Voyage en Orient (Lamartine)/Pensées d’Antar

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Chez l’auteur (p. 361-366).


PENSÉES D’ANTAR




« Que vos ennemis craignent votre glaive ! Ne restez pas là où vous seriez dédaigné.

» Fixez-vous parmi les témoins de vos triomphes, ou mourez glorieusement les armes à la main.

» Soyez despote avec les despotes, méchant avec les méchants.

» Si votre ami vous abandonne, ne cherchez pas à le ramener ; mais fermez l’oreille aux calomnies de ses rivaux.

» Il n’est pas d’abri contre la mort.

» Mieux vaut mourir en combattant que vivre dans l’esclavage.

» Pendant que je suis compté au nombre des esclaves, mes actions traversent les nuages pour s’élever jusqu’aux cieux.

» Je dois ma renommée à mon glaive, non à la noblesse de ma naissance.

» Mes hauts faits feront respecter ma naissance aux guerriers de Beni-Abess qui seraient tentés de la dédaigner.

» Les guerriers et les coursiers eux-mêmes sont là pour attester les victoires de mon bras.

» J’ai lancé mon cheval au milieu de l’ennemi, dans la poussière du combat, pendant le feu de l’action ;

» Je l’en ai ramené taché de sang, se plaignant de mon activité sans égale ;

» À la fin du combat, il n’était plus que d’une seule couleur.

» J’ai tué leurs plus redoutables guerriers, Rabiha-Hafreban, Giaber-Eben-Mehalka ; et le fils de Rabiha-Zabrkan est resté sur le champ de bataille.

» Zabiba[1] me blâme de m’exposer la nuit ; elle craint que je ne succombe sous le nombre.

» Elle voudrait m’effrayer de la mort, comme s’il ne fallait pas la subir un jour.

» La mort, lui ai-je dit, est une fontaine à laquelle il faut boire tôt ou tard.

» Cessez donc de vous tourmenter, car si je ne meurs pas, je dois être tué.

» Je veux vaincre tous les rois qui déjà sont à mes genoux, craignant les coups de mon bras redoutable.

» Les tigres et les lions même me sont soumis.

» Les coursiers restent mornes comme s’ils avaient perdu leurs maîtres.

» Je suis fils d’une femme au front noir, aux jambes d’autruche, aux cheveux semblables aux grains de poivre.

» Ô vous qui revenez de la tribu, que s’y passe-t-il ?

» Portez mes saluts à celle dont l’amour m’a préservé de la mort.

» Mes ennemis désirent mon humiliation ; sort cruel ! mon abaissement fait leur triomphe.

» Dites-leur que leur esclave déplore leur éloignement pour lui.

» Si vos lois vous permettent de me tuer, satisfaites votre désir ; personne ne vous demandera compte de mon sang. »

Antar, s’étant précipité au milieu de l’ennemi, disparut aux yeux des siens, qui, craignant pour sa vie, se disposaient à lui porter secours ; lorsqu’il reparut, tenant la tête du chef des ennemis, il dit les vers suivants :

« Si je ne désaltère pas mon sabre dans le sang de l’ennemi, s’il ne découle pas de son tranchant, que mes yeux ne goûtent aucun repos, même en renonçant au bonheur de voir Ablla dans mes songes !

» Je suis plus actif que la mort même, car je brûle de détruire ceux qu’elle consentirait à attendre.

» La mort, en voyant mes exploits, doit respecter ma personne. Les bras des Bédouins seront courts contre moi, le plus redoutable des guerriers ; moi, le lion en fureur ; moi, dont le glaive et la lance rendent aux âmes leur liberté.

» Quand j’apercevrai la mort, je lui ferai un turban de mon sabre, dont le sang relève l’éclat.

» Je suis le lion qui protége tout ce qui lui appartient.

» Mes actions iront à l’immortalité.

» Mon teint noir devient blanc, quand l’ardeur du combat vient embraser mon cœur ; mon amour devient extrême ; la persuasion alors n’a plus d’empire sur moi.

» Que mon voisin soit toujours triomphant, mon ennemi humilié, craintif et sans asile !

» Par le Tout-Puissant, qui a créé les sept cieux et qui connaît l’avenir, je ne cesserai de combattre jusqu’à la destruction de mon ennemi, moi, le lion de la terre, toujours prêt à la guerre.

» Mon refuge est dans la poussière du champ de bataille.

» J’ai fait fuir les guerriers ennemis, en jetant à terre le cadavre de leur chef.

» Voyez son sang qui découle de mon sabre.

» Ô Beni-Abess, préparez vos triomphes, et glorifiez-vous d’un nègre qui a un trône dans les cieux.

» Demandez mon nom aux sabres et aux lances, ils vous diront que je m’appelle Antar[2]. »

Le père d’Ablla, ne voulant pas donner sa fille à Antar, avait quitté la tribu pendant son absence. À son retour, ce héros, ne trouvant plus sa cousine, dit les vers suivants :

« Comment nier l’amour que je porte à Ablla, quand mes larmes témoignent de la douleur que me cause son absence ? Loin d’elle, le feu qui me dévore devient chaque jour plus ardent ; je ne saurais cacher des souffrances qui se renouvellent sans cesse.

» Ma patience diminue pendant que mon désir de la revoir augmente.

» À Dieu seul je me plains de la tyrannie de mon oncle, puisque personne ne me vient en aide.

» Mes amis, l’amour me tue, moi si fort, si redoutable.

» Ô fille de Mallek, je défends le sommeil à mon corps fatigué : pourrait-il d’ailleurs s’y livrer sur un lit de braise ?

» Je pleure tant, que les oiseaux même connaîtront ma douleur, et pleureront avec moi.

» Je baise la terre où vous étiez ; peut-être sa fraîcheur éteindra-t-elle le feu de mon cœur.

» Ô belle Ablla, mon esprit et mon cœur sont égarés, pendant que vos troupeaux restent en sûreté sous ma garde.

» Ayez pitié de mon triste état : je vous serai fidèle jusqu’à l’éternité.

» En vain mes rivaux se réjouissent, mon corps ne goûtera aucun repos. »



  1. Mère d’Antar.
  2. Courageux.