Voyage en Orient (Nerval)/De Paris à Cythère/II

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Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval III. Voyage en Orient, IIp. 338-343).


ii — L’ATTACHÉ D’AMBASSADE


Tu ne m’as pas encore demandé où je vais : le sais-je moi-même ? Je vais tâcher de voir des pays que je n’ai pas vus ; et puis, dans cette saison, l’on n’a guère le choix des routes ; il faut prendre celles que la neige, l’inondation ou les voleurs n’ont pas envahies. (Tu ne crois pas aux voleurs, ni moi non plus ; je n’en ai jamais vu et j’en ai souvent inventé.) Eh bien, il se trouve ici des gens qui y croient ; et les journaux nous assurent que la Bavière en est infestée. Mais, quant aux neiges, on nous en fait de terribles récits. Tantôt c’est un guide qui disparaît aux yeux de son voyageur, comme un démon sous une trappe ; ailleurs, une diligence qui reste dix-sept jours engloutie ; les voyageurs sont forcés de se nourrir des chevaux ; plus loin, un Anglais, qui allait chercher le printemps en Italie, se perd dans les neiges et n’est sauvé par aucun chien du mont Saint-Bernard, attendu que le théâtre de l’Ambigu, qui, tu le sais, joue en ce moment un drame sur ce sujet, a négligé de les renvoyer à leur poste. Mais les récits d’inondation sont, jusqu’ici, les plus terribles. On vient de nous en faire un dont les circonstances sont si bizarres, que je ne puis résister à l’envie de te l’envoyer.

Un courrier chargé de dépêches a passé ces jours derniers la frontière, se rendant en Italie. C’était un simple attaché, très-flatté de rouler, aux frais de l’État, dans une belle chaise de poste neuve, bien garnie d’effets et d’argent ; en un mot, un jeune homme en belle position : son domestique par derrière, très-enveloppé de manteaux.

Le jour baissait, la route se trouvait en plusieurs endroits traversée par les eaux ; il se présente un torrent plus rapide que les autres ; le postillon espère le franchir de même ; pas du tout, voilà l’eau qui emporte la voiture, et les chevaux sont à la nage ; le postillon ne perd pas la tête, il parvient à décrocher son attelage, et l’on ne le revoit plus.

Le domestique se jette à bas de son siège, fait deux brasses et gagne le bord. Pendant ce temps, la chaise de poste, toute neuve, comme nous l’avons dit, et bien fermée, descendait tranquillement le fleuve en question. Cependant, que faisait l’attaché ?… Cet heureux garçon dormait.

On comprend toutefois qu’il s’était réveillé dès les premières secousses. Envisageant la question de sang-froid, il jugea que sa voiture ne pouvait flotter longtemps ainsi, se hâta de quitter ses habits, baissa la glace de la portière, où l’eau n’arrivait pas encore, prit ses dépêches dans ses dents, et, d’une taille fluette, parvint à s’élancer dehors.

Pendant qu’il nageait bravement, son domestique était allé chercher du secours au loin. De telle sorte qu’en arrivant au rivage, notre envoyé diplomatique se trouva seul et nu sur la terre, comme le premier homme. Quant à sa voiture, elle voguait déjà fort loin.

En faisant quelques pas, le jeune homme aperçut heureusement une chaumière savoyarde, et se hâta d’aller demander asile. Il n’y avait dans cette maison que deux femmes, la tante et la nièce. Tu peux juger des cris et des signes de croix qu’elles firent en voyant venir à elles un monsieur déguisé en modèle d’académie.

L’attaché parvint à leur faire comprendre la cause de sa mésaventure, et, voyant un fagot près du foyer, dit à la tante qu’elle le jetât au feu, et qu’on la payerait bien.

— Mais, dit la tante, puisque vous êtes tout nu, vous n’avez pas d’argent.

Ce raisonnement était inattaquable. Heureusement, le domestique arriva dans la maison, et cela changea la face des choses. Le fagot fut allumé, l’attaché s’enveloppa dans une couverture, et tint conseil avec son domestique.

La contrée n’offrait aucune ressource : cette maison était la seule à deux lieues à la ronde ; il fallait donc repasser la frontière pour chercher des secours.

— Et de l’argent ? dit l’attaché à son Frontin.

Ce dernier fouilla dans ses poches, et, comme le valet d’Alceste, il n’en put guère tirer qu’un jeu de cartes, une ficelle, un bouton et quelques gros sous, le tout fort mouillé.

— Monsieur, dit-il, une idée ! Je me mettrai dans votre couverture, et vous prendrez ma culotte et mon habit. En marchant bien, vous serez dans quatre heures à A***, et vous y trouverez ce bon général T…, qui nous faisait tant fête à notre passage.

L’attaché frémit à cette proposition : endosser une livrée, passer le pantalon d’un domestique et se présenter aux habitants d’A***, au commandant de la place et à son épouse ! Il avait trop vu Ruy Blas pour admettre ce moyen.

