Voyage en Orient (Nerval)/Appendice/VI

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Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval III. Voyage en Orient, IIp. 255-262).


VI — LES MAISONS DU CAIRE


La métropole moderne de l’Égypte se nomme en arabe Al-Kahira, d’où les Européens ont formé le nom de le Caire. Le peuple l’appelle Masr ou Misr, ce qui est aussi le nom de toute l’Égypte. La ville est située à l’entrée de la vallée de la haute Égypte, entre le Nil et la chaîne orientale des montagnes du Mokatam ; elle est séparée de la rivière par une langue de terre presque entièrement cultivée, et qui, du côté du nord, où se trouve le port de Boulaq, a plus d’un quart de lieue de large, tandis que sa largeur n’en atteint pas la moitié du côté du midi.

Un étranger qui ne ferait que parcourir les rues du Caire croirait que cette ville est resserrée et n’offre que peu d’espace ; mais celui qui voit l’ensemble du haut d’une maison élevée ou du minaret d’une mosquée s’apercevra bientôt du contraire. Les rues les plus fréquentées ont généralement une rangée de boutiques de chaque côté. La plupart des rues écartées sont munies de portes en bois placées à chacune des extrémités ; ces portes sont fermées la nuit et gardées par un portier, chargé d’ouvrir à tous ceux qui veulent y passer. Ce qu’on appelle quartier est un assemblage de quelques ruelles étroites avec une seule entrée commune.

Les maisons particulières méritent d’être décrites spécialement. Les murs des fondations, jusqu’à la hauteur du premier étage, sont recouverts, à l’extérieur et souvent à l’intérieur, de pierres calcaires molles, extraites de la montagne voisine. Cette pierre, lorsqu’elle est nouvellement taillée, présente une surface d’une légère teinte jaune ; mais bientôt elle brunit à l’air. Les différents compartiments de la façade sont quelquefois, au moyen d’ocre rouge et de blanc de chaux, alternativement peints en rouge et en blanc ; ceci est surtout en usage pour les grandes maisons et les mosquées. Les constructions supérieures dont, ordinairement, la façade avance en saillie d’environ deux pieds, sont supportées par des consoles ou des piles ; ces constructions se font en briques et sont souvent couvertes d’une couche de plâtre. Les briques sont cuites, leur couleur est d’un rouge sombre. Les couvertures des maisons sont plates et enduites d’une couche de plâtre. Les fenêtres en saillie des étages supérieurs qui se trouvent opposées dans les rues se touchent presque, et interceptent ainsi presque entièrement les rayons du soleil, d’où il résulte une agréable fraîcheur pendant l’été.

Les portes des maisons sont ordinairement arrondies du haut et ornées d’arabesques. Au milieu se trouve un compartiment dans lequel on place souvent une inscription ; cette inscription est : « Il (Dieu) est le créateur excellent, l’éternel. » Ce compartiment et les autres de même forme, mais plus petits, qui se trouvent sur les portes, sont peints en rouge avec une bordure blanche ; le reste de la surface de la porte est peint en vert ; le choix de ces couleurs se rattache à des idées superstitieuses. Les portes sont munies d’un marteau en fer, et d’une serrure en bois, et presque partout on trouve à côté des portes une borne formée de deux marches, pour qu’on puisse, en sortant, monter à âne ou à cheval.

