Voyage en Orient (Lamartine)/Visite à l’émir Beschir

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Chez l’auteur (p. 239-253).


VISITE


À L’ÉMIR BESCHIR




Le lendemain, à quatre heures du matin, nous étions, M. de Parseval et moi, à cheval sur la pente escarpée qui descend de son monastère dans la profonde vallée du torrent Belus ; nous franchîmes à gué les eaux épuisées par l’été, et nous commençâmes à gravir les hautes montagnes du Liban qui séparent Dgioun de Deïr-el-Kammar, ou le Couvent de la Lune, palais de l’émir Beschir, prince souverain des Druzes et de toutes les montagnes du Liban. Lady Esther nous avait donné son médecin pour nous servir de drogman, et un de ses palefreniers arabes pour guide. — Nous arrivâmes, après deux heures de marche, à une vallée plus profonde, plus étroite et plus pittoresque qu’aucune de celles que nous avions déjà parcourues. À droite et à gauche s’élevaient, comme deux remparts perpendiculaires hauts de trois à quatre cents pieds, deux chaînes de montagnes qui semblaient avoir été séparées récemment l’une de l’autre par un coup de marteau du fabricateur des mondes, ou peut-être par le tremblement de terre qui secoua le Liban jusque dans ses fondements, quand le Fils de l’Homme rendant son âme à Dieu, non loin de ces mêmes montagnes, poussa ce dernier soupir qui refoula l’esprit d’erreur, d’oppression et de mensonge, et souffla la vérité, la liberté et la vie dans un monde renouvelé. — Les blocs gigantesques détachés des deux flancs des montagnes, semés comme des cailloux par la main des enfants dans le lit d’un ruisseau, formaient le lit horrible, profond, immense, hérissé, de ce torrent à sec ; quelques-unes de ces pierres étaient des masses plus élevées et plus longues que de hautes maisons. Les unes étaient posées d’aplomb comme des cubes solides et éternels : les autres, suspendues sur leurs angles et soutenues par la pression d’autres roches invisibles, semblaient tomber encore, rouler toujours, et présentaient l’image d’une ruine en action, d’une chute incessante, d’un chaos de pierres, d’une avalanche intarissable de rochers ; — rochers de couleur funèbre, gris, noirs, marbrés de feu et de blanc, opaques ; vagues pétrifiées d’un fleuve de granit ; pas une goutte d’eau dans les profonds interstices de ce lit calciné par le soleil brûlant de la Syrie ; pas une herbe, une tige, une plante grimpante, ni dans ce torrent, ni sur les pentes crénelées et ardues des deux côtés de l’abîme : c’était un océan de pierres, une cataracte de rochers, à laquelle la diversité de leurs formes, la variété de leurs poses, la bizarrerie de leurs chutes, le jeu des ombres ou de la lumière sur leurs flancs ou sur leur surface, semblaient prêter le mouvement et la fluidité. Si le Dante eût voulu peindre, dans un des cercles de son enfer, l’enfer des pierres, l’enfer de l’aridité, de la ruine, de la chute des choses, de la dégradation des mondes, de la caducité des âges, voilà la scène qu’il aurait dû simplement copier : — c’est un fleuve des dernières heures du monde quand le feu aura tout consumé, et que la terre, dévoilant ses entrailles, ne sera plus qu’un bloc mutilé de pierres calcinées, sous les pas du terrible juge qui viendra la visiter. Nous suivîmes cette vallée des lamentations pendant deux heures, sans que la scène variât autrement que par les circuits divers que le torrent suivait lui-même entre les montagnes, et par la manière plus ou moins terrible dont les rochers se groupaient dans leur lit écumant de pierres. — Jamais cette vallée ne s’effacera de mon imagination. Cette terre a dû être la première, la terre de la poésie terrible et des lamentations humaines ; l’accent pathétique et grandiose des prophéties s’y fait sentir dans sa sauvage, pathétique et grandiose nature. Toutes les images de la poésie biblique sont gravées en lettres majuscules sur la face sillonnée du Liban et de ses cimes dorées, et de ses vallées ruisselantes, et de ses vallées muettes et mortes. L’esprit divin, l’inspiration surhumaine qui a soufflé dans les âmes et dans les harpes du peuple poétique à qui Dieu parlait par symboles et par images, frappait ainsi plus fortement les yeux des bardes sacrés dès leur enfance, et les nourrissait d’un lait plus fort que nous, vieux et pâles héritiers de la harpe antique ; nous qui n’avons sous les yeux qu’une nature gracieuse, douce et cultivée, nature civilisée et décolorée comme nous.

