nuit,
Dont chaque flot emporte et rapporte le bruit,
Comme le contre-coup des foudres de montagnes,
Que mille échos tonnants répètent aux campagnes ;
Comme la voix d’airain de ces lourds vents d’hiver,
Qui tombent comme un poids du Liban sur la mer,
Ou comme ces grands chocs, quand sur un cap qui fume
Elle monte en colline et retombe en écume :
Voilà les seules voix, voilà les seuls accents
Qui peuvent aujourd’hui chanter ce que je sens !

N’attends donc plus de moi ces vers où la pensée,
Comme d’un arc sonore avec grâce élancée,
Et sur deux mots pareils vibrant à l’unisson,
Danse complaisamment aux caprices du son !
Ce froid écho des vers répugne à mon oreille ;
Et si du temps passé le souvenir m’éveille ;

 
Si, du désert muet du limpide Orient,
Mon visage vers vous se tourne en souriant ;
Si, pensant aux amis qui verront cette aurore,
Mon âme avec la leur veut se confondre encore ;
C’est par une autre voix que mon cœur attendri
Leur jette et leur demande un souvenir chéri :
La prière ! accent fort, langue ailée et suprême,
Qui dans un seul soupir confond tout ce qui s’aime,
Rend visibles au cœur, rend présents devant Dieu
Mille êtres adorés, dispersés en tout lieu ;
Fait entre eux, par les biens que la vertu nous verse,
Des plus chers dons du ciel l’invisible commerce,
Langage universel jusqu’au ciel répandu,
Qui s’élève plus haut pour mieux être entendu,
Inextinguible encens qui brûle et qui parfume
Celui qui le reçoit et celui qui l’allume !

C’est ainsi que mon cœur se communique à toi :
Tous les mots d’ici-bas sont néant devant moi.
Et si tu veux savoir pourquoi je les méprise,
Suis ma voile qui s’enfle et qui fuit sous la brise,
Et viens sur cette scène où le monde a passé,
Où le désert fleurit sur l’empire effacé,
Sur les tombeaux des dieux, des héros et des sages,
Assister à trois nuits et voir trois paysages !

Je venais de quitter la terre, dont le bruit
Loin, bien loin sur les flots vous tourmente et vous suit ;
Cette Europe où tout croule, où tout craque, où tout lutte,
Où de quelques débris chaque heure attend la chute ;
Où deux esprits divers, dans d’éternels combats,
Se lancent temple et lois, trône et mœurs en éclats,
Et font, en nivelant le sol qui les dévore,
Place à l’esprit de Dieu, qu’ils ne voient pas encore !

Mon navire, poussé par l’invisible main,
Glissait en soulevant l’écume du chemin ;
Douze fois le soleil, comme un dieu qui se couche,
Avait roulé sur lui l’horizon de sa couche,
Et s’était relevé bondissant dans les airs,
Comme un aigle de feu, de la crête des mers :
Mes mâts dorment, pliant l’aile sous les antennes ;
Mon ancre mord le sable, et je suis dans Athènes !

Il est l’heure où jadis cette ville de bruit,
Muette un peu de temps sous le doigt de la nuit,
S’éveillant tour à tour dans la gloire ou la honte,
Roule ses flots vivants comme une mer qui monte :
Chaque vent les poussait à leurs ambitions,
Les uns à la vertu, d’autres aux factions,
Périclès au forum, Thémistocle aux rivages,
Aux armes les héros, au Portique les sages,
Aristide à l’exil et Socrate à la mort,
Et le peuple au hasard, et du crime au remord !
Au pied du Parthénon, qu’un homme en turban garde,
J’entends venir le jour, je marche, et je regarde.

Du haut du Cythéron le rayon part : le jour
De cent chauves sommets va frapper le contour,
De leurs flancs à leurs pieds, des champs aux mers d’Ulysse,
Sans que rien le colore et rien le réfléchisse,
Ni cités éclatant de feu dans le lointain,
Ni fumée ondoyante au souffle du matin,
Ni hameaux suspendus au penchant des montagnes,
Ni voiles sur les eaux, ni tours dans les campagnes.
La lumière, en passant sur ce sol du trépas,
Y tombe morte à terre et n’en rejaillit pas :
Seulement le rayon le plus haut de l’aurore
Effleure sur mon front le Parthénon qu’il dore ;

 
Puis, glissant à regret sur ces créneaux noircis
Où dort, la pipe en main, le janissaire assis,
Va, comme pour pleurer la corniche brisée,
Mourir sur le fronton du temple de Thésée !
Deux beaux rayons jouant sur deux débris, voilà
Tout ce qui brille encore, et dit : Athènes est là !




6 août 1832, en mer.


Le 6, à midi, nous aperçûmes sous les nuages blancs de l’horizon les cimes inégales des montagnes de la Grèce : le ciel était pâle et gris comme sur la Tamise ou sur la Seine au mois d’octobre ; un orage déchire, au couchant, le noir rideau de brouillards qui traîne sur la mer ; le tonnerre éclate, les éclairs jaillissent, et une forte brise du sud-est nous apporte la fraîcheur et l’humidité de nos vents pluvieux d’automne.