Les appartements du rez-de-chaussée qui avoisinent la rue ont de petites fenêtres grillées en bois, mais percées assez haut pour qu’un passant ne puisse regarder dans l’intérieur. Les croisées des appartements font saillie d’un pied et demi environ ; ces fenêtres sont généralement garnies d’un treillage en bois tourné, qui est si serré, qu’il empêche la lumière du soleil de pénétrer, tout en laissant circuler l’air. Ces treillages sont rarement peints. Ceux qu’on a voulu embellir sont peints en rouge et en vert. On appelle ces fenêtres moucharabis, Ce dernier mot signifie endroit pour boire, et, dans quelques maisons, on place dans les embrasures de ces croisées des vases de terre poreuse qui rafraîchissent l’eau par l’évaporation que cause le courant d’air. Immédiatement au-dessus de la croisée en saillie, on en trouve une autre plate, avec un treillage ou un grillage en bois, ou avec des verres de couleur. Ces fenêtres supérieures, lorsqu’elles sont munies d’un treillage, représentent ordinairement quelques dessins de fantaisie, soit un bassin et une aiguière superposés au-dessus de cette fenêtre, ou bien la figure d’un lion, ou le nom d’Allah, ou bien les mots : « Dieu est mon espoir, » etc. Quelques-unes de ces fenêtres en saillie sont construites entièrement en bois, et quelques-unes ont des carreaux de côté.

En général, les maisons sont élevées de deux ou trois étages, et chaque maison renferme une grande cour non pavée, appelée hosch, dans laquelle on entre par un passage construit de manière à ce qu’il s’y trouve, un ou deux coudes, afin d’empêcher les passants de voir à l’intérieur. On trouve dans ce passage une sorte de banc, adossé au mur dans toute sa longueur, nommé mastabah, et qui est destiné au portier et aux domestiques. La cour renferme d’ordinaire un puits d’eau saumâtre, qui s’infiltre du Nil à travers le sol. Le côté de ce puits qui est le plus à l’ombre, est presque toujours pourvu de deux jarres que l’on remplit chaque jour avec de l’eau du Nil qu’on y transporte de la rivière dans des outres. Les principaux appartements donnent sur les cours ; quelquefois, les maisons ont deux cours, dont la seconde dépend du harem ; chacune de ces cours est ornée de petites niches en forme d’arche, où l’on cultive des arbustes et des fleurs. Les murailles intérieures des maisons formant le carré des cours sont en briques et blanchies à la chaux. Les cours ont plusieurs portes de communication avec l’intérieur, dont l’une est nommée bâb el harem (porte du harem) ; c’est par là qu’on arrive à l’escalier qui conduit aux appartements exclusivement destinés aux femmes, aux maîtres et à leurs enfants.

Le rez-de-chaussée possède aussi un appartement généralement connu sous le nom de mandarah, où les hommes sont reçus ; cet appartement a une large fenêtre avec une ou deux autres petites fenêtres, taillées sur le même modèle. Le parquet de ces appartements descend en pente de six à sept pouces ; cette partie inférieure est appelée durkah.

Dans les maisons des riches, le durkah est pavé en losanges de marbre blanc et noir, et tous les interstices sont mosaïqués de morceaux de tuiles d’un rouge vif, qui représentent une incrustation élégante et fantastique. — L’on trouve au milieu dans la cour une fontaine qu’on appelle faskeyhé, et dont les jets retombent en cascade dans un bassin pavé de marbre colorés. — Les fontaines, dont les eaux s’élèvent à une assez grande hauteur, font ordinairement face à une tablette en marbre, ou bien en pierres ordinaires d’environ quatre pieds de hauteur, nommée suffeh. Cette tablette est supportée par deux ou plusieurs arcades, et même quelquefois par une arcade unique, sous laquelle on place les ustensiles dont on se sert journellement, c’est-à-dire des vases contenant des parfums, ou des vases d’ablution dont on fait usage, avant et après les repas, afin de se préparer à la prière.

