Voyage en Orient (Nerval)/De Paris à Cythère/VIII

La bibliothèque libre.
Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval III. Voyage en Orient, IIp. 389-398).

viii — SUITE DU JOURNAL


31 décembre, jour de la Saint-Sylvestre. — Diable de conseiller intime de sucre candi ! comme disait Hoffmann, ce jour-là même. Tu vas comprendre à quel propos cette interjection.

Je t’écris, non pas de ce cabaret enfumé et du fond de cette cave fantastique dont les marches étaient si usées, qu’à peine avait-on le pied sur la première, qu’on se sentait sans le vouloir tout porté en bas, puis assis à une table, entre un pot de vin vieux et un pot de vin nouveau, tandis qu’à l’autre bout étaient « l’homme qui a perdu son reflet » et « l’homme qui a perdu son ombre » discutant fort gravement. Je vais te parler d’un cabaret non moins enfumé, mais beaucoup plus brillant que le Rathskeller de Brême ou l’Auerbach de Leipzig ; d’une certaine cave que j’ai découverte près de la porte Rouge, et dont il est bon de te faire la description ; car c’est celle-là même dont j’ai déjà dit quelques mots dans ma lettre précédente… Là s’ébauchait la préface de mes amours.

C’est bien une cave, en effet, vaste et profondément creusée : à droite de la porte est le comptoir de l’hôte, entouré d’une haute balustrade toute chargée de pots d’étain ; c’est de là que coulent à flots la bière impériale, celle de Bavière et de Bohême, ainsi que les vins blancs et rouges de la Hongrie, distingués par des noms bizarres. À gauche de l’entrée est un vaste buffet chargé de viandes, de pâtisseries et de sucreries, et où fument continuellement le würschell, ce mets favori du Viennois. D’alertes servantes distribuent les plats de table en table, pendant que les garçons font le service plus fatigant de la bière et du vin. Chacun soupe ainsi, se servant pour pain de gâteaux anisés ou glacés de sel, qui excitent beaucoup à boire. Maintenant, ne nous arrêtons pas dans cette première salle, qui sert à la fois d’office à l’hôtelier et de coulisse aux acteurs. On y rencontre seulement des danseuses qui se chaussent, des jeunes premières qui mettent leur rouge, des soldats qui s’habillent en figurants ; là est le vestiaire des valseurs, le refuge des chiens ennemis de la musique et de la danse, et le lieu de repos des marchands juifs, qui s’en vont, dans l’intervalle des pièces, des valses ou des chants, offrir leurs parfumeries, leurs fruits d’Orient, ou les innombrables billets de la grande loterie de Miedling.

Il faut monter plusieurs marches et percer la foule pour pénétrer enfin dans la pièce principale : c’est comme d’ordinaire une galerie régulièrement voûtée et close partout ; les tables serrées règnent le long des murs, mais le centre est libre pour la danse. La décoration est une peinture en rocaille ; et, au fond, derrière les musiciens et les acteurs, une sorte de berceau de pampres et de treillages. Quant à la société, elle est fort mélangée, comme nous dirions ; rien d’ignoble pourtant ; car les costumes sont plutôt sauvages que pauvres. Les Hongrois portent la plupart leur habit semi-militaire, avec ses galons de soie éclatante et ses gros boutons d’argent ; les paysans bohèmes ont de longs manteaux blancs et de petits chapeaux ronds couronnés de rubans ou de fleurs. Les Styriens sont remarquables par leurs chapeaux verts ornés de plumes et leurs costumes de chasseurs du Tyrol ; les Serbes et les Turcs se mêlent plus rarement à cette assemblée bizarre de tant de nations qui composent l’Autriche, et parmi lesquelles la vraie population autrichienne est peut-être la moins nombreuse.

Quant aux femmes, à part quelques Hongroises, dont le costume est à moitié grec, elles sont mises en général fort simplement ; belles presque toutes, souples et bien faites, blondes la plupart, et d’un teint magnifique, elles s’abandonnent à la valse avec une ardeur singulière. À peine l’orchestre a-t-il préludé, qu’elles s’élancent des tables, quittant leur verre à moitié vide et leur souper interrompu, et alors commence, dans le bruit et dans l’épaisse fumée du tabac, un tourbillon de valses et de galops dont je n’avais nulle idée. Il ne s’agit point là de nos danses de barrière, timides bacchanales du Parisien égrillard, où le municipal joue le rôle de la Pudeur, et se pose de loin en loin comme une cariatide sévère. Ici, le municipal manque entièrement (ou, du moins, ce qui tient lieu à Vienne de cette institution) ; la valse est l’unique danse du peuple ; mais la valse comme ils la comprennent doit avoir été celle des orgies païennes ou du sabbat gothique ; Gœthe avait ce modèle sous les yeux lorsqu’il peignit la nuit de Walpurgis, et fit tourner Faust dans les bras de cette folle sorcière, dont la jolie bouche laissait échapper des souris rouges dans l’enivrement du plaisir.

