Voyage en Orient (Nerval)/Appendice/XIII

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Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval III. Voyage en Orient, IIp. 303-309).


xiii — LES ARTS À CONSTANTINOPLE ET CHEZ LES ORIENTAUX[1]


Il existe chez nous un préjugé qui présente les nations orientales comme ennemies des tableaux et des statues. C’est là une vieille récrimination bonne à ranger près de celle qui attribue au lieutenant d’Omar la destruction de la bibliothèque d’Alexandrie, laquelle, bien longtemps auparavant, avait été dispersée après l’incendie et le ravage du Sérapéon.

Les journaux d’Orient nous ont appris cependant que le sultan avait consacré de fortes sommes à la restauration de Sainte-Sophie ; au moment où la civilisation européenne semble si peu s’intéresser aux merveilles de l’imagination et de l’exécution artistiques, il serait beau que les Muses trouvassent à se réfugier sur ces rives de Bosphore, d’où elles nous sont venues. Rien ne peut empêcher cela, en vérité.

Nous savons tous qu’il existe des tableaux peints sur parchemin à l’Alhambra de Grenade, et que l’un des rois maures de cette ville avait fait dresser la statue de sa maîtresse dans un lieu qu’on appela Jardin de la Fille. J’ai dit déjà que l’on rencontrait dans une des salles du sérail, à Constantinople, une collection de portraits des sultans, dont les plus anciens ont été peints par les Bellin, de Venise, qu’on avait, à grands frais, conviés à ce travail.

J’ai eu même l’occasion d’assister à une exposition de tableaux qui eut lieu, à Constantinople, pendant les fêtes du Ramazan, dans le faubourg de Galata, près de l’entrée du pont de bateaux qui traverse la Corne-d’or. Il faut avouer toutefois que cette exhibition aurait laissé beaucoup à désirer à la critique parisienne. Ainsi l’anatomie y manquait complètement, tandis que le paysage et la nature morte dominaient avec uniformité.

Il y avait là cinq ou six cents tableaux encadrés de noir, qui pouvaient se diviser ainsi : tableaux de religion, batailles, paysages, marines, animaux. Les premiers consistaient dans la reproduction des mosquées les plus considérables de l’empire ottoman ; c’était purement de l’architecture avec tout au plus quelques arbres faisant valoir les minarets. Un ciel d’indigo, un terrain d’ocre, des briques rouges et des coupoles grises, voilà jusqu’où s’élevaient ces peintures peu variées, tyrannisées par une sorte de convention hiératique. Quant aux batailles, l’exécution en était gênée singulièrement par l’impossibilité établie par le dogme religieux de représenter aucune créature vivante, fût-ce un cheval, fût-ce un chameau, fût-ce même un hanneton. Voici comment s’en tirent les peintres musulmans : ils supposent le spectateur extrêmement éloigné du lieu de la lutte ; les plis de terrain, les montagnes et les rivières se dessinent seuls avec quelque netteté ; le plan des villes, les angles et les lignes des fortifications et des tranchées, la position des carrés et des batteries sont indiqués avec grand soin ; de gros canons faisant feu et des mortiers d’où s’élance la courbe enflammée des bombes animent le spectacle et représentent l’action. Quelquefois, les hommes sont marqués par des points. Les tentes et les drapeaux indiquent les nationalités diverses, et une légende inscrite au bas du tableau apprend au public le nom du chef victorieux. Dans les combats de mer, l’effet devient plus saisissant par la présence des navires, dont la lutte a relativement quelque chose d’animé ; le mouvement de ces tableaux gagne aussi beaucoup d’effet, grâce à certains groupes de souffleurs et d’amphibies qu’il est permis de rendre spectateurs des triomphes maritimes du croissant.

Il est, en effet, assez singulier de voir que l’islamisme permet seulement la représentation de quelques animaux rangés dans la classe des monstres. Telle est une sorte de sphinx dont on rencontre les représentations par milliers dans les cafés et chez les barbiers de Constantinople. C’est une fort belle tête de femme sur un corps d’hippogriffe ; ses cheveux noirs à longues tresses se répandent sur le dos et sur le poitrail, ses yeux tendres sont cernés de brun, et ses sourcils arqués se rejoignent sur son front ; chaque peintre peut lui donner les traits de sa maîtresse, et tous ceux qui la voient peuvent rêver en elle l’idéal de la beauté ; car c’est, au fond, la représentation d’une créature céleste, de la jument qui emporta Mahomet au troisième paradis.