À midi, nous atteignîmes les plus hautes montagnes que nous avions à franchir. Nous commençâmes à redescendre par les sentiers les plus escarpés, où les pieds de nos chevaux tremblaient sur la pierre roulante qui nous séparait seule des précipices. — Après une heure de descente, nous aperçûmes, au tournant d’une colline, le palais fantastique de Dptédin, près de Deïr-el-Kammar. Nous jetâmes un cri de surprise et d’admiration, et, d’un mouvement involontaire, nous arrêtâmes nos chevaux pour contempler la scène neuve, pittoresque, orientale, qui s’ouvrait devant nos regards.

À quelques pas de nous, une immense nappe d’eau écumante sortait de l’écluse d’un moulin, et tombait, d’une hauteur de cinquante à soixante pieds, sur des rochers qui la brisaient en lambeaux flottants ; le bruit de cette chute d’eau et la fraîcheur qu’elle répandait dans l’air, et qui venait humecter nos fronts brûlants, préparait délicieusement nos sens à l’admiration dont ils aimaient à jouir. — Au-dessus de cette chute d’eau, qui se perdait dans les abîmes dont nous ne pouvions apercevoir le fond, s’ouvrait en entonnoir une vaste et profonde vallée, cultivée, depuis le pied jusqu’au sommet, en mûriers, en vignes, en figuiers, et où la terre était partout revêtue de la verdure la plus fraîche et la plus légère ; quelques beaux villages étaient suspendus en terrasses sur les déclivités de toutes les montagnes qui entouraient la vallée de Deïr-el-Kammar. — D’un seul côté l’horizon s’entr’ouvrait, et laissait voir, par-dessus des sommets moins élevés du Liban, la mer de Syrie. Ecce mare magnum ! dit David. — Voilà là-bas la grande mer bleue, avec ses vagues et ses mugissements, et ses immenses reptiles ! David était , peut-être, quand il jeta cette exclamation poétique. — En effet, on aperçoit la mer d’Égypte, teinte d’un bleu plus foncé que le ciel, et fondue au loin avec l’horizon par la brume vaporeuse et violette qui voile tous les rivages de cette partie de l’Asie. Au fond de cette immense vallée, la colline de Dptédin, qui porte le palais de l’émir, prenait naissance, et s’élevait comme une tour immense flanquée de rochers couverts de lierre, et laissant pendre, de ses fissures et de ses créneaux, des gerbes de verdure flottante. Cette colline montait jusqu’au niveau du chemin en précipice où nous étions suspendus nous-mêmes ; un abîme étroit et mugissant nous en séparait. À son sommet, et à quelques pas de nous, le palais moresque de l’émir s’étendait majestueusement sur tout le plateau de Dptédin, avec ses tours carrées, percées d’ogives crénelées à leur sommet, les longues galeries s’élevant les unes sur les autres, et présentant de longues files d’arcades élancées et légères comme les tiges des palmiers qui les couronnaient de leurs panaches aériens ; ces vastes cours descendaient en degrés immenses depuis le sommet de la montagne jusqu’aux murs d’enceinte des fortifications : à l’extrémité de la plus vaste de ces cours, sur lesquelles nos regards plongeaient de l’élévation où nous étions placés, la façade irrégulière du palais des femmes se présentait à nous, ornée de légères et gracieuses colonnades dont les troncs minés et effilés, et de formes irrégulières et inégales, se dressaient jusqu’aux toits, et portaient, comme un parasol, les légères tentures de bois peint qui servaient de portique à ce palais. — Un escalier de marbre, décoré de balustrades sculptées en arabesques ; conduisait de ce portique à la porte de ce palais de femmes : cette porte, sculptée en bois de diverses couleurs, encadrée dans le marbre et surmontée d’inscriptions arabes, était entourée d’esclaves noirs vêtus magnifiquement, armés de pistolets argentés, et de sabres de Damas étincelants d’or et de ciselures. Les vastes cours qui faisaient face au palais étaient remplies elles-mêmes d’une foule de serviteurs, de courtisans, de prêtres ou de soldats, sous tous les costumes variés et pittoresques que les six populations du Liban affectent : le Druze, le Chrétien, l’Arménien, le Grec, le Maronite, le Métualis. — Cinq à six cents chevaux arabes étaient attachés par les pieds et par la tête, à des cordes tendues qui traversaient les cours, sellés, bridés, et couverts de housses éclatantes de toutes les couleurs ; quelques groupes de chameaux, les uns couchés, les autres debout, d’autres à genoux pour se faire charger ou décharger ; et, sur la terrasse la plus élevée de la cour intérieure, quelques jeunes pages, courant à cheval les uns sur les autres, se lançaient le dgérid, s’évitaient en se couchant sur leurs chevaux, revenaient à toute bride sur leur adversaire désarmé, et faisaient, avec une grâce et une vigueur admirables, toutes les évolutions rapides que ce jeu militaire exige. — Après avoir contemplé quelques instants cette scène orientale, si nouvelle pour nous, nous nous approchâmes de la porte immense et massive de la première cour du palais, gardée par des Arabes armés de fusils et de longues lances légères, semblables à la tige d’un long roseau. — Là, nous envoyâmes porter au prince les lettres que nous avions pour lui. Peu d’instants après, il nous envoya son premier médecin, M. Bertrand, né en Syrie, d’une famille française, et ayant conservé encore la langue et le souvenir de sa patrie. — Il nous conduisit dans l’appartement que l’hospitalité de l’émir nous offrait, et des esclaves emmenèrent notre suite et nos chevaux dans un autre quartier du palais. Notre appartement consistait en une jolie cour décorée de pilastres arabesques, avec une fontaine jaillissante au milieu, coulant dans un large bassin de marbre ; autour de cette cour, trois pièces et un divan, c’est-à-dire un appartement plus large que les autres, formé par une arcade qui s’ouvre sur la cour intérieure, et qui n’a ni portes ni rideaux qui la referment : c’est une transition entre la maison et la rue, qui sert de jardin aux paresseux musulmans, et dont l’ombre immobile remplace pour eux celle des arbres, qu’ils n’ont ni l’industrie de planter, ni la force d’aller chercher où la nature les a faît croître pour eux. Nos chambres, quoique dans ce magnifique palais, auraient paru trop délabrées au plus pauvre paysan de nos chaumières : les fenêtres n’avaient point de vitres, luxe inconnu dans l’Orient, malgré les rigueurs de l’hiver dans ces montagnes ; ni lits ni meubles, ni chaises ; rien que les murailles nues, décrépites, percées de trous de rats et de lézards ; et pour plancher, dé la terre battue, inégale, mêlée de paille hachée. — Des esclaves apportèrent des nattes de jonc, qu’ils étendirent sur ce plancher, et des tapis de Damas, dont ils recouvrirent les nattes ; ils apportèrent ensuite une petite table de Bethléem, en bois incrusté de nacre de perles : ces tables n’ont pas un demi-pied de diamètre, et pas davantage d’élévation ; elles ressemblent à un tronçon de colonne brisée, et ne peuvent porter qu’un plateau, sur lequel les musulmans placent les cinq ou six plats dont leur repas se compose.