D’ailleurs, point d’intentions, point de gestes équivoques dans ces danses éperdues, dont rougiraient nos faubouriens dépravés ; cela est simple et grave comme la nature et l’amour ; c’est une valse voluptueuse et non lascive, digne d’une population ardente et simple, qui n’a point lu Voltaire et qui ne chante point Béranger. Ce qui étonne, c’est la force de ces hommes, c’est la grâce, le calme et la constante fraîcheur de ces femmes infatigables, qui n’ont jamais à craindre de montrer au jour levant des traits fatigués et ternis ; du reste, il faut remarquer encore que les danseurs paraissent leur être indifférents : elles valsent avec l’homme et non avec un homme ; j’expliquerai peut-être comment elles semblent pousser plus loin encore cette facilité, cette froideur et cet abandon.

La valse finie, on se remet à manger et à boire, et voici que des chanteurs ou des saltimbanques paraissent au fond de la salle, derrière une sorte de comptoir garni d’une nappe et illuminé de chandelles ; ou bien, plus souvent encore, c’est une représentation de drame ou de comédie qui se donne sans plus d’apprêts. Cela tient à la fois du théâtre et de la parade ; mais les pièces sont presque toujours très-amusantes et jouées avec beaucoup de verve et de naturel. Quelquefois, on entend de petits opéras-bouffes à l’italienne, con Pantaleone e Pulcinella. L’étroite scène ne suffit pas toujours au développement de l’action ; alors, les acteurs se répondent de plusieurs points ; des combats se livrent même au milieu de la salle entre les figurants en costume ; le comptoir devient la ville assiégée ou le vaisseau qu’attaquent les corsaires. À part ces costumes et cette mise en scène, il n’y a pas plus de décorations qu’aux théâtres de Londres du temps de Shakspeare, pas même l’écriteau qui annonçait alors que là était une ville et là une forêt.

Quand la pièce est terminée, comédie ou farce, chacun chante les couplets au public, sur un air populaire, toujours le même, qui paraît charmer beaucoup les Viennois ; puis les artistes se répandent dans la salle et s’en vont de table en table recueillir les félicitations et les kreutzers. Les actrices ou chanteuses sont la plupart très-jolies ; elles viennent sans façon s’asseoir aux tables, et il n’est pas un des ouvriers, étudiants ou soldats qui ne les invite à boire dans son verre ; ces pauvres filles ne font guère qu’y tremper leurs lèvres, mais c’est une politesse qu’elles ne peuvent refuser. Ensuite il vient encore quelque improvisateur ou rapsode déclamant des poésies.

Un jour, mes oreilles furent frappées du nom de Napoléon, qui me sembla résonner bien haut sous ces voûtes, au milieu de cette réunion de tant de gens à demi civilisés. C’était la magnifique ballade de Sedlitz, la Revue nocturne, que l’on récitait ainsi. Cette grande poésie fut applaudie avec enthousiasme, car l’Allemagne ne se souvient plus que de la gloire du conquérant ; mais cela n’empêcha pas la valse de reprendre avec fureur, tout de suite après cette élégie, qui, du sol de l’Allemagne ou de la France, évoque tant d’ombres sacrées.

Tels sont, mon ami, les plaisirs intelligents de ce peuple. Il ne s’engourdit point, comme on le croit, avec le tabac et la bière ; il est spirituel, poétique et curieux comme l’Italien, avec une teinte plus marquée de bonhomie et de gravité ; il faut remarquer ce besoin qu’il semble avoir d’occuper à la fois tous ses sens, et de réunir constamment la table, la musique, le tabac, la danse, le théâtre. Cela m’a rappelé ce passage des Confessions dans lequel Rousseau dépeint le suprême plaisir qu’il éprouvait, assis dans un bon fauteuil, devant une fenêtre ouverte, devant un vaste horizon au coucher du soleil, à lire un livre qui lui plaisait, tout en trempant quelque biscuit dans un verre de vin de Champagne : cependant l’Angélus résonnait dans le lointain, et le jardin lui envoyait des brises parfumées. Faut-il croire que plusieurs impressions réunies se détruisent ou fatiguent les sens ? Mais ne serait-il pas vrai plutôt qu’il résulte de leur choix une sorte d’harmonie, précieuse aux esprits d’une activité étendue ?