La partie la plus élevée des appartements est nommée divan, corruption du mot palais. En entrant dans cette partie de l’habitation, chacun ôte ses chaussures avant de pouvoir pénétrer dans le divan. Cette pièce, qui, dans le fait, n’est qu’une antichambre, est pavée de pierres communes. L’été, on recouvre le sol d’une natte, et, en hiver, d’un tapis. De trois côtés, on y voit des matelas et des oreillers. Chaque matelas est ordinairement de trois pouces d’épaisseur ; sa largeur est d’environ trois pieds. Les lits sont faits, soit à terre, soit sur des lits de sangle, et les oreillers, qui ont presque toujours en longueur la largeur du lit lui-même, sur la moitié de cette largeur en épaisseur, reposent contre le mur. Matelas et oreillers sont rembourrés de coton renfermé dans des taies de calicot imprimé, de drap, ou de diverses étoffes de prix. Les murs des maisons sont enduits de plâtre et blanchis à l’intérieur. On trouve presque partout dans les murailles deux ou trois armoires peu profondes, dont les portes sont faites en panneaux fort petits. Cette habitude est motivée par la sécheresse et la chaleur du climat, qui déjette les grandes pièces de bois, au point que l’on pourrait croire qu’elles ont passé au four. Les portes des appartements sont, par la même raison, composées de pièces rapportées. La distribution variée des panneaux que l’on voit dans toutes les boiseries offre une image curieuse et riche d’imagination et de combinaison.

Les plafonds sont en bois ; les poutres transversales sont sculptées ; on les peint quelquefois en couleur et d’autres fois on les dore. Le plafond du durkah dans les principales maisons est d’une richesse extrême, avec des losanges superposées, formant des dessins bizarres mais réguliers, dont l’effet ornemental est du meilleur goût.

Au milieu du carré formé par ces pièces, l’on suspend un lustre. La manière toute particulière dont les plafonds sont peints, la bizarrerie des dessins qu’ils représentent et qui semblent se croiser très-irrégulièrement, tandis que toutes ces intersections sont des parties on ne peut plus régulières, forment un ensemble qui éblouit l’œil.

À l’intérieur de quelques maisons, on voit une pièce appelée makad, qui est consacrée au même usage que le mandarah ; son plafond est supporté par une ou deux colonnes et des arches, dont la base est munie d’une grille. Le rez-de-chaussée a aussi sa pièce de réception, qui s’appelle tahtabosch. Elle est généralement carrée ; sa façade sur la cour est ouverte, et du centre s’élève un pilier destine à supporter les murs construits au-dessus ; elle est dallée, et un long sofa en bois règne de trois côtés de la muraille. Cette pièce, qui peut être assimilée à une cour, est fréquemment arrosée ; ce qui communique aux appartements voisins, du moins à ceux du rez-de chaussée, une fraîcheur fort précieuse dans ces climats.

Dans les appartements supérieurs, qui sont ceux du harem, il y en a un, nommé le kaah, dont l’élévation est prodigieuse. On y trouve deux divans, longeant chacun des côtés de la pièce ; l’un est plus large que l’autre, et le plus large est celui qu’on offre de préférence à ceux qu’on désire honorer. Une partie du toit de ce salon, celle qui partage les deux divans, est plus élevée que le reste. Au milieu, l’on pend une lanterne, appelée memrak, dont les faces sont ornées de treillages, comme ceux des croisées, et qui supporte une petite coupole. Il est rare que le durkah ait une petite fontaine, mais il est souvent pavé de la même manière que le mandarah.

On trouve dans beaucoup de pièces d’étroites planches, surchargées de toute sorte de vases en porcelaine de Chine, qui ne servent que pour l’ornement de l’endroit ; ces planches, placées à plus de sept pieds au-dessus du sol, règnent tout autour de la pièce, sauf les solutions de continuité formées par les embrasures des fenêtres et des portes. Les pièces sont presque toutes fort élevées ; leur hauteur est d’au moins quatorze pieds. On en trouve beaucoup qui ont davantage ; le kaah est pourtant toujours ce qu’il y a de plus spacieux et de plus élevé, et, dans les principales maisons, c’est le plus beau salon.

