Voyage en Orient (Nerval)/Histoire du calife Hakem/IV

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Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval, II. Voyage en Orient, Ip. 358-365).


IV — LE MORISTAN


Le soir même de ce jour, quand vint l’heure de la prière, Hakem entra dans la ville par le quartier des soldats, suivi seulement du chef du guet et de son exécuteur : il s’aperçut que toutes les rues étaient illuminées sur son passage. Les gens du peuple tenaient des bougies à la main pour éclairer la marche du prince, et s’étaient groupés principalement devant chaque maison de docteur, de cachef, de notaire ou autres personnages éminents qu’indiquait l’ordonnance. Partout le calife entrait et trouvait un grand amas de blé ; aussitôt il ordonnait qu’il fût distribué à la foule et prenait le nom du propriétaire.

— Par ma promesse, leur disait-il, votre tête est sauve, mais apprenez désormais à ne pas faire chez vous d’aunes de blé, soit pour vivre dans l’abondance au milieu de la misère générale, soit pour le revendre au poids de l’or et tirer à vous en peu de jours toute la fortune publique.

Après avoir visité ainsi quelques maisons, il envoya des officiers dans les autres et se rendit à la mosquée de Raschida pour faire lui-même la prière, car c’était un vendredi ; mais, en entrant, son étonnement fut grand de trouver la tribune occupée et d’être salué de ces paroles :

— Que le nom de Hakem soit glorifié sur la terre comme dans les cieux ! Louange éternelle au Dieu vivant !

Si enthousiasmé que fût le peuple de ce que venait de faire le calife, cette prière inattendue devait indigner les fidèles croyants ; aussi plusieurs montèrent-ils à la chaire pour jeter en bas le blasphémateur ; mais ce dernier se leva et descendit avec majesté, faisant reculer à chaque pas les assaillants et traversant la foule étonnée, qui s’écriait en le voyant de plus près :

— C’est un aveugle ! la main de Dieu est sur lui.

Hakem avait reconnu le vieillard de la place Roumelieh, et, comme, dans l’état de veille, un rapport inattendu unit parfois quelque fait matériel aux circonstances d’un rêve oublié jusque-là, il vit, comme par un coup de foudre, se mêler la double existence de sa vie et de ses extases. Cependant son esprit luttait encore contre cette impression nouvelle, de sorte que, sans s’arrêter plus longtemps dans la mosquée, il remonta à cheval et prit le chemin de son palais.

Il fit mander le vizir Argévan, mais ce dernier ne put être trouvé. Comme l’heure était venue d’aller au Mokattam consulter les astres, le calife se dirigea vers la tour de l’observatoire et monta à l’étage supérieur, dont la coupole, percée à jour, indiquait les douze maisons des astres. Saturne, la planète de Hakem, était pâle et plombé, et Mars, qui a donné son nom à la ville du Caire, flambloyait de cet éclat sanglant qui annonce guerre et danger. Hakem descendit au premier étage de la tour, où se trouvait une table cabalistique établie par son grand-père Moëzzeldin. Au milieu d’un cercle autour duquel étaient écrits en chaldéen les noms de tous les pays de la terre, se trouvait la statue de bronze d’un cavalier armé d’une lance qu’il tenait droite ordinairement ; mais, quand un peuple ennemi marchait contre l’Égypte, le cavalier baissait sa lance en arrêt, et se tournait vers le pays d’où venait l’attaque. Hakem vit le cavalier tourné vers l’Arabie.

— Encore cette race des Abassides ! s’écria-t-il, ces fils dégénérés d’Omar, que nous avions écrasés dans leur capitale de Bagdad ! Mais que m’importent ces infidèles maintenant, j’ai en main la foudre !

En y songeant davantage, pourtant, il sentait bien qu’il était homme comme par le passé ; l’hallucination n’ajoutait plus à sa certitude d’être un dieu la confiance d’une force surhumaine.

— Allons, se dit-il, prendre les conseils de l’extase.

Et il alla s’enivrer de nouveau de cette pâte merveilleuse» qui peut-être est la même que l’ambroisie, nourriture des immortels.

Le fidèle Yousouf était arrivé déjà, regardant d’un œil rêveur l’eau du Nil, morne et plate, diminuée à un point qui annonçait toujours la sécheresse et la famine.

— Frère, lui dit Hakem, est-ce à tes amours que tu rêves ? Dis moi alors quelle est ta maîtresse, et, sur mon serment, tu l’auras.

— Le sais-je, hélas ! dit Yousouf. Depuis que le souffle du khamsin rend les nuits étouffantes, je ne rencontre plus sa cange dorée sur le Nil. Lui demander ce qu’elle est, l’oserais-je, même si je la revoyais ? J’arrive à croire parfois que tout cela n’était qu’une illusion de cette herbe perfide, qui attaque ma raison peut-être,… si bien que je ne sais plus déjà même distinguer ce qui est rêve de ce qui est réalité.

— Le crois-tu ? dit Hakem avec inquiétude.