C’est donc la seule étude de figure possible ; un musulman ne peut donner son portrait à sa bien-aimée ou à ses parents. Cependant, il a un moyen de les doter d’une image chérie et parfaitement orthodoxe : c’est de faire peindre en grand et en miniature, sur des boîtes ou des médaillons, la représentation de la mosquée qui lui plaît le plus à Constantinople ou ailleurs. Cela veut dire : « Là se trouve mon cœur, il brûle pour vous sous le regard de Dieu. » On rencontre le long de la place du Sérasquier, près de la mosquée de Bayézid, où les colombes voltigent par milliers, une rangée de petites boutiques occupées par des peintres et des miniaturistes. C’est là que les amoureux et les époux fidèles se rendent à certains anniversaires et se font dessiner ces mosquées sentimentales : chacun donne ses idées sur la couleur et sur les accessoires ; ils y font ajouter, d’ordinaire, quelques vers qui peignent leurs sentiments.

On ne comprend pas trop comment l’orthodoxie musulmane s’arrange des figures d’ombres chinoises, très-bien découpées et finement peintes, qui servent dans les représentations de Caragueus. Il faut citer encore certaines monnaies et médailles d’autrefois et même des étendards de l’ancienne milice des janissaires qui portaient des figures d’animaux. Le vaisseau du sultan est orné d’un aigle d’or aux ailes étendues.

Par une autre anomalie singulière, il est d’usage au Caire de couvrir de peinture la maison de tout pèlerin qui vient de faire le voyage de la Mecque, dans l’idée sans doute de figurer les pays qu’il a vus ; car en cette seule circonstance on se permet d’y représenter des personnages qu’on a bien de la peine, du reste, à reconnaître pour vivants.

Ces préjugés contre les figures n’existent, comme l’on sait, que chez les musulmans de la secte d’Omar ; car ceux de la secte d’Ali ont des peintures et des miniatures de toute sorte. Il ne faut donc pas accuser l’islamisme entier d’une disposition fatale aux arts. Le différend porte sur l’interprétation d’un texte saint qui laisse penser qu’il n’est pas permis à l’homme de créer des formes, puisqu’il ne peut créer des esprits. Un voyageur anglais dessinait, un jour, des figures sous les yeux d’un Arabe du désert, qui lui dit fort sérieusement : « Lorsqu’au jugement dernier toutes les figures que tu as faites se présenteront devant toi, et que Dieu te dira : « Les voilà qui viennent se plaindre d’exister, et cependant de ne pouvoir vivre. Tu leur as fait un corps ; à présent, donne-leur une âme ! » Alors, que leur répondras-tu ? — Je répondrai au Créateur, dit l’Anglais : « Seigneur, quant à ce qui est de faire des âmes, vous vous en acquittez trop bien pour que je me permette de lutter avec vous… Mais, si ces figures vous paraissent dignes de vivre, faites-moi la grâce de les animer. »

L’Arabe trouva cette réponse satisfaisante, ou, du moins, ne sut que dire pour y répondre. L’idée du peintre anglais m’a paru fort ingénieuse ; et, si Dieu voulait, en effet, au jugement dernier, donner la vie à toutes les figures peintes ou sculptées par les grands maîtres, il repeuplerait le monde d’une foule d’admirables créatures, très-dignes de séjourner dans la Jérusalem nouvelle de l’apôtre saint Jean.

Il est bon de remarquer, du reste, que les Turcs ont respecté beaucoup plus qu’on ne croit les monuments des arts dans les lieux soumis à leur puissance. C’est à leur tolérance et à leur respect pour les antiquités que l’on doit la conservation d’une foule de sculptures assyriennes, grecques et romaines que la lutte des religions diverses aurait détruites dans le cours des siècles. Quoi qu’on en ait pu dire, la destruction des figures n’a eu lieu qu’aux premières époques du fanatisme, alors seulement que certaines populations étaient soupçonnées de leur rendre un culte religieux. Aujourd’hui la plus grande preuve de la tolérance des Turcs, à cet égard, nous est donnée par l’existence d’un obélisque placé au centre de la place de l’Atméidan, en face de la mosquée du sultan Sélim, et dont la base est couverte de bas-reliefs bysantins, où l’on distingue plus de soixante figures parfaitement conservées. Il serait difficile, toutefois, de citer d’auutres sculptures d’êtres animés conservées dans l’intérieur de Constantinople, hormis celles que contiennent les églises catholiques. Dans le dôme de Sainte-Sophie, les figures des apôtres en mosaïque avaient été couvertes d’une couche de peinture ou l’on avait représenté des arabesques et des fleurs. L’Annonciation de la Vierge était seulement voilée[2]. Dans l’église des Quarante-Martyrs, située près de l’aqueduc de Valens, les images en mosaïque ont été conservées, bien que l’édifice soit devenu une mosquée.