En sortant de ces tavernes, on s’étonne de trouver toujours au-dessus de la porte un grand crucifix, et souvent aussi dans un coin une image de sainte en cire et vêtue de clinquant. C’est qu’ici, comme en Italie, la religion n’a rien d’hostile à la joie et au plaisir. La taverne a quelque chose de grave, comme l’église éveille souvent des idées de fête et d’amour. Dans la nuit de Noël, il y a huit jours, j’ai pu me rendre compte de cette alliance étrange pour nous. La population en fête passait de l’église au bal sans avoir presque besoin de changer de disposition ; et, d’ailleurs, les rues étaient remplies d’enfants qui portaient des sapins bénits, ornés, dans leur feuillage, de bougies, de gâteaux et de sucreries. C’étaient les arbres de Noël, offrant par leur multitude l’image de cette forêt mobile qui marchait au-devant de Macbeth. L’intérieur des églises, de Saint-Étienne surtout, était magnifique et radieux. Ce que j’admirais, ce n’était pas seulement l’immense foule en habits de fête, l’autel d’argent étincelant au milieu du chœur, les centaines de musiciens suspendus pour ainsi dire aux grêles balustrades qui règnent le long des piliers, c’était cette foi sincère et franche qui unissait toutes les voix dans un hymne prodigieux. L’effet de ces chœurs aux milliers de voix est vraiment surprenant pour nous autres Français, accoutumés à l’uniforme basse-taille des chantres ou à l’aigre fausset des dévotes. Ensuite les violons et les trompettes de l’orchestre, les voix de cantatrices s’élançant des tribunes, la pompe théâtrale de l’office, tout cela, certes, paraîtrait fort peu religieux à nos populations sceptiques. Mais ce n’est que chez nous qu’on a l’idée d’un catholicisme si sérieux, si jaloux, si rempli d’idées de mort et de privation, que peu de gens se sentent dignes de le pratiquer et de le croire. En Autriche, comme en Italie, comme en Espagne, la religion conserve son empire, parce qu’elle est aimable et facile, et demande plus de foi que de sacrifices.

Ainsi toute cette foule bruyante, qui était venue, comme les premiers fidèles, se réjouir aux pieds de Dieu de l’heureuse naissance, allait finir sa nuit de fête dans les banquets et dans les danses, aux accords des mêmes instruments. Je m’applaudissais d’assister une fois encore à ces belles solennités que notre Église a proscrites, et qui véritablement ont besoin d’être célébrées dans les pays où la croyance est prise au sérieux par tous.

Je sens bien que tu voudrais savoir la fin de ma dernière aventure. Peut-être ai-je eu tort de t’écrire tout ce qui précède. Je dois te faire l’effet d’un malheureux, d’un cuistre, d’un voyageur léger qui ne représente son pays que dans les tavernes et qu’un goût immodéré de bière impériale et d’impressions fantasques entraîne à de trop faciles amours. Aussi vais-je bientôt passer à des aventures plus graves… et, quant à celle dont je te parlais plus haut, je regrette bien de ne pas t’en avoir écrit les détails à mesure : mais il est trop tard. Je suis trop en arrière de mon journal, et tous ces petits faits que je t’aurais détaillés complaisamment alors, je ne pourrais plus même les ressaisir aujourd’hui. Contente-toi d’apprendre que, comme je reconduisais la dame assez tard, il s’est mêlé dans nos amours un chien qui courait comme le barbet de Faust et qui avait l’air fou. J’ai vu tout de suite que c’était de mauvais augure. La belle s’est mise à caresser le chien, qui était tout mouillé ; puis elle m’a dit qu’il avait sans doute perdu ses maîtres, et qu’elle voulait le recueillir chez elle. J’ai demandé à y entrer aussi, mais elle m’a répondu : Nicht ! ou, si tu veux : Nix ! avec un accent résolu qui m’a fait penser à l’invasion de 1814. Je me suis dit :

— C’est ce gredin de chien noir qui me porte malheur. Il est évident que, sans lui, j’aurais été reçu.

Eh bien, ni le chien ni moi ne sommes entrés. Au moment où la porte s’ouvrit, il s’est enfui comme un être fantastique qu’il était, et la beauté m’a donné rendez-vous pour le lendemain.

Le lendemain, j’étais furieux, agacé ; il faisait très-froid ; j’avais affaire. Je ne vins pas à l’heure, mais plus tard dans la journée. Je trouve un individu mâle qui m’ouvre et me demande, ainsi que la tête de chameau de Cazotte : Chè vüoi ? Comme il était moins effrayant, j’étais prêt à répondre : « Je demande mademoiselle… » Mais, ô malheur ! je me suis aperçu que j’ignorais totalement le nom de ma maîtresse. Cependant, comme je te l’ai dit, je la connaissais depuis trois jours. Je balbutie ; le monsieur me regarde comme un intrigant ; je m’en vais. Très-bien.