Notre dîner, placé sur cette table, se composait d’un pilau, d’un plat de lait aigri que l’on mêle avec de l’huile, et de quelques morceaux de mouton haché, que l’on pile avec du riz bouilli, et dont on farcit certaines courges semblables à nos concombres. — C’est le mets le plus recherché et le plus savoureux, en effet, que l’on puisse manger dans tout l’Orient. Pour boisson, de l’eau pure que l’on boit dans des jattes de terre à longs becs, qu’on passe de main en main, et dont on fait couler l’eau dans sa bouche entr’ouverte, sans que le vase touche les lèvres. Ni couteaux, ni cuillers, ni fourchettes : on mange avec les mains ; mais les ablutions multipliées rendent cette coutume moins révoltante pour les musulmans.

À peine avions-nous fini de dîner, que l’émir nous envoya dire qu’il nous attendait. Nous traversâmes une vaste cour ornée de fontaines, et un portique formé de hautes colonnes grêles qui partent de terre, et portent le toit du palais. — Nous fûmes introduits dans une très-belle salle dont le pavé était de marbre, et les plafonds et les murs peints de couleurs vives et d’arabesques élégantes par des peintres de Constantinople. — Des jets d’eau murmuraient dans les angles de l’appartement ; et dans le fond, derrière une colonnade dont les entre-colonnements étaient grillés et vitrés, on apercevait un tigre énorme, dormant la tête appuyée sur ses pattes croisées. — La moitié de la chambre était remplie de secrétaires avec leurs longues robes et leur écritoire d’argent, passée en guise de poignard dans leur ceinture ; d’Arabes richement vêtus et armés ; de nègres et de mulâtres attendant les ordres de leur maître, et de quelques officiers égyptiens revêtus de vestes européennes et coiffés du bonnet grec de drap rouge, avec une longue houppe bleue pendant jusque sur les épaules. — L’autre partie de l’ appartement était plus élevée d’environ un pied, et un large divan de velours rouge régnait tout autour. L’émir était accroupi à l’angle de ce divan. — C’était un beau vieillard à l’œil vif et pénétrant, au teint frais et animé, à la barbe grise et ondoyante ; une robe blanche, serrée par une ceinture de cachemire, le couvrait tout entier, et le manche éclatant d’un long et large poignard sortait des plis de sa robe à la hauteur de la poitrine, et portait une gerbe de diamants de la grosseur d’une orange. — Nous le saluâmes à la manière du pays, en portant notre main au front d’abord, puis sur le cœur ; il nous rendit notre salut avec grâce et en souriant, et nous fit signe de nous approcher, et de nous asseoir près de lui sur le divan. — Un interprète était à genoux entre lui et nous. — Je pris la parole, et lui exprimai le plaisir que j’éprouvais à visiter l’intéressante et belle contrée qu’il gouvernait avec tant de fermeté et de sagesse, et lui dis, entre autres choses, que le plus bel éloge que je pouvais faire de son administration, c’était de me trouver là ; que la sûreté des routes, la richesse de la culture, l’ordre et la paix dans les villes, étaient les témoignages parlants de la vertu et de l’habileté du prince. — Il me remercia, et me fit sur l’Europe, et principalement sur la politique de l’Europe dans la lutte des Turcs et des Égyptiens, une foule de demandes qui montraient à la fois tout l’intérêt que cette question avait pour lui, et les connaissances et l’intelligence des affaires, peu communes dans un prince de l’Orient. On apporta le café, les longues pipes, qu’on renouvela plusieurs fois, et la conversation continua pendant près d’une heure.

Je fus ravi de la sagesse, des lumières, des manières nobles et dignes de ce vieux prince, et je me levai, après une longue conversation, pour l’accompagner dans ses bains, qu’il voulut nous montrer lui-même. Ces bains consistent en cinq ou six salles pavées de marbre à compartiments, et dont les voûtes et les murs étaient enduits de stuc et peints à détrempe, avec beaucoup de goût et d’élégance, par des peintres de Damas. Des jets d’eau chaude, froide ou tiède, sortaient du pavé, et répandaient leur température dans les salles. La dernière était un bain de vapeur où nous ne pûmes rester une minute. Plusieurs beaux esclaves blancs, le torse nu et les jambes entourées d’un châle de soie écrue, se tenaient dans ces salles, prêts à exercer leurs fonctions de baigneurs. Le prince nous fit proposer de prendre le bain avec lui : nous n’acceptâmes pas, et nous le laissâmes entre les mains de ses esclaves, qui s’apprêtaient à le déshabiller.