Dans quelques étages supérieurs des maisons des riches, on voit, outre les fenêtres en treillage, de petites croisées en verres de couleur, représentant des corbeilles de fleurs et d’autres sujets gais et frivoles, ou seulement quelques dessins fantastiques d’un effet charmant. Ces fenêtres en verres de couleur, appelées kamasyés, sont presque toutes de deux ou trois pieds de hauteur et d’environ deux pieds de largeur ; on les place à plat sur la partie supérieure des croisées en saillie, ou dans quelque partie supérieure des ouvertures de la muraille, d’où elles projettent une lumière douce et magique, dont les reflets sont on ne peut plus charmants. Ces fenêtres se composent de petits morceaux de verre de diverses couleurs, fixés dans des bordures de plâtre fin, et renfermés dans un cadre de bois. On voit sur les murs en stuc de quelques appartements des peintures grossières, représentant le temple de la Mecque ou le tombeau du prophète, ou bien des fleurs et d’autres objets de fantaisie. On y trouve aussi des maximes arabes et des sentences religieuses. La plupart de ces sentences ou maximes sont transcrites sur de beau papier enjolivé de quelque chef-d’œuvre calligraphique et encadré sous verre. Les chambres à coucher ne sont point meublées comme telles ; car, le jour, on ramasse le lit, qu’on roule et qu’on pose dans un coin de la pièce ou dans un cabinet qui sert de dortoir pendant l’hiver. L’été, la plupart des habitants couchent sur les terrasses des maisons. Un paillasson ou un tapis étendu sur les pierres dont est pavée la pièce, et un divan, forment l’ameublement complet d’une chambre à coucher, et, en général, de presque toutes les chambres.

Les repas sont servis sur des plateaux ronds que l’on place sur un tabouret peu élevé. Les convives s’asseyent à terre tout autour. L’usage des cheminées est inconnu, et les appartements sont chauffés en hiver au moyen de braise placée dans un réchaud ; on ne connaît les cheminées que dans les cuisines.

Beaucoup de maisons ont sur le toit des hangars dont l’ouverture est tournée vers le nord ou le sud-ouest, et destines à rafraîchir les chambres supérieures.

Chaque porte a sa serrure en bois ; elle s’appelle dabhe : plusieurs pointes en fer correspondent aux trous qui se trouvent dans le pêne.

Presque toutes les maisons du Caire pèchent par le manque de régularité. Les chambres y sont ordinairement de plusieurs hauteurs à compter du sol ; ce qui fait qu’il faut sans cesse monter ou descendre quelques pas pour passer d’une chambre à une autre. Le but principal de l’architecte est de rendre la maison aussi retirée que possible, surtout dans la partie destinée à l’habitation des femmes, et d’éviter que l’on puisse, des fenêtres, voir dans les appartements, ou être vu des maisons voisines.

Dans les maisons des personnes riches ou d’un certain rang, l’architecte a soin de ménager une porte secrète (bâb sirs), nom que l’on donne aussi quelquefois aux portes des harems, pour faciliter une évasion en cas de danger d’arrestation, ou d’assassinat, ou bien pour donner accès à quelque maîtresse qui peut ainsi être introduite et reconduite en secret ; les maisons des riches contiennent aussi des cachettes pour les trésors ; cet endroit est nommé makhba. On trouve encore, dans les harems des grandes maisons, des salles de bains, qui sont chauffées de la même manière que les établissements de bains publics.

Lorsque le bas d’une maison est occupé par des domestiques, les étages supérieurs sont divisés en logements distincts, et cette partie de la maison est nommée raba ; ces logements sont entièrement séparés les uns des autres, ainsi que des boutiques au-dessous, et on les loue à des familles qui n’ont pas les moyens de payer le loyer d’une maison entière. Chacun des logements d’un raba est composé d’une ou de deux salles, d’une chambre à coucher, et ordinairement d’une cuisine et de ses dépendances. Il est rare de trouver de semblables logements ayant sur la rue une entrée particulière.

Les logements dont il est question ne sont jamais loués meublés, et il est rare qu’une personne n’ayant ni femme ni esclave femelle, soit agréée comme locataire dans de telles maisons et même dans une maison particulière. Une telle personne, à moins d’avoir de proches parents chez lesquels elle puisse demeurer, est forcée de se loger dans un bâtiment nommé wekaleh, servant d’asile aux marchands et à leurs ballots.