Pour en finir avec les figures publiquement exposées, je puis citer encore un certain cabaret situé à l’extrémité de Péra, au bord d’une route qui sépare ce faubourg du village de San-Dimitri. — Cette route est formée par le lit d’un ravin, au fond duquel coule un ruisseau qui devient fleuve les jours d’orage. L’emplacement est des plus pittoresques, grâce à l’horizon mouvementé des collines qui s’étendent du petit champ des Morts jusqu’à la côte européenne du Bosphore. Les maisons peintes, entremêlées de verdure, consacrées la plupart à des guinguettes ou à des cafés, se dessinent par centaines sur les crêtes et les pentes des hauteurs. La foule bigarrée se presse autour des divers établissements de cette Courtille musulmane. Les pâtissiers, les frituriers, les vendeurs de fruits et de pastèques vous assourdissent de leurs cris bizarres. Vous entendez des Grecs crier le raisin à déka paras (dix paras, un peu plus d’un sou) ; puis ce sont des pyramides d’épis de maïs bouillis dans une eau safranée. Entrons maintenant dans le cabaret : l’intérieur en est immense ; de hautes galeries à balustres de bois tourné régnent autour de la grande salle ; à droite se trouve le comptoir du tavernier, occupé sans relâche à verser les vins de Ténédos dans des verres blancs munis d’une anse, où perle la liqueur ambrée ; au fond sont les fourneaux du cuisinier, chargés d’une multitude de ragoûts. On s’assied pour dîner sur de petits tabourets, devant des tables rondes qui ne montent qu’à la hauteur du genou ; les simples buveurs s’établissent plus près de la porte ou sur les bancs qui entourent la salle. Là, le Grec au tarbouch rouge, l’Arménien à la longue robe, au kalpak noir, et le juif au turban gris, démontrent leur parfaite indépendance des prescriptions de Mahomet. Le complément de ce tableau est la décoration locale que je voulais signaler, composée d’une série de figures peintes à fresque sur le mur du cabaret. C’est la représentation d’une promenade fashionable, qui, si l’on en croit les costumes, remonterait à la fin du siècle dernier. On y voit une vingtaine de personnages de grandeur naturelle, avec les costumes des diverses nations qui habitent Constantinople. Il y a parmi eux un Français en costume du Directoire, ce qui donne la date précise de la composition. La couleur est parfaitement conservée, et l’exécution très-suffisante pour une peinture néo-byzantine. Un trait de satire que contient le morceau indique qu’il n’est pas dû à un artiste européen, car on y voit un chien qui lève la patte pour gâter les bas chinés du merveilleux ; ce dernier tente sans succès de le repousser avec son rotin. Voilà, en vérité, le seul tableau à personnages publiquement exposé que j’aie pu découvrir à Constantinople. On voit donc qu’il ne serait pas difficile à un artiste d’y mettre son talent au service des cabaretiers, comme faisait Lantara. Il ne me reste qu’à m’excuser de la longueur de cette note, qui peut servir du moins à détruire deux préjugés européens, en prouvant qu’il y a dans les pays turcs et des peintures et des cabarets. Plusieurs de nos artistes y vivent fort bien, du reste, en faisant des portraits de sainteté pour les Arméniens et les Grecs du Phanar.

Pour ce qui est de la peinture d’ornements, de la grâce et de l’agencement des arabesques, on sait quelle est là-dessus la supériorité des Turcs. La jolie fontaine de Tophana peut édifier les voyageurs sur le génie de l’ornementation à Constantinople.

  1. Cette étude complète le chapitre ix ci-dessus : la Peinture chez les Turcs, Nous avons pensé que quelques répétitions ne devaient pas nous la faire écarter. (Note des Éditeurs.)
  2. Aujourd’hui, la restauration complète de Sainte-Sophie a été exécutée par MM. Fossati frères. Les mosaïques sont rétablies d’après les dessins de M. Fornari. — Il existe sur cette restauration un très-intéressant travail de M. Noguès.