L’ouragan nous jette hors de notre route, et nous nous trouvons tout près de la côte de Navarin ; nous distinguons les deux îlots qui ferment l’entrée de son port, et la belle montagne aux deux mamelles qui couronne Navarin. C’est là que le canon de l’Europe a crié naguère à la Grèce ressuscitée : la Grèce a mal répondu ; affranchie des Turcs par l’héroïsme de ses enfants et par l’assistance de l’Europe, elle est maintenant en proie à ses propres ravages ; elle a versé le sang de Capo-d’Istria, qui avait dévoué sa vie à sa cause. L’assassinat d’un de ses premiers citoyens ouvre mal une ère de résurrection et de vertu. Il est douloureux que la pensée d’un grand crime soit une des premières qui s’élève à l’aspect de cette terre, où l’on vient chercher des images de patriotisme et de gloire.

À mesure que le vaisseau se rapproche du golfe de Modon, les rivages du Péloponèse se détachent et s’articulent ; ils sortent du brouillard flottant qui les enveloppe. Ces rivages, dont les voyageurs parlent avec mépris, me semblent au contraire très-bien dessinés par la nature : grandes coupes de montagnes et gracieuse ondulation de lignes. J’ai peine à en détacher mes regards. La scène est vide, mais pleine du passé : la mémoire peuple tout ! Ce groupe noirâtre de collines, de caps, de vallées, que l’œil embrasse tout entier d’ici, comme une petite île sur l’Océan, et qui n’est qu’un point sur la carte, a produit à lui seul plus de bruit, plus de gloire, plus d’éclat, plus de vertus et plus de crimes, que des continents tout entiers. Ce monceau d’îles et de montagnes, d’où sortaient presque à la fois Miltiade, Léonidas, Thrasybule, Épaminondas, Démosthène, Alcibiade, Périclès, Platon, Aristide, Socrate, Phidias ; cette terre qui dévorait les armées de deux millions d’hommes de Xerxès, qui envoyait ses colonies à Byzance, en Asie, en Afrique, qui créait ou renouvelait les arts de l’esprit et les arts de la main, et les poussait, en un siècle et demi, jusqu’à ce point de perfection où ils deviennent types et ne sont plus surpassés ; cette terre, dont l’histoire est notre histoire, dont l’Olympe est encore le ciel de notre imagination ; cette terre d’où la philosophie et la poésie ont pris leur vol vers le reste du globe, et où elles reviennent sans cesse comme des enfants à leur berceau : la voilà ! chaque flot me porte vers elle ; j’y touche. Son apparition m’émeut profondément, bien moins pourtant que si tous ces souvenirs n’étaient pas flétris dans ma pensée, à force d’avoir été ressassés dans ma mémoire avant que ma pensée les comprît. La Grèce est pour moi comme un livre dont les beautés sont ternies, parce qu’on nous l’a fait lire avant de pouvoir le comprendre.

Cependant tout n’est pas désenchanté. Il y a encore à tous ces grands noms un reste d’écho dans mon cœur ; quelque chose de saint, de doux, de parfumé, monte avec ces horizons dans mon âme. Je remercie Dieu d’avoir vu, en passant sur cette terre, ce pays des faiseurs de grandes choses, comme Épaminondas appelait sa patrie.

Pendant toute ma jeunesse j’ai désiré faire ce que je fais, voir ce que je vois. Un désir enfin satisfait est un bonheur. J’éprouve, à l’aspect de ces horizons tant rêvés, ce que j’ai éprouvé toute ma vie dans la possession de tout ce que j’ai vivement désiré : un plaisir calme et contemplatif qui se replie sur lui-même, un repos de l’esprit et de l’âme qui s’arrêtent un moment, qui se disent : « Faisons halte ici, et jouissons ! » Mais au fond ces bonheurs de l’esprit et de l’imagination sont bien froids. Ce n’est pas là du bonheur de l’âme ; celui-là n’est que dans l’amour humain ou divin, mais toujours dans l’amour.




Même jour, le soir.


Nous naviguons délicieusement par un vent favorable qui nous pousse entre le cap Matapan et l’île de Cérigo.

