Voyage en Orient (Nerval)/Épilogue/III

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Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval, II. Voyage en Orient, Ip. 430-432).


III

Péra.

Mon itinéraire de Beyrouth à Constantinople est nécessairement fort succinct. Je m’étais embarqué sur le paquebot autrichien, et, le lendemain de mon départ, nous relâchions à Larnaca, un port de Chypre. Malheureusement, là comme ailleurs, il nous était interdit de descendre, à moins de faire quarantaine. Les côtes sont arides comme dans tout l’archipel ; c’est, dit-on, dans l’intérieur de cette île que l’on retrouve seulement les vastes prairies, les bois touffus et les forêts ombreuses consacrées jadis à la déesse de Paphos. Les ruines du temple existent encore, et le village qui les entoure est la résidence d’un évêque.

Le lendemain, nous avons vu se dessiner les sombres montagnes des côtes d’Anatolie. Nous nous sommes encore arrêtés dans le port de Rhodes. J’ai vu les deux rochers où avaient dû autrefois se poser les pieds de la statue colossale d’Apollon. Ce bronze aurait dû être, quant aux proportions humaines, deux fois plus haut que les tours de Notre-Dame. Deux forts, bâtis par les anciens chevaliers, défendent cette entrée.

Le lendemain, nous traversâmes la partie orientale de l’archipel, et nous ne perdions pas un seul instant la terre de vue. Pendant plusieurs heures, nous avons eu à notre gauche l’île de Cos, illustrée par le souvenir d’Hippocrate. On distinguait çà et là de charmantes lignes de verdure et des villes aux blanches maisons, dont il semble que le séjour doit être heureux. Le père de la médecine n’avait pas mal choisi son séjour.

Je ne puis assez m’étonner des teintes roses qui revêtent le soir et le matin les hautes roches et les montagnes. — C’est ainsi qu’hier j’avais vu Pathmos, l’île de saint Jean, inondée de ces doux rayons. Voilà pourquoi, peut-être, l’Apocalypse a parfois des descriptions si attrayantes… Le jour et la nuit, l’apôtre rêvait de monstres, de destructions et de guerres ; — le soir et le matin, il annonçait sous des couleurs riantes les merveilles du règne futur du Christ et de la nouvelle Jérusalem, étincelante de clartés.

On nous a fait faire à Smyrne une quarantaine de dix jours. Il est vrai que c’était dans un jardin délicieux, avec toute la vue de ce golfe immense, qui ressemble à la rade de Toulon. Nous demeurions sous des tentes qu’on nous avait louées.

Le onzième jour, qui était celui de notre liberté, nous avons eu toute une journée pour parcourir les rues de Smyrne, et j’ai regretté de ne pouvoir aller visiter Bournabat, où sont les maisons de campagne des négociants, et qui est éloigné d’environ deux lieues. C’est, dit-on, un séjour ravissant.

Smyrne est presque européenne. Quand on a vu le bazar, pareil à tous ceux de l’Orient, la citadelle et le pont des caravanes jeté sur l’ancien Mélès, qui a fourni un surnom à Homère, le mieux est encore de visiter la rue des Roses, où l’on entrevoit, aux fenêtres et sur les portes, les traits furtifs des jeunes Grecques, — qui ne fuient jamais qu’après s’être laissé voir, comme la nymphe de Virgile.

Nous avons regagné le paquebot après avoir entendu un opéra de Donizetti au théâtre italien.

Il a fallu tout un jour pour arriver aux Dardanelles, en laissant à gauche les rivages où fut Troie — et Ténédos, et tant d’autres lieux célèbres qui ne tracent qu’une ligne brumeuse à l’horizon.

Après le détroit, qui semble un large fleuve, on s’engage pour tout un jour dans la mer de Marmara, et, le lendemain, à l’aube, on jouit de l’éblouissant spectacle du port de Constantinople, le plus beau du monde assurément.




note de l’épilogue


Tous les détails de ce voyage sont exacts ; sur certains points toutefois, il a fallu grouper les événements pour éviter les longueurs.

L’auteur a appris, depuis, que l’esclave javanaise s’était enfuie de la maison où il l’avait placée. Le fanatisme religieux n’y a pas été étranger sans doute.

Quant à son sort actuel, auquel s’est intéressé notre consul, il semble fixé heureusement, d’après ce post-scriptum trop laconique d’une lettre adressée à l’auteur par Camille Rogier, le peintre, qui parcourt la Syrie : « La femme jaune est à Damas, mariée à un Turc, elle a deux enfants. »



fin du tome premier.