Voyage en Orient (Nerval)/La Santa-Barbara/VI

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Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval, II. Voyage en Orient, Ip. 235-238).


VI — JOURNAL DE BORD


L’humble vérité n’a pas les ressources immenses des combinaisons dramatiques ou romanesques. Je recueille un à un des événements qui n’ont de mérite que par leur simplicité même, et je sais qu’il serait aisé pourtant, fût-ce dans la relation d’une traversée aussi vulgaire que celle du golfe de Syrie, de faire naître des péripéties vraiment dignes d’attention ; mais la réalité grimace à côté du mensonge, et il vaut mieux, ce me semble, dire naïvement, comme les anciens navigateurs : « Tel jour, nous n’avons rien vu en mer qu’un morceau de bois qui flottait à l’aventure ; tel autre, qu’un goëland aux ailes grises… » jusqu’au moment trop rare où l’action se réchauffe et se complique d’un canot de sauvages qui viennent apporter des ignames et des cochons de lait rôtis.

Cependant, à défaut de la tempête obligée, un calme plat tout à fait digne de l’océan Pacifique, et le manque d’eau douce sur un navire composé comme l’était le nôtre, pouvaient amener des scènes dignes d’une Odyssée moderne. Le destin m’a ôté cette chance d’intérêt en envoyant, ce soir-là, un léger zéphyr de l’ouest qui nous fit marcher assez vite.

J’étais, après tout, joyeux de cet incident, et je me faisais répéter par le capitaine l’assurance que, le lendemain matin, nous pourrions apercevoir à l’horizon les cimes bleuâtres du Carmel. Tout à coup des cris d’épouvante partent de la dunette.

Farqha el bahr ! farqha el bahr !

— Qu’est-ce donc ?

— Une poule à la mer !

La circonstance me paraissait peu grave ; cependant l’un des matelots turcs auquel appartenait la poule se désolait de la manière la plus touchante, et ses compagnons le plaignaient très-sérieusement. On le retenait pour l’empêcher de se jeter à l’eau, et la poule, déjà éloignée, faisait des signes de détresse dont on suivait les phases avec émotion. Enfin, le capitaine, après un moment de doute, donna l’ordre qu’on arrêtât le vaisseau.

Pour le coup, je trouvai un peu fort qu’après avoir perdu deux jours, on s’arrêtât par un bon vent pour une poule noyée. Je donnai deux piastres au matelot, pensant que c’était là tout le joint de l’affaire, car un Arabe se ferait tuer pour beaucoup moins. Sa figure s’adoucit, mais il calcula sans doute immédiatement qu’il aurait un double avantage à ravoir la poule, et en un clin d’œil il se débarrassa de ses vêtements et se jeta à la mer.

La distance jusqu’où il nagea était prodigieuse. Il fallut attendre une demi-heure avec l’inquiétude de sa situation et de la nuit qui venait ; notre homme nous rejoignit enfin exténué, et on dut le retirer de l’eau, car il n’avait plus la force de grimper le long du bordage.

Une fois en sûreté, cet homme s’occupait plus de sa poule que de lui-même ; il la réchauffait, l’épongeait, et ne fut content qu’en la voyant respirer à l’aise et sautiller sur le pont.

Le bâtiment s’était remis en route.

— Le diable soit de la poule ! dis-je à l’Arménien ; nous avons perdu une heure.

— Eh quoi ! vouliez-vous donc qu’il la laissât se noyer ?

— Mais j’en ai aussi, des poules, et je lui en aurais donné plusieurs pour celle-là !

— Ce n’est pas la même chose.

— Comment donc ! mais je sacrifierais toutes les poules de la terre pour qu’on ne perdît pas une heure de bon vent, dans un bâtiment où nous risquons demain de mourir de soif.

— Voyez-vous, dit l’Arménien, la poule s’est envolée à sa gauche, au moment où il s’apprêtait à lui couper le cou.

— J’admettrais volontiers, répondis-je, qu’il se fût dévoué comme musulman pour sauver une créature vivante ; mais je sais que le respect des vrais croyants pour les animaux ne va point jusque-là, puisqu’ils les tuent pour leur nourriture.

— Sans doute ils les tuent, mais avec des cérémonies, en prononçant des prières, et encore ne peuvent-ils leur couper la gorge qu’avec un couteau dont le manche soit percé de trois clous et dont la lame soit sans brèche. Si tout à l’heure la poule s’était noyée, le pauvre homme était certain de mourir d’ici à trois jours.

— C’est bien différent, dis-je à l’Arménien.

Ainsi, pour les Orientaux, c’est toujours une chose grave que de tuer un animal. Il n’est permis de le faire que pour sa nourriture expressément, et dans des formes qui rappellent l’antique institution des sacrifices. On sait qu’il y a quelque chose de pareil chez les israélites : les bouchers sont obligés d’employer des sacrificateurs (schocket) qui appartiennent à l’ordre religieux, et ne tuent chaque bête qu’en employant des formules consacrées. Ce préjugé se trouve avec des nuances diverses dans la plupart des religions du Levant. La chasse même n’est tolérée que contre les bêtes féroces et en punition des dégâts causés par elles. La chasse au faucon était pourtant, à l’époque des califes, le divertissement des grands, mais par une sorte d’interprétation qui rejetait sur l’oiseau de proie la responsabilité du sang versé. Au fond, sans adopter les idées de l’Inde, on peut convenir qu’il y a quelque chose de grand dans cette pensée de ne tuer aucun animal sans nécessité. Les formules recommandées pour le cas où on leur ôte la vie, par le besoin de s’en faire une nourriture, ont pour but sans doute d’empêcher que la souffrance ne se prolonge plus d’un instant, ce que les habitudes de la chasse rendent malheureusement impossible.

L’Arménien me raconta à ce sujet que, du temps de Mahmoud, Constantinople était tellement remplie de chiens, que les voitures avaient peine à circuler dans les rues : ne pouvant les détruire, ni comme animaux féroces, ni comme propres à la nourriture, on imagina de les exposer dans des îlots déserts de l’entrée du Bosphore. Il fallut les embarquer par milliers dans des caïques ; et, au moment où, ignorants de leur sort, ils prirent possession de leurs nouveaux domaines, un iman leur fit un discours, exposant que l’on avait cédé à une nécessité absolue, et que leurs âmes, à l’heure de la mort, ne devaient pas en vouloir aux fidèles croyants ; que, du reste, si la volonté du ciel était qu’ils fussent sauvés, cela arriverait assurément. Il y avait beaucoup de lapins dans ces îles, et les chiens ne réclamèrent pas tout d’abord contre ce raisonnement jésuitique ; mais, quelques jours plus tard, tourmentés par la faim, ils poussèrent de tels gémissements, qu’on les entendait de Constantinople. Les dévots, émus de cette lamentable protestation, adressèrent de graves remontrances au sultan, déjà trop suspect de tendances européennes, de sorte qu’il fallut donner l’ordre de faire revenir les chiens, qui furent, en triomphe, réintégrés dans tous leurs droits civils.