Voyage en Orient (Nerval)/La Cange/V

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Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval, II. Voyage en Orient, Ip. 205-211).


V — LA FORÊT DE PIERRE


Je ne savais trop que faire le lendemain matin pour attendre l’heure où le vent devait se lever. Le reïs et tout son monde se livraient au sommeil avec cette insouciance profonde du grand jour qu’ont peine à concevoir les gens du Nord. J’eus l’idée de laisser l’esclave pour toute la journée dans la cange, et d’aller me promener vers Héliopolis, éloigné d’à peine une lieue.

Tout à coup je me souvins d’une promesse que j’avais faite à un brave commissaire de marine qui m’avait prêté sa carabine pendant la traversée de Syra à Alexandrie.

— Je ne vous demande qu’une chose, m’avait-il dit, lorsqu’à l’arrivée je lui fis mes remercîments, c’est de ramasser pour moi quelques fragments de la forêt pétrifiée qui se trouve dans le désert, à peu de distance du Caire. Vous les remettrez, en passant à Smyrne, chez madame Carton, rue des Roses.

Ces sortes de commissions sont sacrées entre voyageurs ; la honte d’avoir oublié celle-là me fit résoudre immédiatement cette expédition facile. Du reste, je tenais aussi à voir cette forêt dont je ne m’expliquais pas la structure, Je réveillai l’esclave, qui était de très-mauvaise humeur, et qui demanda à rester avec la femme du reïs. J’avais l’idée dès lors d’emmener le reïs ; une simple réflexion et l’expérience acquise des mœurs du pays me prouvèrent que, dans cette famille honorable, l’innocence de la pauvre Zeynab ne courait aucun danger.

Ayant pris les dispositions nécessaires et averti le reïs, qui me fit venir un ânier intelligent, je me dirigeai vers Héliopolis, laissant à gauche le canal d’Adrien, creusé jadis du Nil à la mer Rouge, et dont le lit desséché devait plus tard tracer notre route au milieu des dunes de sable.

Tous les environs de Choubrak sont admirablement cultivés. Après un bois de sycomores qui s’étend autour des haras, on laisse à gauche une foule de jardins où l’oranger est cultivé dans l’intervalle des dattiers placés en quinconces ; puis, en traversant une branche du Kalisch ou canal du Caire, on gagne en peu de temps la lisière du désert, qui commence sur la limite des inondations du Nil. Là s’arrête le damier fertile des plaines, si soigneusement arrosées par les rigoles qui coulent des saquiès ou puits à roue ; là commence, avec l’impression de la tristesse et de la mort qui ont vaincu la nature elle-même, cet étrange faubourg de constructions sépulcrales qui ne s’arrête qu’au Mokatam, et qu’on appelle de ce côté la vallée des Califes. C’est là que Touloun et Bibars, Saladin et Malek-Adel, et mille autres héros de l’islam, reposent non dans de simples tombes, mais dans de vastes palais brillants encore d’arabesques et de dorures, entremêlés de vastes mosquées. Il semble que les spectres, habitants de ces vastes demeures, aient voulu encore des lieux de prière et d’assemblée, qui, si l’on en croit la tradition, se peuplent à certains jours d’une sorte de fantasmagorie historique.

En nous éloignant de cette triste cité dont l’aspect extérieur produit l’effet d’un brillant quartier du Caire, nous avions gagné la levée d’Héliopolis, construite jadis pour mettre cette ville à l’abri des plus hautes inondations. Toute la plaine qu’on aperçoit au delà est bosselée de petites collines formées d’amas de décombres. Ce sont principalement les ruines d’un village qui recouvrent là les restes perdus des constructions primitives. Rien n’est resté debout ; pas une pierre antique ne s’élève au-dessus du sol, excepté l’obélisque, autour duquel on a planté un vaste jardin.