Un pirate grec s’approche de nous pendant que la frégate est à quelques lieues en mer, à la poursuite d’un bâtiment suspect. Le brick grec n’est qu’à une encâblure de nous. Nous montons tous sur le pont : nous nous préparons au combat ; nos canons sont chargés ; le pont est jonché de fusils et de pistolets. Le capitaine somme le commandant du brick grec de se retirer. Celui-ci, voyant vingt-cinq hommes bien armés sur notre pont, se décide à ne pas risquer l’abordage. Il s’éloigne, il revient une seconde fois, et touche presque à notre bâtiment. Nous allons faire feu. Il se retire et s’excuse encore, et reste pendant un quart d’heure à portée de pistolet. Il prétend qu’il est comme nous un bâtiment marchand rentrant dans l’Archipel. J’observe son équipage. Jamais je n’ai vu des figures où le crime, le meurtre et le pillage fussent écrits en plus hideux caractères. On aperçoit quinze ou vingt bandits, les uns en costume albanais, les autres avec des lambeaux d’habits européens, assis, couchés, ou manœuvrant sur son bord. Tous sont armés de pistolets et de poignards dont les manches étincellent de ciselures d’argent. Il y a du feu sur le pont, où deux femmes âgées font cuire du poisson. Une jeune fille de quinze à seize ans paraît de temps en temps parmi ces mégères : figure céleste, apparition angélique au milieu de ces figures infernales. Une des vieilles femmes la repousse plusieurs fois dans l’entre-pont, elle descend en pleurant. Une dispute s’élève apparemment à ce sujet entre quelques hommes de l’équipage : deux poignards sont tirés et brandis. Le capitaine, qui fume nonchalamment sa pipe, accoudé sur la barre, se jette entre les deux bandits, il en renverse un sur le pont : tout s’apaise ; la jeune Grecque remonte, elle essuie ses yeux avec les longues tresses de ses cheveux ; elle s’assied au pied du grand mât. Une des vieilles femmes est à genoux derrière elle, et peigne les longs cheveux de la jeune fille. Le vent fraîchit. Le pirate grec met le cap sur Cérigo, et en un clin d’œil il se couvre de voiles et n’est bientôt plus qu’un point blanc à l’horizon.

Nous mettons en panne pour attendre la frégate, qui tire un coup de canon pour nous avertir. En peu d’heures elle nous a rejoints. Le pirate grec qu’elle poursuivait lui a échappé. Il est entré dans une des anses inaccessibles de la côte, où ils se réfugient toujours en pareille rencontre.




Même jour, 11 heures.


Toutes les fois qu’une forte impression remue mon âme, je me sens le besoin de dire, d’écrire à quelqu’un ce que j’éprouve, de trouver quelque part une joie de ma joie, un retentissement de ce qui m’a frappé. Le sentiment isolé n’est pas complet : l’homme a été créé double.

Hélas ! quand je regarde maintenant autour de moi, il y a déjà bien du vide. Julia et Marianne[1] comblent tout à elles seules ; mais Julia est encore si jeune, que je ne lui dis que ce qui est à la portée de son âge. C’est tout l’avenir, ce sera bientôt tout le présent pour nous ; mais le passé, où est-il déjà ?

La personne qui aurait joui le plus de mon bonheur en ce moment, c’est ma mère. Dans tout ce qui m’arrive d’heureux ou de triste, ma pensée se tourne involontairement vers elle. Je crois la voir, l’entendre, lui parler, lui écrire. Quelqu’un dont on se souvient tant n’est pas absent ; ce qui vit si complétement, si puissamment dans nous-mêmes n’est pas mort pour nous. Je lui fais toujours sa part, comme pendant sa vie, de toutes mes impressions, qui devenaient si vite et si entièrement les siennes ; qui s’embellissaient, se coloraient, s’échauffaient dans son imagination rayonnante, imagination qui a toujours eu seize ans ! Je la cherche en idée dans la modeste et pieuse solitude de Milly, où elle nous a élevés, où elle pensait à nous pendant que les vicissitudes de ma jeunesse nous séparaient. Je la vois attendant, recevant, lisant, commentant mes lettres, s’enivrant plus que moi-même de mes impressions. Vain songe ! elle n’y est plus ; elle habite le monde des réalités ; nos songes fugitifs ne sont plus rien pour elle : mais son esprit est avec nous, il nous visite, il nous suit, il nous protège ; notre conversation est avec elle dans les régions éternelles.

J’ai perdu ainsi avant l’âge de la maturité la plus grande partie des êtres que j’ai aimés le plus ou qui m’ont le plus aimé ici-bas. Ma vie aimante s’est concentrée, mon cœur n’a plus que quelques cœurs pour se réfugier ; mon souvenir n’a plus guère que des tombeaux où se poser sur la terre ; je vis plus avec les morts qu’avec les vivants. Si Dieu frappait encore deux ou trois de ses coups autour de moi, je sens que je me détacherais entièrement de moi-même ; car je ne me contemplerais plus, je ne m’aimerais plus dans les autres ; et ce n’est que là qu’il m’est possible de m’aimer.