Puis, après un instant d’hésitation, il dit à son compagnon :

— Qu’importe ? Oublions la vie encore aujourd’hui.

Une fois plongé dans l’ivresse du hachich, il arrivait, chose étrange, que les deux amis entraient dans une certaine communauté d’idées et d’impressions. Yousouf s’imaginait souvent que son compagnon, s’élançant vers les cieux et frappant du pied le sol indigne de sa gloire, lui tendait la main et l’entraînait dans les espaces à travers les astres tourbillonnants et les atmosphères blanchies d’une semence d’étoiles ; bientôt Saturne, pâle, mais couronné d’un anneau lumineux, grandissait et se rapprochait, entouré des sept lunes qu’emporte son mouvement rapide, et dès lors qui pourrait dire ce qui se passait à leur arrivée dans cette divine patrie de leurs songes ? La langue humaine ne peut exprimer que des sensations conformes à notre nature ; seulement, quand les deux amis conversaient dans ce rêve divin, les noms qu’ils se donnaient n’étaient plus des noms de la terre.

Au milieu de cette extase, arrivée au point de donner à leurs corps l’apparence de masses inertes, Hakem se tordit tout à coup en s’écriant :

— Éblis ! Éblis !

Au même instant, des zebecks enfonçaient la porte de l’okel, et, à leur tête, Argévan, le vizir, faisait cerner la salle et ordonnait qu’on s’emparât de tous ces infidèles, violateurs de l’ordonnance du calife, qui défendait l’usage du hachich et des boissons fermentées.

— Démon ! s’écria le calife reprenant ses sens et rendu à lui-même, je te faisais chercher pour avoir ta tête ! Je sais que c’est toi qui as organisé la famine et distribué à tes créatures la réserve des greniers de l’État ! À genoux devant le prince des croyants ! Commence par répondre, et tu finiras par mourir.

Argévan fronça le sourcil, et son œil sombre s’éclaira d’un froid sourire.

— Au Moristan, ce fou qui se croit le calife ! dit-il dédaigneusement aux gardes.

Quant à Yousouf, il avait déjà sauté dans sa cange, prévoyant bien qu’il ne pourrait défendre son ami.

Le Moristan, qui aujourd’hui est attenant à la mosquée de Kalaoum, était alors une vaste prison dont une partie seulement était consacrée aux fous furieux. Le respect des Orientaux pour les fous ne va pas jusqu’à laisser en liberté ceux qui pourraient être nuisibles. Hakem, en s’éveillant le lendemain dans une obscure cellule, comprit bien vite qu’il n’avait rien à gagner à se mettre en fureur ni à se dire le calife sous des vêtements de fellah. D’ailleurs, il y avait déjà cinq califes dans l’établissement et un certain nombre de dieux. Ce dernier titre n’était donc pas plus avantageux à prendre que l’autre. Hakem était trop convaincu, du reste, par mille efforts faits dans la nuit pour briser sa chaîne, que sa divinité, emprisonnée dans un faible corps, le laissait, comme la plupart des Bouddhas de l’Inde et autres incarnations de l’Être suprême, abandonné à toute la malice humaine et aux lois matérielles de la force. Il se souvint même que la situation où il s’était mis ne lui était pas nouvelle.

— Tâchons surtout, dit-il, d’éviter la flagellation.

Cela n’était pas facile, car c’était le moyen employé généralement alors contre l’incontinence de l’imagination. Quand arriva la visite du kekim (médecin), celui-ci était accompagné d’un autre docteur qui paraissait étranger. La prudence de Hakem était telle, qu’il ne marqua aucune surprise de cette visite, et se borna à répondre qu’une débauche de hachich avait été chez lui la cause d’un égarement passager, que maintenant il se sentait comme à l’ordinaire. Le médecin consultait son compagnon et lui parlait avec une grande déférence. Ce dernier secoua la tête et dit que souvent les insensés avaient des moments lucides et se faisaient mettre en liberté avec d’adroites suppositions. Cependant il ne voyait pas de difficulté à ce qu’on donnât à celui-ci la liberté de se promener dans les cours.

— Est-ce que tous êtes aussi médecin ? dit le calife au docteur étranger.

— C’est le prince de la science, s’écria le médecin des fous ; c’est le grand Ebn-Sina (Avicenne), qui, arrivé nouvellement de Syrie, daigne visiter le Moristan.

Cet illustre nom d’Avicenne, le savant docteur, le maître vénéré de la santé et de la vie des hommes, — et qui passait aussi près du vulgaire pour un magicien capable des plus grands prodiges, — fit une vive impression sur l’esprit du calife. Sa prudence l’abandonna ; il s’écria :

— Ô toi qui me vois ici, tel qu’autrefois Aïssé (Jésus), abandonné sous cette forme et dans mon impuissance humaine aux entreprises de l’enfer, doublement méconnu comme calife et comme dieu, songe qu’il convient que je sorte au plus tôt de cette indigne situation. Si tu es pour moi, fais-le connaître ; si tu ne crois pas à mes paroles, sois maudit !