L’obélisque forme le centre de quatre allées d’ébéniers qui divisent l’enclos ; des abeilles sauvages ont établi leurs alvéoles dans les anfractuosités de l’une des faces qui, comme on sait, est dégradée. Le jardinier, habitué aux visites des voyageurs, m’offrit des fleurs et des fruits. Je pus m’asseoir et songer un instant aux splendeurs décrites par Strabon, aux trois autres obélisques du temple du Soleil, dont deux sont à Rome et dont l’autre a été détruit ; à ces avenues de sphinx en marbre jaune du nombre desquels un seul se voyait encore au siècle dernier ; à cette ville enfin, berceau des sciences, où Hérodote et Platon vinrent se faire initier aux mystères. Héliopolis a d’autres souvenirs encore au point de vue biblique. Ce fut là que Joseph donna ce bel exemple de chasteté que notre époque n’apprécie plus qu’avec un sourire ironique. Aux yeux des Arabes, cette légende a un tout autre caractère : Joseph et Zuleïka sont les types consacrés de l’amour pur, des sens vaincus par le devoir, et triomphant d’une double tentation ; car le maître de Joseph était un des eunuques du pharaon. Dans la légende originale souvent traitée par les poètes de l’Orient, la tendre Zuleîka n’est point sacrifiée comme dans celle que nous connaissons. Mal jugée d’abord par les femmes de Memphis, elle fut de toutes parts excusée dès que Joseph, sorti de sa prison, eut fait admirer à la cour du pharaon tout le charme de sa beauté.

Le sentiment d’amour platonique dont les poètes arabes supposent que Joseph fut animé pour Zuleïka, et qui rend certes son sacrifice d’autant plus beau, n’empêcha pas ce patriarche de s’unir plus tard à la fille d’un prêtre d’Héliopolis, nommée Azima. Ce fut un peu plus loin, vers le nord, qu’il établit sa famille à un endroit nommé Gessen, où l’on a cru de nos jours retrouver les restes d’un temple juif bâti par Onias.

Je n’ai pas eu le temps de visiter ce berceau de la postérité de Jacob ; mais je ne laisserai pas échapper l’occasion de laver tout un peuple, dont nous avons accepté les traditions patriarcales, d’un acte peu loyal que les philosophes lui ont durement reproché. Je discutais, sur la fuite d’Égypte du peuple de Dieu, avec cet humoriste de Berlin qui faisait partie comme savant de l’expédition de M. Lepsius :

— Croyez-vous donc, me dit-il, que tant d’honnêtes Hébreux auraient eu l’indélicatesse d’emprunter ainsi la vaisselle de gens qui, quoique Égyptiens, avaient été évidemment leurs voisins ou leurs amis ?

— Cependant, observai-je, il faut croire cela, ou nier l’Écriture.

— Il peut y avoir erreur dans la version ou interpolation dans le texte ; mais faites attention à ce que je vais vous dire : les Hébreux ont eu, de tout temps, le génie de la banque et de l’escompte. Dans cette époque encore naïve, on ne devait guère prêter que sur gages… et persuadez-vous bien que telle était déjà leur industrie principale.

— Mais les historiens les peignent occupés à mouler des briques pour les pyramides (lesquelles, il est vrai, sont en pierre), et la rétribution de ces travaux se faisait en oignons et autres légumes.

— Eh bien, s’ils ont pu amasser quelques oignons, croyez fermement qu’ils ont su les faire valoir et que cela leur en a rapporté beaucoup d’autres.

— Que faudrait-il en conclure ?

— Rien autre chose, sinon que l’argenterie qu’ils ont emportée formait probablement le gage exact des prêts qu’ils avaient pu faire dans Memphis. L’Égyptien est négligent ; il avait sans doute laissé s’accumuler les intérêts et les frais, et la rente au taux légal…

— De sorte qu’il n’y avait pas même à réclamer un boni ?

— J’en suis sûr. Les Hébreux n’ont emporté que ce qui leur était acquis selon toutes les lois de l’équité naturelle et commerciale. Par cet acte, assurément légitime, ils ont fondé dès lors les vrais principes du crédit. Du reste, le Talmud dit en termes précis : « Ils ont pris seulement ce qui était à eux. »

Je donne pour ce qu’il vaut ce paradoxe berlinois. Il me tarde de retrouver à quelques pas d’Héliopolis des souvenirs plus grands de l’histoire biblique. Le jardinier qui veille à la conservation du dernier monument de cette cité illustre, appelée primitivement Ainschems ou l’Œil-du-Soleil, m’a donné un de ses fellahs pour me conduire à Matarée. Après quelques minutes de marche dans la poussière, j’ai retrouvé une oasis nouvelle, c’est-à-dire un bois tout entier de sycomores et d’orangers ; une source coule à l’entrée de l’enclos, et c’est, dit-on, la seule source d’eau douce que laisse filtrer le terrain nitreux de l’Égypte. Les habitants attribuent cette qualité à une bénédiction divine. Pendant le séjour que la sainte famille fit à Matarée, c’est là, dit-on, que la Vierge venait blanchir le linge de l’Enfant Dieu. On suppose, en outre, que cette eau guérit la lèpre. De pauvres femmes qui se tiennent près de la source vous en offrent une tasse moyennant un léger bakchis.

