Voyage en Orient (Nerval)/La montagne/I

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Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval, II. Voyage en Orient, Ip. 255-260).


I — LE PÈRE PLANCHET


Quand nous sortîmes de la quarantaine, je louai pour un mois un logement dans une maison de chrétiens maronites, à une demi-lieue de la ville. La plupart de ces demeures, situées au milieu des jardins, étagées sur toute la côte le long des terrasses plantées de mûriers, ont l’air de petits manoirs féodaux bâtis solidement en pierre brune, avec des ogives et des arceaux. Des escaliers extérieurs conduisent aux différents étages dont chacun a sa terrasse jusqu’à celle qui domine tout l’édifice, et où les familles se réunissent le soir pour jouir de la vue du golfe. Nos yeux rencontraient partout une verdure épaisse et lustrée, où les haies régulières des nopals marquent seules les divisions. Je m’abandonnai, les premiers jours, aux délices de cette fraîcheur et de cette ombre. Partout la vie et l’aisance autour de nous ; les femmes bien vêtues, belles et sans voiles, allant et venant, presque toujours avec de lourdes cruches qu’elles vont remplir aux citernes et portent gracieusement sur l’épaule. Notre hôtesse, coiffée d’une sorte de cône drapé en cachemire, qui, avec les tresses garnies de sequins de ses longs cheveux, lui donnait l’air d’une reine d’Assyrie, était tout simplement la femme d’un tailleur qui avait sa boutique au bazar de Beyrouth. Ses deux filles et les petits enfants se tenaient au premier étage ; nous occupions le second.

L’esclave s’était vite familiarisée avec cette famille, et, nonchalamment assise sur les nattes, elle se regardait comme entourée d’inférieurs et se faisait servir, quoi que je pusse faire pour en empêcher ces pauvres gens. Toutefois, je trouvais commode de pouvoir la laisser en sûreté dans cette maison lorsque j’allais à la ville. J’attendais des lettres qui n’arrivaient pas, le service de la poste française se faisant si mal dans ces parages, que les journaux et les paquets sont toujours en arrière de deux mois. Ces circonstances m’attristaient beaucoup et me faisaient faire des rêves sombres. Un matin, je m’éveillai assez tard, encore à moitié plongé dans les illusions du songe. Je vis à mon chevet un prêtre assis, qui me regardait avec une sorte de compassion.

— Comment vous sentez-vous, monsieur ? me dit-il d’un ton mélancolique.

— Mais assez bien… Pardon, je m’éveille, et…

— Ne bougez pas ! soyez calme. Recueillez-vous ; songez que le moment est proche.

— Quel moment ?

— Cette heure suprême, si terrible pour qui n’est pas en paix avec Dieu !

— Oh ! oh ! qu’est-ce qu’il y a donc ?

— Vous me voyez prêt à recueillir vos volontés dernières.

— Ah ! pour le coup, m’écriai-je, cela est trop fort ! Et qui êtes-vous ?

— Je m’appelle le père Planchet.

— Le père Planchet ?

— De la Compagnie de Jésus.

— Je ne connais pas ces gens-là !

— On est venu me dire au couvent qu’un jeune Américain en péril de mort m’attendait pour faire quelques legs à la communauté.

— Mais je ne suis pas Américain ! il y a erreur ! Et, de plus, je ne suis pas au lit de mort ; vous le voyez bien !

Et je me levai brusquement… un peu avec le besoin de me convaincre moi-même de ma parfaite santé. Le père Planchet comprit enfin qu’on l’avait mal renseigné. Il s’informa dans la maison, et apprit que l’Américain demeurait un peu plus loin. Il me salua en riant de sa méprise, et me promit de venir me voir en repassant, enchanté qu’il était d’avoir fait ma connaissance, grâce à ce hasard singulier.

Quand il revint, l’esclave était dans la chambre, et je lui appris son histoire.

— Comment, me dit-il, vous êtes-vous mis ce poids sur la conscience !… Vous avez dérangé la vie de cette femme, et désormais vous êtes responsable de tout ce qui peut lui arriver. Puisque vous ne pouvez l’emmener en France et que vous ne voulez pas sans doute l’épouser, que deviendra-t-elle ?

— Je lui donnerai la liberté ; c’est le bien le plus grand que puisse réclamer une créature raisonnable.

— Il valait mieux la laisser où elle était ; elle aurait peut-être trouvé un bon maître, un mari… Maintenant, savez-vous dans quel abîme d’inconduite elle peut tomber, une fois laissée à elle-même ? Elle ne sait rien faire, elle ne veut pas servir… Pensez donc à tout cela.

Je n’y avais jamais, en effet, songé sérieusement. Je demandai conseil au père Planchet, qui me dit :

— Il n’est pas impossible que je lui trouve une condition et un avenir. Il y a, ajouta-t-il, des dames très-pieuses dans la ville qui se chargeraient de son sort.

Je le prévins de l’extrême dévotion qu’elle avait pour la foi musulmane. Il secoua la tête et se mit à lui parler très-longtemps.

Au fond, cette femme avait le sentiment religieux développé plutôt par nature et d’une manière générale que dans le sens d’une croyance spéciale. De plus, l’aspect des populations maronites parmi lesquelles nous vivions, et des couvents dont on entendait sonner les cloches dans la montagne, le passage fréquent des émirs chrétiens et druses, qui venaient à Beyrouth, magnifiquement montés et pourvus d’armes brillantes, avec des suites nombreuses de cavaliers et des noirs portant derrière eux leurs étendards roulés autour des lances : tout cet appareil féodal, qui m’étonnait moi-même comme un tableau des croisades, apprenait à la pauvre esclave qu’il y avait, même en pays turc, de la pompe et de la puissance en dehors du principe musulman.