— Ma bonne femme, dit-il à son hôtesse, je vais me mettre dans votre lit, et j’attendrai le retour de mon domestique, que j’envoie à la ville d’A*** pour chercher de l’argent.

La Savoyarde n’avait pas trop de confiance ; en outre, elle et sa nièce couchaient dans ce lit, et n’en avaient pas d’autre ; cependant, la diplomatie de notre envoyé finit par triompher de ce dernier obstacle. Le domestique partit, et le maître reprit comme il put son sommeil d’une heure auparavant, si fâcheusement troublé.

Au point du jour, il s’éveilla au bruit qui se faisait à la porte. C’était son valet suivi de sept lanciers. Le général n’avait pas cru devoir faire moins pour son jeune ami… Par exemple, il n’envoyait aucun argent.

L’attaché sauta à bas de son lit.

— Que diable le général veut-il que je fasse de sept lanciers ? Il ne s’agit pas de conquérir la Savoie !

— Mais, monsieur, dit le domestique, c’est pour retirer la voiture.

— Et où est-elle, la voiture ?

On se répandit dans le pays. Le torrent coulait toujours avec majesté, mais la voiture n’avait laissé nulle trace. Les Savoyardes commencèrent à s’inquiéter. Heureusement, notre jeune diplomate ne manquait pas d’expédients. Ses dépêches à la main, il convainquit les lanciers de l’importance qu’il y avait à ce qu’il ne perdit pas une heure, et l’un de ces militaires consentit à lui prêter son uniforme et à rester à sa place dans le lit, ou bien devant le feu, roulé dans la couverture, à son choix.

Voilà donc l’attaché qui repart enfin pour A***, laissant un lancier en gage chez les Savoyardes (on peut espérer qu’il n’en est rien résulté qui put troubler l’harmonie entre les deux gouvernements). Arrivé dans la ville, il s’en va trouver le commandant, qui avait peine à le reconnaître sous son uniforme.

— Mais, général, je vous avais prié de m’envoyer des habits et de l’argent…

— Votre voiture est donc perdue ? dit le général.

— Mais, jusqu’à présent, on n’en a pas de nouvelles ; lorsque vous m’aurez donné de l’argent, il est probable que je pourrai la faire retirer de l’eau par des gens du pays.

— Pourquoi employer des gens du pays, puisque nous avons des lanciers qui ne coûtent rien ?

— Mais, général, on ne peut pas tout faire avec des lanciers ! et, quand vous m’aurez prêté quelque autre habit…

— Vous pouvez garder celui-ci ; nous en avons encore au magasin…

— Eh bien, avec les fonds que vous pourrez m’avancer, je vais me transporter sur les lieux.

— Pardon, mon cher ami, je n’ai pas de fonds disponibles ; mais tout le secours que l’autorité militaire peut mettre à votre disposition…

— Pour Dieu, général, ne parlons plus de vos lanciers !… Je vais tâcher de trouver de l’argent dans la ville, et je m’en suis pas moins votre obligé, du reste.

— Tout à votre service, mon cher ami.

L’attaché produisit très-peu d’effet au maire et au notaire de la ville, surtout sous l’habit qu’il portait. Il fut contraint d’aller jusqu’à la sous-préfecture la plus voisine, où, après bien des pourparlers, il obtint ce qu’il lui fallait. La voiture fut retirée de l’eau, le lancier fut dégagé, les Savoyardes furent bien payées de leur hospitalité, et notre diplomate repartit par le courrier.

Je lui souhaite d’avoir trouvé une voiture meilleure que celle qui m’a transporté à Ferney. Ensuite il y a eu deux jours de perdus pour les dépêches, et qui sait combien de complications cela a pu amener dans une question quelconque.

On pourrait faire tout un vaudeville là-dessus, en gazant toutefois certains détails. Le lancier laissé en gage ne peut pas rester tout le temps dans un lit : la jeune Savoyarde lui prête une robe. On le trouve fort aimable ainsi. On rit beaucoup ; un mariage s’ébauche, et l’attaché paye la dot.

Mais il n’y a de dénoûment qu’au théâtre : la vérité n’en a jamais.

Veux-tu savoir maintenant le nom de l’attaché ?… C’était mon cousin Henri, parti de Paris en même temps que moi, et plus maltraité encore en chaise de poste que je ne l’ai été dans les véhicules modestes que j’ai rencontrés.

Au fond, ces malheurs m’épouvantent ; pourquoi n’attendrais-je pas le printemps dans cette bonne ville de Genève, où les femmes sont si jolies, la cuisine passable, le vin, notre vin de France, et qui ne manque, hélas ! que d’huîtres fraîches et de carpes du Léman, le peu qu’on en voit nous venant de Paris.

Si je change de résolution, je te l’écrirai.