Avicenne ne répondit pas ; mais il se tourna vers le médecin en secouant la tête, et lui dit :

— Vous voyez !… déjà sa raison l’abandonne.

Et il ajouta :

— Heureusement, ce sont là des visions qui ne font de mal à qui que ce soit. J’ai toujours dit que le chanvre avec lequel on fait la pâte de hachich était cette herbe même qui, au dire d’Hippocrate, communiquait aux animaux une sorte de rage et les portait à se précipiter dans la mer. Le hachich était connu déjà du temps de Salomon : vous pouvez lire le mot hachichot dans le Cantique des Cantiques, où les qualités enivrantes de cette préparation…

La suite de ces paroles se perdit pour Hakem en raison de l’éloignement des deux médecins, qui passaient dans une autre cour. Il resta seul, abandonné aux impressions les plus contraires, doutant qu’il fût dieu, doutant même parfois qu’il fût calife, ayant peine à réunir les fragments épars de ses pensées. Profitant de la liberté relative qui lui était laissée, il s’approcha des malheureux répandus çà et là dans de bizarres attitudes, et, prêtant l’oreille à leurs chants et à leurs discours, il y surprit quelques idées qui attirèrent son attention.

Un de ces insensés était parvenu, en ramassant divers débris, à se composer une sorte de tiare étoilée de morceaux de verre, et drapait sur ses épaules des haillons couverts de broderies éclatantes qu’il avait figurées avec des bribes de clinquant.

— Je suis, disait-il, le kaïmalzeman (le chef du siècle), et je vous dis que les temps sont arrivés.

— Tu mens, lui disait un autre. Ce n’est pas toi qui es le véritable ; mais tu appartiens à la race des dives et tu cherches à nous tromper.

Qui suis-je donc, à ton avis ? disait le premier.

— Tu n’es autre que Thamurath, le dernier roi des génies rebelles ! Ne te souviens-tu pas de celui qui te vainquit dans l’île de Sérendib, et qui n’était autre qu’Adam, c’est-à-dire moi-même ? Ta lance et ton bouclier sont encore suspendus comme trophées sur mon tombeau[1].

— Son tombeau ! dit l’autre en éclatant de rire, jamais on n’a pu en trouver la place. Je lui conseille d’en parler.

— J’ai le droit de parler de tombeau, ayant vécu déjà six fois parmi les hommes et étant mort six fois aussi comme je le devais ; on m’en a construit de magnifiques ; mais c’est le tien qu’il serait difficile de découvrir, attendu que, vous autres dives, vous ne vivez que dans des corps morts !

La huée générale qui succéda à ces paroles s’adressait au malheureux empereur des dives, qui se leva furieux, et dont le prétendu Adam fit tomber la couronne d’un revers de main. l’autre fou s’élança sur lui, et la lutte des deux ennemis allait se renouveler après cinq milliers d’années (d’après leur compte), si l’un des surveillants ne les eût séparés à coups de nerf de bœuf, distribués d’ailleurs avec impartialité.

On se demandera quel était l’intérêt que prenait Hakem à ces conversations d’insensés qu’il écoutait avec une attention marquée, ou qu’il provoquait même par quelques mots. Seul maître de sa raison au milieu de ces intelligences égarées, il se replongeait silencieusement dans tout un monde de souvenirs. Par un effet singulier qui résultait peut-être de son attitude austère, les fous semblaient le respecter, et nul d’entre eux n’osait lever les yeux sur sa figure ; cependant quelque chose les portait à se grouper autour de lui, comme ces plantes qui, dans les dernières heures de la nuit, se tournent déjà vers la lumière encore absente.

Si les mortels ne peuvent concevoir par eux-mêmes ce qui se passe dans l’âme d’un homme qui tout à coup se sent prophète, ou d’un mortel qui se sent dieu, la Fable et l’histoire du moins leur ont permis de supposer quels doutes, quelles angoisses doivent se produire dans ces divines natures à l’époque indécise où leur intelligence se dégage des liens passagers de l’incarnation. Hakem arrivait par instants à douter de lui-même, comme le Fils de l’homme au mont des Oliviers, et ce qui surtout frappait sa pensée d’étourdissement, c’était l’idée que sa divinité lui avait été d’abord révélée dans les extases du hachich.

— Il existe donc, se disait-il, quelque chose de plus fort que celui qui est tout, et ce serait une herbe des champs qui pourrait créer de tels prestiges ? Il est vrai qu’un simple ver prouva qu’il était plus fort que Salomon, lorsqu’il perça et fit se rompre par le milieu le bâton sur lequel s’était appuyé ce prince des génies ; mais qu’était-ce que Salomon auprès de moi, si je suis véritablement Albar (l’Éternel) ?

  1. Les traditions des Arabes et des Persans supposent que, pendant de longues séries d’années, la terre fut peuplée par des races dites preadamites, dont le dernier empereur fut vaincu par Adam.