Voyage en Orient (Nerval)/Le harem/V

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Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval, II. Voyage en Orient, Ip. 143-146).


V — L’AIMABLE INTERPRÈTE


Je n’avais envie ni d’aller acheter un habbarah, ni de faire une simple promenade ; il m’était venu à l’idée qu’en prenant un abonnement au cabinet de lecture français, la gracieuse madame Bonhomme voudrait bien me servir de truchement pour une première explication avec ma jeune captive. Je n’avais vu encore madame Bonhomme que dans la fameuse représentation d’amateurs qui avait inauguré la saison au teatro del Cairo ; mais le vaudeville qu’elle avait joué lui prêtait à mes yeux les qualités d’une excellente et obligeante personne. Le théâtre a cela de particulier, qu’il vous donne l’illusion de connaître parfaitement une inconnue. De là les grandes passions qu’inspirent les actrices, tandis qu’on ne s’éprend guère, en général, des femmes qu’on n’a fait que voir de loin.

Si l’actrice a ce privilège d’exposer à tous un idéal que l’imagination de chacun interprète et réalise à son gré, pourquoi ne pas reconnaître chez une jolie et, si vous voulez même, une vertueuse marchande, cette fonction généralement bienveillante, et pour ainsi dire initiatrice, qui ouvre à l’étranger des relations utiles et charmantes ?

On sait à quel point le bon Yorick, inconnu, inquiet, perdu dans le grand tumulte de la vie parisienne, fut ravi de trouver accueil chez une aimable et complaisante gantière ; mais combien une telle rencontre n’est-elle pas plus utile encore dans une ville d’Orient !

Madame Bonhomme accepta avec toute la grâce et toute la patience possibles le rôle d’interprète entre l’esclave et moi. Il y avait du monde dans la salle de lecture, de sorte qu’elle nous fit entrer dans un magasin d’articles de toilette et d’assortiment, qui était joint à la librairie. Au quartier franc, tout commerçant vend de tout. Pendant que l’esclave, étonnée, examinait avec ravissement les merveilles du luxe européen, j’expliquais ma position à madame Bonhomme, qui, du reste, avait elle-même une esclave noire à laquelle, de temps en temps, je l’entendais donner des ordres en arabe.

Mon récit l’intéressa ; je la priai de demander à l’esclave si elle était contente de m’appartenir.

Aioua ! répondit celle-ci.

À cette réponse affirmative, elle ajouta qu’elle serait bien contente d’être vêtue comme une Européenne. Cette prétention fit sourire madame Bonhomme, qui alla chercher un bonnet de tulle à rubans et le lui ajusta sur la tête. Je dois avouer que cela ne lui allait pas très-bien ; la blancheur du bonnet lui donnait l’air malade.

— Mon enfant, lui dit madame Bonhomme, il faut rester comme tu es ; le tarbouch te sied beaucoup mieux.

Et, comme l’esclave renonçait au bonnet avec peine, elle lui alla chercher un tatikos de femme grecque festonné d’or, qui, cette fois, était du meilleur effet. Je vis bien qu’il y avait là une légère intention de pousser à la vente ; mais le prix était modéré, malgré l’exquise délicatesse du travail.

Certain désormais d’une double bienveillance, je me fis raconter en détail les aventures de cette pauvre fille. Cela ressemblait à toutes les histoires d’esclaves possibles, à l’Andrienne de Térence, à mademoiselle Aïssé… Il est bien entendu que je ne me flattais pas d’obtenir la vérité complète. Issue de nobles parents, enlevée toute petite au bord de la mer, chose qui serait invraisemblable aujourd’hui dans la Méditerranée, mais qui reste probable au point de vue des mers du Sud. Et, d’ailleurs, d’où serait-elle venue ? Il n’y avait pas à douter de son origine malaise. Les sujets de l’empire ottoman ne peuvent être vendus sous aucun prétexte. Tout ce qui n’est pas blanc ou noir, en fait d’esclaves, ne peut donc appartenir qu’à l’Abyssinie ou à l’archipel indien.

Elle avait été vendue à un cheik très-vieux du territoire de la Mecque. Ce cheik étant mort, des marchands de la caravane l’avaient emmenée et exposée en vente au Caire.

Tout cela était fort naturel, et je fus heureux de croire, en effet, qu’elle n’avait pas eu d’autre possesseur avant moi que ce vénérable cheik glacé par l’âge.

— Elle a bien dix-huit ans, me dit madame Bonhomme ; mais elle est très-forte, et vous l’auriez payée plus cher, si elle n’était pas d’une race qu’on voit rarement ici. Les Turcs sont gens d’habitude, il leur faut des Abyssiniennes ou des noires ; soyez sûr qu’on l’a promenée de ville en ville sans pouvoir s’en défaire.

— Eh bien, dis-je, c’est donc que le sort voulait que je passasse par là. Il m’était réservé d’influer sur sa bonne ou sa mauvaise fortune.

Cette manière de voir, en rapport avec la fatalité orientale, fut transmise à l’esclave, et me valut son assentiment.

Je lui fis demander pourquoi elle n’avait pas voulu manger le matin et si elle était de la religion hindoue.

— Non, elle est musulmane, me dit madame Bonhomme après lui avoir parlé ; elle n’a pas mangé aujourd’hui, parce que c’est jour de jeûne jusqu’au coucher du soleil.

Je regrettai qu’elle n’appartint pas au culte brahmanique, pour lequel j’ai toujours eu un faible ; quant au langage, elle s’exprimait dans l’arabe le plus pur, et n’avait conservé de sa langue primitive que le souvenir de quelques chansons ou pantouns que je me promis de lui faire répéter.

— Maintenant, me dit madame Bonhomme, comment ferez-vous pour vous entretenir avec elle ?

— Madame, lui dis-je, je sais déjà un mot avec lequel on se montre content de tout ; indiquez-m’en seulement un autre qui exprime le contraire. Mon intelligence suppléera au reste, en attendant que je m’instruise mieux.

— Est-ce que vous en êtes déjà au chapitre des refus ? me dit-elle.

— J’ai de l’expérience, répondis-je, il faut tout prévoir.

— Hélas ! me dit tout bas madame Bonhomme, ce terrible mot, le voilà : Mafisch ! Cela comprend toutes les négations possibles.

Alors, je me souvins que l’esclave l’avait déjà prononcé avec moi.