Nous allâmes de là, avec un de ses écuyers, visiter les cours et les écuries où ses magnifiques étalons arabes étaient enchaînés. Il faut avoir visité les écuries de Damas, ou celles de l’émir Beschir, pour avoir une idée du cheval arabe. Ce superbe et gracieux animal perd de sa beauté, de sa douceur et de sa forme pittoresque, quand on le transplante, de son pays natal et de ses habitudes familières, dans nos climats froids et dans l’ombre et la solitude de nos écuries. Il faut le voir à la porte de la tente des Arabes du désert, la tête entre les jambes, secouant sa longue crinière noire comme un parasol mobile, et balayant ses flancs, polis comme du cuivre ou comme de l’argent, avec le fouet tournant de sa queue, dont l’extrémité est toujours teinte en pourpre avec le henné : il faut le voir vêtu de ses housses éclatantes, relevées d’or et de broderies de perles ; la tête couverte d’un réseau de soie bleue ou rouge, tissé d’or ou d’argent, avec des aiguillettes sonores et flottantes qui tombent de son front sur ses naseaux, et dont il voile ou dévoile tour à tour, à chaque ondulation de son cou, le globe enflammé, immense, intelligent, doux et fier, de son œil à fleur de tête : il faut le voir surtout en masse, comme il était là, de deux ou trois cents chevaux, les uns couchés dans la poussière de la cour, les autres entravés par des anneaux de fer, et attachés à de longues cordes qui traversaient ces cours ; d’autres échappés sur le sable, et franchissant d’un bond les files de chameaux qui s’opposaient à leurs courses ; ceux-ci tenus à la main par de jeunes esclaves noirs vêtus de vestes écarlates, et reposant leurs têtes caressantes sur l’épaule de ces enfants ; ceux-là jouant ensemble libres et sans laisse comme des poulains dans une prairie, se dressant l’un contre l’autre, ou se frottant le front contre le front, ou se léchant mutuellement leur beau poil luisant et argenté ; tous nous regardant avec une attention inquiète et curieuse, à cause de nos costumes européens et de notre langue étrangère, mais se familiarisant bientôt, et venant gracieusement tendre leur cou aux caresses et au bruit flatteur de notre main. C’est une chose incroyable que la mobilité et la transparence de la physionomie de ces chevaux, quand on n’en a pas été témoin. Toutes leurs pensées se peignent dans leurs yeux et dans le mouvement convulsif de leurs joues, de leurs lèvres, de leurs naseaux, avec autant d’évidence, avec autant de caractère et de mobilité que les impressions de l’âme sur le visage d’un enfant. Quand nous approchions d’eux pour la première fois, ils faisaient des moues et des grimaces de répugnance et de curiosité tout à fait semblables à celles qu’un homme impressionnable aurait pu faire à l’aspect d’un objet imprévu et inquiétant. Notre langue surtout les frappait et les étonnait vivement ; et le mouvement de leurs oreilles dressées et renversées en arrière, ou tendues en avant, témoignait de leur surprise et de leur inquiétude : j’admirais surtout plusieurs juments sans prix, réservées pour l’émir lui-même. Je fis proposer par mon drogman, à l’écuyer, jusqu’à dix mille piastres d’une des plus jolies ; mais à aucun prix on ne décide un Arabe à se défaire d’une jument de premier sang, et je ne pus rien acheter cette fois.

Nous rentrâmes à la fin du jour dans notre appartement, et l’on nous apporta un souper semblable au dîner. Plusieurs officiers de l’émir vinrent nous rendre visite de sa part. M. Bertrand, son premier médecin, passa la soirée avec nous. Nous pûmes causer, grâce à un peu d’italien et de français qu’il avait conservé, du souvenir de sa famille. Il nous donna tous les renseignements les plus intéressants sur la vie intérieure de l’émir des Druzes. Ce prince, quoique âgé de soixante-douze ans, ayant perdu récemment sa première femme, à qui il devait toute sa fortune, venait de se remarier. Nous regrettâmes de n’avoir pas pu apercevoir sa nouvelle femme : elle est, dit-on, remarquablement belle. Elle n’a que quinze ans ; c’est une esclave circassienne que l’émir a envoyé acheter à Constantinople, et qu’il a fait chrétienne avant de l’épouser ; car l’émir Beschir est lui-même chrétien et même catholique, ou plutôt il est comme la loi dans tous les pays de tolérance, il est de tous les cultes officiels de son pays ; musulman pour les musulmans, Druze pour les Druzes, chrétien pour les chrétiens. Il y a chez lui des mosquées et une église ; mais depuis quelques années sa religion de famille, la religion du cœur, est le catholicisme. Sa politique est telle, et la terreur de son nom si bien établie, que sa foi chrétienne n’inspire ni défiance ni répugnance aux Arabes musulmans, aux Druzes et aux Métualis qui vivent sous son empire. Il fait justice à tous, et tous le respectent également.