Très-jeune, je m’aimais en moi : l’enfance est égoïste. C’était bon alors, à seize ou dix-huit ans, quand je ne me connaissais pas encore, quand je connaissais encore moins la vie ; mais à présent, j’ai trop vécu, j’ai trop connu pour tenir à cette forme d’existence qu’on appelle le moi humain. Qu’est-ce qu’un homme, grand Dieu ? Et quelle pitié d’attacher la moindre importance à ce que je sens, à ce que je pense, à ce que j’écris ! Quelle place est-ce que je tiens dans les choses ? quel vide laisserai-je dans le monde ? Un vide de quelques jours dans un ou deux cœurs ; une place au soleil ; mon chien qui me cherchera ; des arbres que j’ai aimés, et qui s’étonneront de ne me pas voir revenir sous leur ombre : voilà tout ! Et puis tout cela passera à son tour. On ne commence à sentir l’inanité de l’existence que du jour où l’on n’est plus nécessaire à personne, que de l’heure où l’on ne peut plus être chéri. La seule réalité d’ici-bas, je l’ai toujours senti, c’est l’amour, l’amour sous toutes ses formes.




7 août au soir, 6 heures.


Les côtes élevées de la Laconie sont là, à quelques portées de canon de nos yeux. Nous les longeons par une jolie brise ; elles glissent majestueusement devant nous. Accoudé sur la lisse du vaisseau, mes regards saisissent, pour s’en souvenir, ces formes classiques des montagnes de la Grèce : elles se déroulent aussi comme des vagues de pierre et de terre ; elles s’élèvent, s’abaissent, se groupent devant moi comme les nuages de la patrie de son âme devant l’esprit d’Ossian. Je passe une ou deux heures à faire en silence cette revue des collines et des noms sonores de cette terre morte. Les monts Chromius, où l’Eurotas prend sa source, lancent dans les airs leurs sommets arrondis ; le globe du soleil y descend et les frappe, comme les dômes de cuivre doré ; il enflamme autour de lui sa couche de nuages ; ces sommets deviennent transparents comme l’air même qui les enveloppe, et dont on peut à peine les distinguer ; on jurerait que l’on voit, à travers, la lueur d’un autre soleil déjà couché, ou l’immense réverbération d’un incendie lointain.

Une de ces montagnes entre autres présente à nos yeux la forme d’un croissant renversé ; elle semble se creuser à mesure pour ouvrir un sillon aérien au disque du jour, qui y roule dans la poussière d’or de la vapeur qui monte à lui. Les crêtes plus rapprochées, que le soleil a déjà franchies, se teignent de violet pourpré ou de couleur lilas pâle ; elles nagent dans une atmosphère aussi riche que la palette d’un peintre ; plus près de nous encore, d’autres collines, couvertes déjà de l’ombre du soir, semblent vêtues de noires forêts ; enfin celles qui forment le premier plan, celles que nous touchons et dont l’écume lave les falaises, sont toutes plongées dans la nuit ; l’œil n’y distingue que quelques anses où se réfugient les nombreux pirates de ces bords, et quelques promontoires avancés qui portent, comme Napoli de Malvoisie, des villes ou des forteresses sur leur sommet escarpé. Ces montagnes, vues ainsi du pont d’un navire, à cette heure où la nuit les drape de ses mille illusions de couleur, sont peut-être les plus belles formes terrestres que mes yeux aient encore contemplées ; et puis le navire flotte si doucement, incliné comme un balcon mobile sur la mer qui murmure en caressant sa quille ! l’air est si tiède et si parfumé ! les voiles rendent de si beaux sons à chaque bouffée de la brise du soir ! Presque tout ce que j’aime est là, tranquille, heureux, en sûreté, regardant, jouissant avec moi. Julia et sa mère sont accoudées tout près de moi sur les haubans. La figure de l’enfant rayonne à tous les aspects, à tous les noms, à tous les faits historiques que sa mère lui raconte à mesure ; ses yeux flottent avec les nôtres sur toutes ces scènes dont les drames merveilleux lui sont déjà connus. Il y a du génie dans son regard ; on y voit la pensée profonde, vivante, chaude, rapide, d’une âme qui éclôt sous l’âme ardente et aimante de sa mère ; elle semble jouir autant que nous, et surtout parce qu’elle nous voit intéressés et heureux : car l’âme de cette enfant vit de la nôtre ; une larme vient dans ses yeux si elle me voit triste et rêveur ; ses traits sont un reflet simultané des miens, et le sourire de toutes nos joies n’attend jamais un sourire pareil sur ses lèvres. Qu’elle est belle ainsi !

J’ai vu longtemps, et sur toutes leurs faces, les montagnes de Rome et de la Sabine ; celles-ci les surpassent en variété de groupes, en majesté de formes, en splendeur éblouissante de teintes ; leurs lignes sont infinies ; il faudrait un volume pour décrire ce qu’un tableau dirait d’un regard : mais pour être vues dans toute leur beauté imaginaire, il faut les apercevoir ainsi au tomber du jour ; alors on les voit vêtues, comme dans leur jeunesse, de forêts et de verts pâturages, et de chaumières rustiques, et de troupeaux, et de pasteurs ; les ombres les vêtent ; elles n’ont pas d’autres vêtements, de même que l’histoire des hommes qui les ont illustrées a besoin des nuages du passé et des prestiges de la distance pour attacher et séduire nos pensées. Il ne faut rien voir au grand jour du soleil, à la lumière du présent ; dans ce triste monde, il n’y a de complétement beau que ce qui est idéal ; l’illusion en toutes choses est un élément du beau, excepté en vertu et en amour.