Le soir, je rôde autour de la maison ; je la vois qui rentre ; je m’excuse, et je lui dis fort tendrement :

— Mademoiselle, serait-il indiscret maintenant de vous demander votre nom ?

— Vhahby.

— Plaît-il ?

— Vhahby.

— Oh ! oh ! celui-là, je demande à l’écrire. Ah çà ! vous êtes donc Bohême ou Hongroise ?

Elle est d’Olmutz, cette chère enfant… Vhahby, c’est un nom bien bohême, en effet, et cependant la fille est douce et blonde, et dit son nom si doucement, qu’elle a l’air d’un agneau s’exprimant dans sa langue maternelle.

Et puis voilà que cela traîne en longueur ; je comprends que c’est une cour à faire. Un matin, je viens la voir, elle me dit avec une grande émotion :

— Oh ! mon Dieu ! il est malade.

— Qui, lui ?

Alors, elle prononce un nom aussi bohême que le sien ; elle me dit :

— Entrez donc.

J’entre dans une seconde chambre, et je vois, couché dans un lit, un grand flandrin qui était venu avec nous, le soir du spectacle dans la taverne, et qui était vêtu en chasseur d’opéra-comique. Ce garçon m’accueille avec des démonstrations de joie ; il avait un grand chien lévrier couché près du lit. Ne sachant que dire, je dis : « Voilà un beau chien ; je caresse l’animal, je lui parle, cela dure très-longtemps. On remarquait au-dessus du lit le fusil du monsieur ; ce qui, du reste, vu sa cordialité, n’avait rien de désagréable. Il me dit qu’il avait la fièvre, ce qui le contrariait beaucoup, car la chasse était bonne. Je lui demande naïvement s’il chassait le chamois ; il me montre alors des perdrix mortes avec lesquelles des enfants s’amusaient dans un coin.

— Ah ! c’est très-bien, monsieur.

Alors, pour soutenir la conversation, comme la beauté ne revenait pas, je dis bourgeoisement :

— Eh bien, ces enfants sont-ils bien savants ? D’où vient qu’ils ne sont pas à l’école ?

Le chasseur me réplique :

— Ils sont trop petits.

Je réponds que, dans mon pays, on les met aux écoles mutuelles dès le berceau. Je continue par une série d’observations sur ce mode d’enseignement. Pendant ce temps-là, Vhahby rentra une tasse à la main ; je dis au chasseur :

— Est-ce que c’est du quinquina (vu sa fièvre) ?

Il me dit :

— Oui.

Il paraît qu’il n’avait pas compris, car je le vois, un instant après, qui coupe du pain dans la tasse ; je n’avais jamais ouï dire qu’on se trempât une soupe de quinquina, et, en effet, c’était du bouillon. Le spectacle de ce garçon mangeant sa soupe était aussi peu récréatif que le récit que je t’en fais… Voilà un joli rendez-vous qu’on m’a donné là. Je salue le chasseur en lui souhaitant une meilleure santé, et je repasse dans l’autre pièce.

— Ah çà ! dis-je à la jeune Bohême, ce monsieur malade est-il votre mari ?

— Non.

— Votre frère ?

— Non.

— Votre amoureux ?

— Non.

— Qu’est-ce qu’il est donc ?

— Il est chasseur. Voilà tout.

Il faut observer, pour l’intelligence de mes questions, qu’il y avait dans la seconde chambre trois lits, et qu’elle m’avait appris que l’un était le sien, et que c’était cela qui l’empêchait de me recevoir. Enfin, je n’ai jamais pu comprendre la fonction de ce personnage. Elle m’a dit, toutefois, de revenir le lendemain ; mais j’ai pensé que, si c’était pour jouir de la conversation du chasseur, il valait mieux attendre qu’il fût rétabli. Je n’ai revu Vhahby que huit jours après ; elle n’a pas été plus étonnée de mon retour que de ce que j’avais été si longtemps sans revenir. Le chasseur était rétabli et sorti… Je ne savais à quoi tenait sa sauvagerie, elle m’a dit que les enfants étaient dans l’autre pièce.

— Est-ce à vous, ces enfants ?

— Oui.

— Diable !

Il y en a trois, blonds comme des épis, blonds comme elle. J’ai trouvé cela si respectable, que je ne suis pas revenu encore dans la maison ; j’y reviendrai quand je voudrai. Les trois enfants, le chasseur et la fille n’auront pas bougé ; — j’y reviendrai quand j’aurai le temps.