Le soir après souper, l’émir nous envoya quelques-uns de ses musiciens et de ses chanteurs, qui improvisèrent des vers arabes en notre honneur. Il a parmi ses serviteurs des Arabes uniquement consacrés à ces sortes de cérémonies. Ils sont exactement ce qu’étaient les troubadours dans les châteaux du moyen âge, ou en Écosse les poëtes populaires. Debout derrière le coussin de l’émir ou de ses fils pendant qu’ils prennent leur repas, ils chantent des vers à la louange des maîtres qu’ils servent, ou des convives que l’émir veut honorer. Nous nous fîmes traduire par M. Bertrand quelques-uns de ces toasts poétiques : ils étaient en général très-insignifiants, ou d’une telle recherche d’idées, qu’il serait impossible de les rendre avec des idées et des images appropriées à nos langues d’Europe.

Voici la seule pensée un peu claire que je trouve notée sur mon album :


« Votre vaisseau avait des ailes, mais le coursier de l’Arabe a des ailes aussi. Ses naseaux, quand il vole sur nos montagnes, font le bruit du vent dans les voiles du navire. Le mouvement de son galop rapide est comme le roulis pour le cœur des faibles ; mais il réjouit le cœur de l’Arabe. Puisse son dos être pour vous un siège d’honneur, et vous porter souvent au divan de l’émir ! »


Parmi les secrétaires de l’émir se trouvait alors un des plus grands poëtes de l’Arabie. Je l’ignorais, et je ne l’ai su que plus tard. Quand il apprit par d’autres Arabes de Syrie que j’étais moi-même un poëte en Europe, il m’écrivit des vers toujours imprégnés de cette affectation et de cette recherche, toujours gâtés par ces jeux de mots qui sont le caractère des langues des civilisations vieillies, mais où l’on sent néanmoins une grande élévation de talent, et un ordre d’idées bien supérieur à ce que nous nous figurons en Europe.

Nous dormions sur des coussins du divan étendus sur une natte, au bruit des jets d’eau murmurant de toutes parts dans les jardins, dans les cours et dans les salles de cette partie du palais. Quand il fit jour, je vis à travers les grilles plusieurs musulmans qui faisaient leur prière dans la grande cour du palais. Ils étendent un tapis par terre pour ne point toucher la poussière ; ils se tiennent un moment debout, puis ils s’inclinent d’une seule pièce, et touchent plusieurs fois le tapis du front, le visage toujours tourné du côté de la mosquée ; ils se couchent ensuite à plat ventre sur le tapis ; ils frappent la terre du front ; ils se relèvent, et recommencent un grand nombre de fois les mêmes cérémonies, en reprenant les mêmes attitudes et en murmurant des prières. Je n’ai pas pu trouver le moindre ridicule dans ces attitudes et dans ces cérémonies, quelque bizarres qu’elles semblent à notre ignorance. La physionomie des musulmans est tellement pénétrée du sentiment religieux qu’ils expriment par ces gestes, que j’ai toujours profondément respecté leur prière : le motif sanctifie tout. Partout où l’idée divine descend et agit dans l’homme, elle lui imprime une dignité surhumaine. On peut dire :

« Je ne prie pas comme toi, mais je prie avec toi le Maître commun, le Maître que tu crois et que tu veux reconnaître et honorer, comme je veux le reconnaître et t’honorer moi-même sous une autre forme. Ce n’est pas à moi de rire de toi ; c’est à Dieu de nous juger. »

Nous passâmes la matinée à visiter les palais des fils de l’émir, qui sont à peu de distance du sien ; une petite église catholique, toute semblable à nos églises modernes de village en France ou en Italie, et les jardins du palais. L’émir Beschir a fait bâtir un autre palais de campagne à un mille environ de Dptédin. C’est le seul but de ses promenades à cheval, et c’est presque le seul chemin où un cheval, même arabe, puisse galoper sans péril ; partout ailleurs les sentiers qui mènent à Dptédin sont tellement escarpés et suspendus sur les bords à pic de tels précipices, qu’on ne peut y passer sans frémir, même au pas.

Avant de quitter Dptédin et Deïr-el-Kammar, je transcris des notes véridiques et curieuses, que j’ai recueillies sur les lieux, concernant le vieillard habile et guerrier que nous venons de voir.