Même date, 8 heures du soir.


Le vent devient plus frais ; nous voguons par une jolie mer devant l’embouchure des différents golfes ; nous approchons du cap San Angelo, ancien cap Malia : nous y toucherons bientôt.




8 août, le matin.


Le vent a manqué ; nous avons passé la nuit, sans avancer, à peu de distance du cap Malia.




Même date, midi.


La brise est douce et nous jette sur le cap. La frégate qui nous remorque creuse devant nous une route plane et murmurante, où nous volons sur sa trace dans des flocons d’écume, que sa quille fait bondir en fuyant. Le capitaine Lyons, qui connaît ces parages, veut nous faire jouir de la vue du cap et des terres en passant à cent toises au plus de la côte.

À l’extrémité du cap San Angelo ou Malia, qui s’avance beaucoup dans la mer, commence le passage étroit que les marins timides évitent en laissant l’île de Cérigo sur leur gauche. Ce cap est le cap des Tempêtes pour les matelots grecs. Les pirates seuls l’affrontent, parce qu’ils savent qu’on ne les y suivra pas. Le vent tombe de ce cap avec tant de poids et de fougue sur la mer, qu’il lance souvent des pierres roulantes de la montagne jusque sur le pont des navires.

Sur la pente escarpée et inaccessible du rocher qui forme la dent du cap, dent aiguisée par les ouragans et par l’écume des flots, le hasard a suspendu trois rochers détachés du sommet, et arrêtés à mi-pente dans leur chute. Ils sont là comme un nid d’oiseaux de mer penché sur l’abîme écumant des mers. Un peu de terre rougeâtre, arrêtée aussi par ces trois rochers inégaux, y donne racine à cinq ou six figuiers rabougris qui pendent eux-mêmes, avec leurs rameaux tortueux et leurs larges feuilles grises, sur le gouffre bruyant qui tournoie à leurs pieds. L’œil ne peut discerner aucun sentier, aucun escarpement praticable par où l’on puisse parvenir à ce petit tertre de végétation. Cependant on distingue une petite maison basse sous les figuiers, maison grise et sombre comme le roc qui lui sert de base, et avec lequel on la confond au premier regard. Au-dessus du toit plat de la maison s’élève une petite ogive vide, comme au-dessus de la porte des couvents d’Italie : une cloche y est suspendue ; à droite, on voit des ruines antiques de fondation de briques rouges, où trois arcades sont ouvertes ; elles conduisent à une petite terrasse qui s’étend devant la maison. Un aigle aurait craint de bâtir son aire dans un tel endroit, sans un tronc d’arbre, sans un buisson pour s’abriter du vent qui rugit toujours, du bruit éternel de la mer qui brise, de son écume qui lèche sans relâche le rocher poli, sous un ciel toujours brûlant. Eh bien ! un homme a fait ce que l’oiseau même aurait à peine osé faire : il a choisi cet asile. Il vit là : nous l’aperçûmes ; c’est un ermite. Nous doublions le cap de si près, que nous distinguions sa longue barbe blanche, son bâton, son chapelet, son capuchon de feutre brun, semblable à celui des matelots en hiver. Il se mit à genoux pendant que nous passions, le visage tourné vers la mer, comme s’il eût imploré le secours du ciel pour des étrangers inconnus dans ce périlleux passage. Le vent, qui s’échappe avec fureur des gorges de la Laconie aussitôt qu’on a doublé le rocher du cap, commençait à résonner dans nos voiles, à faire chanceler et tournoyer les deux bâtiments, et à couvrir la mer d’écume à perte de vue. Une nouvelle mer s’ouvrait devant nous. L’ermite monta, pour nous suivre plus loin des yeux, sur la crête d’un des trois rochers ; et nous le distinguâmes là, à genoux et immobile, tant que nous fûmes en vue du cap.

Qu’est-ce que cet homme ? Il lui faut une âme trois fois trempée, pour avoir choisi cet affreux séjour ; il faut un cœur et des sens avides de fortes et éternelles émotions, pour vivre dans ce nid de vautour, seul avec l’horizon sans bornes, les ouragans et les mugissements de la mer : son unique spectacle, c’est de temps en temps un navire qui passe, le craquement des mâts, le déchirement des voiles, le canon de détresse, les clameurs des matelots en perdition.

