Voyage en Orient (Lamartine)/Épilogue du Voyage en Orient

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Chez l’auteur (p. 423-426).


ÉPILOGUE

DU

VOYAGE EN ORIENT




1849


Nous avons complété ce voyage par différentes notes, adjonctions et traductions inédites, de nature à en accroître l’intérêt. Le récit de Fatalla Sayeghir, ce premier Arabe voyageur parmi les tribus wahabites du désert, a été terminé par lui, et apporté à Paris. J’en ai fait acheter le manuscrit, en 1844, par la Bibliothèque nationale. Le gouvernement français a récompensé les services rendus par Fatalla Sayeghir à la géographie et à l’histoire des mœurs, en le nommant agent consulaire de France à Alep. Je lui ai donné à Paris l’hospitalité qu’il a si souvent reçue sous les tentes du désert, et que j’avais reçue moi-même de ses amis d’Arabie. Il vit maintenant de la générosité de la France, dans son propre pays, entre sa femme et ses fils. Lorsque la république sera consolidée et paisible, j’espère le revoir moi-même dans cet Orient qui attire l’imagination des poëtes et des philosophes, comme le soleil couchant attire le regard des voyageurs à qui il reste peu de jours pour achever leur chemin.

J’ai rectifié, ou plutôt les événements ont rectifié pour moi, quelques-uns des aperçus de ce livre. Tout a changé sur ce théâtre mobile de la politique occidentale et orientale. Ce qui était vrai en 1834 serait contre-sens en 1850. Dieu a soufflé sur ces déserts, et a imprimé d’autres formes et d’autres ondulations à la surface de l’Orient.

Ibrahim-Pacha est mort ; et son sabre, qui menaçait à la fois les Maronites dans le Liban et l’empire ottoman à Smyrne et à Constantinople, est couché avec lui dans son tombeau.

Méhémet-Ali est mort ; et ses projets d’asservir ou de diviser l’islamisme pour le concentrer et le rajeunir à Alexandrie sont morts avec lui.

Mahmoud, le vainqueur des janissaires, est mort à Constantinople après avoir accompli son œuvre, l’affranchissement de la puissance impériale du joug d’une soldatesque tyrannique et indisciplinée. L’histoire l’appellera le Pierre le Grand de l’empire ottoman. Comme Pierre le Grand, il a abattu les Strélitz.

Son fils Abdul Mejid a trouvé, à la mort de son père, l’empire libre, les préjugés domptés, des instruments tout formés autour de lui pour continuer l’œuvre civilisatrice de son père. Sa tolérance, servie par des ministres habiles, libéraux, élevés en Europe, accomplit l’œuvre de fusion des races, qui doit seule régénérer l’Orient.

Les cabinets de Londres et de Paris ont conçu pour ce jeune prince l’intérêt qu’on a pour la jeunesse d’un homme et d’un peuple à la fois. L’Europe a compris de plus en plus, par les événements de Hongrie, de Valachie, de Moldavie, que l’empire ottoman, civilisé, éclairé, armé, protégé, devenait un poids nécessaire à l’équilibre du monde, et que le Bosphore et les Dardanelles seraient avant peu les Thermopyles de la liberté des mers, et peut-être les Thermopyles de la liberté du continent contre de nouveaux débordements de Xerxès. La république française s’est retrouvée à l’instant alliée, sans traité, avec la Turquie : les deux peuples l’ont compris sans qu’il fût besoin de discours ou de négociations pour le leur faire comprendre. L’instinct est le plus sûr des diplomates. Le lendemain de la révolution de Février, la république envoyait, dans la personne du général Aupick, un ambassadeur conciliant et modéré, ami de la paix, mais capable d’inspirations énergiques au besoin, et de rappeler, aux violateurs de l’indépendance ottomane, que la France avait encore des Sébastiani dans ses négociateurs et dans ses généraux.

Abdul Mejid a montré, dans ces dernières circonstances, que sa douceur dans le gouvernement de ses provinces ne serait jamais un lâche abandon de sa dignité devant les exigences de ses voisins : il fait désormais partie intégrante de la triple alliance qui doit faire face à la mer Noire et aux Balkans. Son empire est l’avant-garde de la civilisation en Orient, et, à ce titre, il est condamné à se civiliser de plus en plus lui-même.

Heureuse nécessité qui rendra Abdul Mejid cher à ses peuples mieux gouvernés, et qui fera de Constantinople une frontière de l’Europe défendue par l’Europe, au lieu d’un camp de la barbarie, suivant l’expression de M. de Bonald. Il y a quelque chose de supérieur aux antipathies des races, des souvenirs, des religions ; c’est la sympathie de civilisation, qui tend à réaliser de plus en plus la grande unité de la race humaine, sous le symbole de la lumière et de la liberté.