L’effet extérieur séduit partout les femmes, surtout les femmes ignorantes et simples, et devient souvent la principale raison de leurs sympathies ou de leurs convictions. Lorsque nous nous rendions à Beyrouth, et qu’elle traversait la foule composée de femmes sans voiles, qui portaient sur la tête le tantour, corne d’argent ciselée et dorée qui balance un voile de gaze derrière leur tête, autre mode conservée du moyen âge, d’hommes fiers et richement armés, dont pourtant le turban rouge ou bariolé indiquait des croyances en dehors de l’islamisme, elle s’écriait :

— Que de glaours !…

Et cela adoucissait un peu mon ressentiment d’avoir été injurié avec ce mot.

Il s’agissait pourtant de prendre un parti. Les Maronites, nos hôtes, qui aimaient peu ses manières, et qui la jugeaient, du reste, au point de vue de l’intolérance catholique, me disaient :

— Vendez-la.

Ils me proposaient même d’amener un Turc qui ferait l’affaire. On comprend quel cas je faisais de ce conseil peu évangélique.

J’allai voir le père Planchet à son couvent, situé presque aux portes de Beyrouth. Il y avait là des classes d’enfants chrétiens dont il dirigeait l’éducation. Nous causâmes longtemps de M. de Lamartine, qu’il avait connu et dont il admirait beaucoup les poésies. Il se plaignit de la peine qu’il avait à obtenir du gouvernement turc l’autorisation d’agrandir le couvent. Cependant les constructions interrompues révélaient un plan grandiose, et un escalier magnifique en marbre de Chypre conduisait à des étages encore inachevés. Les couvents catholiques sont très-libres dans la montagne ; mais, aux portes de Beyrouth, on ne leur permet pas des constructions trop importantes, et il était même défendu aux jésuites d’avoir une cloche. Ils y avaient suppléé par un énorme grelot, qui, modifié de temps en temps, prenait des airs de cloche peu à peu. Les bâtiments aussi s’agrandissaient presque insensiblement sous l’œil peu vigilant des Turcs.

— Il faut un peu louvoyer, me disait le père Planchet ; avec de la patience, nous arriverons.

Il me reparla de l’esclave avec une sincère bienveillance. Pourtant je luttais avec mes propres incertitudes. Les lettres que j’attendais pouvaient arriver d’un jour à l’autre et changer mes résolutions. Je craignais que le père Planchet, se faisant illusion par pitié, n’eût en vue principalement l’honneur pour son couvent d’une conversion musulmane, et qu’après tout le sort de la pauvre fille ne devînt fort triste plus tard. Un matin, elle entra dans ma chambre en frappant des mains, et s’écriant tout effrayée :

Dursi ! Durzi ! bandouguillah ! (Les Druses ! les Druses ! des coups de fusil !)

En effet, la fusillade retentissait au loin ; mais c’était seulement une fantasia d’Albanais qui allaient partir pour la montagne. Je m’informai, et j’appris que les Druses avaient brûlé un village appelé Bethmérie, situé à quatre lieues environ. On envoyait des troupes turques, non pas contre eux, mais pour surveiller les mouvements des deux partis luttant encore sur ce point.

J’étais allé à Beyrouth, où j’avais appris ces nouvelles. Je revins très-tard, et l’on me dit qu’un émir ou prince chrétien d’un district du Liban était venu loger dans la maison. Apprenant qu’il s’y trouvait aussi un Franc d’Europe, il avait désiré me voir et m’avait attendu longtemps dans ma chambre, où il avait laissé ses armes comme signe de confiance et de fraternité. Le lendemain, le bruit que faisait sa suite m’éveilla de bonne heure ; il y avait avec lui six hommes bien armés et de magnifiques chevaux. Nous ne tardâmes pas à faire connaissance, et le prince me proposa d’aller habiter quelques jours chez lui dans la montagne. J’acceptai bien vite une occasion si belle d’étudier les scènes qui s’y passaient et les mœurs de ces populations singulières.

Il fallait, pendant ce temps, placer convenablement l’esclave, que je ne pouvais songer à emmener. On m’indiqua dans Beyrouth une école de jeunes filles dirigée par une dame de Marseille, nommée madame Carlès. C’était la seule où l’on enseignât le français. Madame Carlés était une très-bonne femme, qui ne me demanda que trois piastres turques par jour pour l’entretien, la nourriture et l’instruction de l’esclave. Je devais partir pour la montagne trois jours après l’avoir placée dans cette maison ; déjà elle s’y était fort bien habituée et était charmée de causer avec les petites filles, que ses idées et ses récits amusaient beaucoup.

Madame Carlès me prit à part et me dit qu’elle ne désespérait pas d’amener sa conversion.

— Tenez, ajoutait-elle avec son accent provençal, voilà, moi, comment je m’y prends. Je lui dis : « Vois-tu, ma fille, tous les bons dieux de chaque pays, c’est toujours le bon Dieu. Mahomet est un homme qui avait bien du mérite… mais Jésus-Christ est bien bon aussi ! »

Cette façon tolérante et douce d’opérer une conversion me parut fort acceptable.

— Il ne faut la forcer en rien, lui dis-je.

— Soyez tranquille, reprit madame Carlès ; elle m’a déjà promis d’elle-même de venir à la messe avec moi dimanche prochain.

On comprend que je ne pouvais la laisser en de meilleures mains pour apprendre les principes de la religion chrétienne et le français… de Marseille.