Ces trois figuiers, ce petit champ inaccessible, ce spectacle de la lutte convulsive des éléments, ces impressions âpres, sévères, méditatives dans l’âme, c’était là un des rêves de mon enfance et de ma jeunesse. Par un instinct que la connaissance des hommes confirma plus tard, je n’ai jamais placé le bonheur que dans la solitude ; seulement alors j’y plaçais l’amour : j’y placerais maintenant l’amour, Dieu et la pensée. Ce désert suspendu entre le ciel et la mer, ébranlé par le choc incessant des airs et des vagues, serait encore un des charmes de mon cœur. C’est l’attitude de l’oiseau des montagnes touchant encore du pied la cime aiguë du rocher, et battant déjà des ailes pour s’élancer plus haut dans les régions de la lumière. Il n’y a aucun homme bien organisé qui ne devînt, dans un pareil séjour, un saint ou un grand poëte ; tous les deux peut-être. Mais quelle violente secousse de la vie n’a-t-il pas fallu pour me donner à moi-même de pareilles pensées et de pareils désirs, et pour jeter là ces autres hommes que j’y vois ! Dieu le sait. Quoi qu’il en soit, ce ne peut être un homme vulgaire que celui qui a senti la volupté et le besoin de se cramponner comme la liane pendante aux parois d’un pareil abîme, et de s’y balancer pendant toute une vie au tumulte des éléments, à la terrible harmonie des tempêtes, seul avec son idée, devant la nature et devant Dieu.




Même date.


À quelques lieues du cap, la mer redevient plus belle. De légères embarcations grecques, sans pont, et couvertes de voiles, passent à côté de nous dans les profondes vallées des vagues : elles sont pleines de femmes et d’enfants qui vont vendre à Hydra des corbeilles de melons et des raisins. Le moindre souffle de vent les fait pencher sur la mer jusqu’à y baigner leurs voiles. Elles n’ont, pour se défendre de la lame, qu’une toile tendue qui élève de quelques pieds le bord exposé à la vague ; elles sont souvent cachées a nos yeux par le flot et par l’écume ; elles remontent comme un liége flottant sur l’eau. Quelle vie ! c’est celle de presque tous les Grecs : leur élément, c’est la mer ; ils y jouent comme l’enfant de nos hameaux sur les bruyères de nos montagnes. La destinée du pays est écrite par la nature : c’est la mer.




Même date.


Voici les sommets lointains de l’île de Crète qui s’élèvent à notre droite ; voici l’Ida couvert de neiges, qui paraît d’ici comme les hautes voiles d’un vaisseau sur la mer.

Nous entrons dans un vaste golfe, c’est celui d’Argos ; nous filons vent arrière avec la rapidité d’une volée de goëlands ; les rochers, les montagnes, les îles des deux rivages, fuient comme des nuages sombres devant nous. La nuit tombe ; nous apercevons déjà le fond du golfe, qui a pourtant dix lieues de profondeur ; les mâts de trois escadres mouillées devant Nauplie se dessinent comme une forêt d’hiver sur le fond du ciel et de la plaine d’Argos. Bientôt l’obscurité est complète ; les feux s’allument sur le penchant des montagnes et dans les bois, où les bergers grecs gardent leurs troupeaux ; les vaisseaux tirent le canon du soir. Nous voyons briller successivement tous les sabords de ces soixante bâtiments à l’ancre, comme les rues d’une grande ville éclairée par ses réverbères ; nous entrons dans ce dédale de navires, et nous allons mouiller en pleine nuit près d’un petit fort qui protége la rade de Nauplie en face de la ville, et sous l’ombre du château de Palamide.




9 août.


Je me lève avec le soleil, pour voir enfin de près le golfe d’Argos, Argos, Nauplie, la capitale actuelle de la Grèce. Déception complète : Nauplie est une misérable bourgade bâtie au bord d’un golfe profond et étroit, sur une marge de terre tombée des hautes montagnes qui couvrent toute cette côte, les maisons n’ont aucun caractère étranger ; elles sont bâties dans la forme des habitations les plus vulgaires des villages de France ou de Savoie. La plupart sont en ruine, et les pans de murs, renversés par le canon de la dernière guerre, sont encore couchés au milieu des rues. Deux ou trois maisons neuves, peintes de couleurs crues, s’élèvent sur le quai, et quelques cafés et boutiques de bois s’avancent sur les pilotis dans la mer : ces cafés et ces balcons sur l’eau sont couverts de quelques centaines de Grecs dans leur costume le plus recherché, mais le plus sale ; ils sont assis ou couchés sur les planches ou sur le sable, formant mille groupes pittoresques. Toutes les physionomies sont belles, mais tristes et féroces ; le poids de l’oisiveté pèse dans toutes leurs attitudes. La paresse des Napolitains est douce, sereine et gaie : c’est la nonchalance du bonheur ; la paresse de ces Grecs est lourde, morose et sombre : c’est un vice qui se punit lui-même. Nous détournons nos yeux de Nauplie, nous admirons la belle forteresse de Palamide, qui règne sur toute la montagne dont la ville est dominée ; les murailles crénelées ressemblent aux dentelures d’un rocher naturel.