Il reste, à voir encore, dans le bois, le sycomore touffu sous lequel se réfugia la sainte famille, poursuivie par la bande d’un brigand nommé Disma. Celui ci qui, plus tard, devint le bon larron, finit par découvrir les fugitifs ; mais tout à coup la foi toucha son cœur, au point qu’il offrit l’hospitalité à Joseph et à Marie, dans une de ses maisons située sur l’emplacement du vieux Caire, qu’on appelait alors Babylone d’Égypte. Ce Disma, dont les occupations paraissaient lucratives, avait des propriétés partout. On m’avait fait voir déjà, au vieux Caire, dans un couvent cophte, un vieux caveau, voûté en brique, qui passe pour être un reste de l’hospitalière maison de Disma et l’endroit même où couchait la sainte famille.

Ceci appartient à la tradition cophte ; mais l’arbre merveilleux de Matarée reçoit les hommages de toutes les communions chrétiennes. Sans penser que ce sycomore à la haute antiquité qu’on suppose, on peut admettre qu’il est le produit des rejetons de l’arbre ancien, et personne ne le visite depuis des siècles sans emporter un fragment du bois ou de l’écorce. Cependant il a toujours des dimensions énormes et semble un baobab de l’Inde ; l’immense développement de ses branches et de ses surgeons disparaît sous les ex-voto, les chapelets, les légendes, les images saintes, qu’on y vient suspendre ou clouer de toutes parts.

En quittant Matarée, nous ne tardâmes pas à retrouver la trace du canal d’Adrien, qui sert de chemin quelque temps, et où les roues de fer des voitures de Suez laissent des ornières profondes. Le désert est beaucoup moins aride que l’on ne croit ; des touffes de plantes balsamiques, des mousses, des lichens et des cactus revêtent presque partout le sol, et de grands rochers garnis de broussailles se dessinent à l’horizon.

La chaine du Mokatam fuyait à droite vers le sud ; le défilé, en se resserrant, ne tarda pas à en masquer la vue, et mon guide m’indiqua du doigt la composition singulière des roches qui dominaient notre chemin : c’étaient des blocs d’huitres et de coquillages de toute sorte. La mer du déluge, ou peut-être seulement la Méditerranée qui, selon les savants, couvrait autrefois toute cette vallée du Nil, a laissé ces marques incontestables. Que faut-il supposer de plus étrange maintenant ? La vallée s’ouvre ; un immense horizon s’étend à perte de vue. Plus de traces, plus de chemins ; le sol est rayé partout de longues colonnes rugueuses et grisâtres. Ô prodige ! ceci est la forêt pétrifiée.

Quel est le souffle effrayant qui a couché à terre au même instant ces troncs de palmier gigantesques ? Pourquoi tous du même côté, avec leurs branches et leurs racines, et pourquoi la végétation s’est-elle glacée et durcie en laissant distincts les fibres du bois et les conduits de la sève ? Chaque vertèbre s’est brisée par une sorte de décollement ; mais toutes sont restées bout à bout comme les anneaux d’un reptile. Rien n’est plus étonnant au monde. Ce n’est pas une pétrification produite par l’action chimique de la terre ; tout est couché à fleur de sol. C’est ainsi que tomba la vengeance des dieux sur les compagnons de Phinée. Serait-ce un terrain quitté par la mer ? Mais rien de pareil ne signale l’action ordinaire des eaux. Est-ce un cataclysme subit, un courant des eaux du déluge ? Mais comment, dans ce cas, les arbres n’auraient-ils pas surnagé ? L’esprit s’y perd ; il vaut mieux n’y plus songer !

J’ai quitté enfin cette vallée étrange, et j’ai regagné rapidement Choubrah. Je remarquais à peine les creux de rocher qu’habitent les hyènes, et les ossements blanchis de dromadaires qu’a semés abondamment le passage des caravanes ; j’emportais dans ma pensée une impression plus grande encore que celle dont on est frappé au premier aspect des pyramides : leurs quarante siècles sont bien petits devant les témoins irrécusables d’un monde primitif soudainement détruit !