Mais où est Argos ? Une vaste plaine stérile et nue, entrecoupée de marais, s’étend et s’arrondit au fond du golfe ; elle est bornée de toutes parts par des chaînes de montagnes grises. Au bout de cette plaine, à environ deux lieues dans les terres, on aperçoit un mamelon qui porte quelques murs fortifiés sur sa cime, et qui protége de son ombre une bourgade en ruine : c’est là Argos. Tout près de là est le tombeau d’Agamemnon. Mais que m’importe Agamemnon et son empire ? Ces vieilleries historiques et politiques ont perdu l’intérêt de la jeunesse et de la vérité. Je voudrais voir seulement une vallée d’Arcadie ; j’aime mieux un arbre, une source sous le rocher, un laurier-rose au bord d’un fleuve, sous l’arche écroulée d’un pont tapissé de lianes, que le monument d’un de ces royaumes classiques qui ne rappellent plus rien à mon esprit que l’ennui qu’ils m’ont donné dans mon enfance.




10 août.


Nous avons passé deux jours à Nauplie ; Julia m’inquiète de nouveau. Je reste quelques jours encore pour attendre qu’elle soit complétement remise. Nous sommes à terre dans la chambre d’une mauvaise auberge, en face d’une caserne de troupes grecques. Les soldats sont tout le jour couchés à l’ombre de pans de murs ruinés, au milieu des rues et des places de la ville ; leurs costumes sont riches et pittoresques ; leurs traits portent l’empreinte de la misère, du désespoir, et de toutes les passions féroces que la guerre civile allume et fomente dans ces âmes sauvages. L’anarchie la plus complète règne en ce moment dans la Morée. Chaque jour une faction triomphe de l’autre, et nous entendons les coups de fusil des Klephtes, des Colocotroni, qui se battent de l’autre côté du golfe contre les troupes du gouvernement. On apprend, à chaque courrier qui descend des montagnes, l’incendie d’une ville, le pillage d’une plaine, le massacre d’une population, par un des partis qui ravagent leur propre patrie. On ne peut sortir des portes de Nauplie sans être exposé aux coups de fusil. Le prince Karadja a la bonté de me proposer une escorte de ses palikars pour aller visiter le tombeau d’Agamemnon, et le général Corbet, qui commande les troupes françaises, veut bien y joindre un détachement de ses soldats ; je refuse ; je ne veux pas exposer, pour l’intérêt d’une vaine curiosité, la vie de quelques hommes, que je me reprocherais éternellement.




12 août 1832.


J’ai assisté ce matin à une séance du parlement grec. La salle est un hangar de bois ; les murs et le toit sont formés de planches de sapin mal jointes ; les députés sont assis sur des banquettes élevées autour d’une aire de sable : ils parlent de leur place.

Nous nous asseyons, pour les voir arriver, sur un monceau de pierres à la porte de la salle. — Ils viennent successivement à cheval, accompagnés chacun d’une escorte plus ou moins nombreuse, suivant l’importance du chef. Le député descend de cheval, et ses palikars, chargés d’armes superbes, vont se grouper à quelque distance dans la petite plaine qui entoure la salle. Cette plaine présente l’image d’un campement ou d’une caravane.

L’attitude des députés est martiale et fière ; ils parlent sans confusion, sans interruption, d’un ton de voix ému, mais ferme, mesuré et harmonieux. Ce ne sont plus ces figures féroces qui repoussent l’œil dans les rues de Nauplie ; ce sont des chefs d’un peuple héroïque qui tiennent encore à la main le fusil ou le sabre avec lequel ils viennent de combattre pour sa délivrance, et qui délibèrent ensemble sur les moyens d’assurer le triomphe de leur liberté. Leur parlement est un conseil de guerre.

On ne peut rien imaginer de plus simple et à la fois de plus imposant que le spectacle de cette nation armée, délibérant ainsi sur les ruines de sa patrie, sous une voûte de planches élevée en plein champ, tandis que les soldats polissent leurs armes à la porte de ce sénat, et que les chevaux hennissent, impatients de reprendre le sentier des montagnes. Il y a des têtes admirables de beauté, d’intelligence et d’héroïsme parmi ces chefs : ce sont les montagnards. Les Grecs marchands des îles se reconnaissent aisément à des traits plus efféminés, et à l’expression astucieuse des physionomies. Le commerce et l’oisiveté de leurs villes ont enlevé la noblesse et la force à leurs visages, pour y imprimer l’empreinte de l’habileté vulgaire et de la ruse qui les caractérisent.




13 août 1832.


Fête charmante donnée à son bord par l’amiral Hotham, qui commande la station anglaise dans la rade de Nauplie. Il nous fait visiter son vaisseau à trois ponts, le Saint-Vincent, et fait exécuter pour nous le simulacre d’un combat naval. Un vaisseau monté de seize cents hommes, et vu ainsi au moment du combat, est le chef-d’œuvre de l’intelligence humaine.

Homme excellent, dont la figure et les manières réunissent ce rare mélange de la noblesse du vieux guerrier et de la douceur bienveillante du philosophe, caractère commun des belles physionomies des hommes de l’aristocratie anglaise. Il nous propose un de ses bâtiments de guerre pour nous accompagner jusqu’à Smyrne. Je refuse, et je réclame cette obligeance de M. l’amiral Hugon, qui commande l’escadre française. Il veut bien nous donner le brick le Génie, commandé par M. le capitaine Cuneo d’Ornano ; mais il ne nous escortera que jusqu’à Rhodes.

Je dîne chez M. Rouen, ministre de France en Grèce ; j’ai dû moi-même occuper ce poste sous la Restauration. Il me félicite de ne l’avoir pas obtenu. M. Rouen, qui a passé à Nauplie tous les mauvais jours de l’anarchie grecque, soupire après sa délivrance. Il se console de la sévérité de son exil en accueillant ses compatriotes, et en représentant, avec une grâce et une cordialité parfaites, la haute protection de la France dans un pays qu’il faut aimer dans son passé et dans son avenir.




15 août 1832.


Je n’écris rien : mon âme est flétrie et morne comme l’affreux pays qui m’entoure ; rochers nus, terre rougeâtre ou noire, arbustes rampants ou poudreux, plaines marécageuses où le vent glacé du nord, même au mois d’août, siffle sur des moissons de roseaux : voilà tout. Cette terre de la Grèce n’est plus que le linceul d’un peuple ; cela ressemble à un vieux sépulcre dépouillé de ses ossements, et dont les pierres mêmes sont dispersées et brunies par les siècles. Où est la beauté de cette Grèce tant vantée ? où est son ciel doré et transparent ? Tout est terne et nuageux comme dans une gorge de la Savoie ou de l’Auvergne, aux derniers jours de l’automne. La violence du vent du nord, qui entre avec des vagues bruyantes jusqu’au fond du golfe où nous sommes mouillés, nous empêche de partir.




18 août 1832, en mer, mouillés devant les jardins d’Hydra.


Enfin nous sommes partis dans la nuit d’hier par une jolie brise du sud-est ; nous dormions dans nos hamacs. À sept heures nous sommes hors du golfe ; la mer est belle, et frappe harmonieusement les parois du brick. Nous sommes dans le canal qui se prolonge entre la terre ferme et les îles d’Hydra et Spezzia.

Vers midi nous sommes affalés à la côte du continent en face d’Hydra. Des coups de vent terribles, et partant de tous les points du compas, rendent la manœuvre périlleuse. Nos voiles sont déchirées ; nous risquons de rompre nos mâts ; pendant trois heures nous luttons sans relâche contre des ouragans furieux ; les matelots sont épuisés de fatigue ; le capitaine semble inquiet du sort du navire ; enfin il réussit à atteindre l’abri d’une côte élevée et un mouillage connu des marins, en face d’une charmante colline qu’on appelle les jardins d’Hydra. Nous y jetons l’ancre à un mille du rivage, et non loin du brick de guerre le Génie, qui a fait la même marche.

Journée de repos sur une mer toujours agitée, et aux coups du vent qui siffle dans nos mâts. Nous descendons sur la côte ; c’est le plus joli site que nous ayons encore visité en Grèce : de hautes montagnes dominent le paysage ; elles gardent encore quelques couches de terre, quelques pelouses d’un vert pâle, sur leurs flancs arrondis ; elles descendent mollement, et cachent leurs pieds dans quelques bois d’oliviers ; plus loin, elles s’étendent en pentes douces jusqu’au canal d’Hydra, qui coule à leurs pieds comme un large fleuve plutôt que comme une mer. Là on repose ses yeux sur une ou deux maisons de campagne entourées de jardins et de vergers : des champs cultivés, des groupes de châtaigniers et de chênes verts, des troupeaux, quelques paysans grecs qui travaillent à la terre. Nous lançons nos chiens et nous chassons tout le jour sur la montagne : nous revenons avec du gibier.

La ville d’Hydra, qui couvre toute la petite île de ce nom, brille de l’autre côté du canal, blanche, resplendissante, éclatante comme un rocher taillé d’hier. Cette île n’offre pas un pouce de terre à l’œil : tout est pierre ; la ville couvre tout ; les maisons se dressent perpendiculairement les unes sur les autres, refuge de la liberté du commerce, de l’opulence des Grecs pendant la domination des Turcs. On peut mesurer la civilisation croissante ou décroissante d’une nation aux sites de ses villes et de ses villages : quand la sécurité et l’indépendance augmentent, les villes descendent des montagnes dans les plaines ; quand la tyrannie et l’anarchie renaissent, elles remontent sur les rochers, ou se réfugient sur les écueils de la mer. Dans le moyen âge, en Italie, sur le Rhin, en France, les villes étaient des nids d’aigle sur la pointe des rocs inaccessibles.




Même date.


La nuit est calme. Nous passons une soirée délicieuse sur le pont. Nous partirons demain, si le vent du nord ne reprend pas avec la même force.



  1. Madame de Lamartine.