Voyage en Orient (Nerval)/Le prisonnier/I

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Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval, II. Voyage en Orient, Ip. 314-320).


I — LE MATIN ET LE SOIR


Que dirons-nous de la jeunesse, ô mon ami ! Nous en avons passé les plus vives ardeurs, il ne nous convient plus d’en parler qu’avec modestie, et cependant à peine l’avons-nous connue ! à peine avons-nous compris qu’il fallait en arriver bientôt à chanter pour nous-mêmes l’ode d’Horace : Eheu ! fugaces, Posthume… si peu de temps après l’avoir expliquée… Ah ! l’étude nous a pris nos plus beaux instants ! Le grand résultat de tant d’efforts perdus, que de pouvoir, par exemple, comme je l’ai fait ce matin, comprendre le sens d’un chant grec qui résonnait à mes oreilles sortant de la bouche avinée d’un matelot levantin :

Ne kalimèra ! ne orà kali !

Tel était le refrain que cet homme jetait avec insouciance au vent des mers, aux flots retentissants qui battaient la grève : « Ce n’est pas bonjour, ce n’est pas bonsoir ! » Voilà le sens que je trouvais à ces paroles, et, dans ce que je pus saisir des autres vers de ce chant populaire, il y avait, je crois, cette pensée :

Le matin n’est plus, le soir pas encore !
Pourtant de nos yeux l’éclair a pâli ;

et le refrain revenait toujours :

Ne kalimèra ! ne orà kali !

mais, ajoutait la chanson,

Mais le soir vermeil ressemble à l’aurore !
Et la nuit, plus tard, amène l’oubli !

Triste consolation, que de songer à ces soirs vermeils de la vie et à la nuit qui les suivra ! Nous arrivons bientôt à cette heure solennelle qui n’est plus le matin, qui n’est plus le soir, et rien au monde ne peut faire qu’il en soit autrement. Quel remède y trouverais-tu ?

J’en vois un pour moi : c’est de continuer à vivre sur ce rivage d’Asie où le sort m’a jeté ; il me semble, depuis peu de mois, que j’ai remonté le cercle de mes jours ; }e me sens plus jeune, en effet je le suis, je n’ai que vingt ans !

J’ignore pourquoi en Europe on vieillit si vite ; nos plus belles années se passent au collège, loin des femmes, et à peine avons-nous eu le temps d’endosser la robe virile, que déjà nous ne sommes plus des jeunes gens. La vierge des premières amours nous accueille d’un ris moqueur, les belles dames plus usagées rêvent auprès de nous peut-être les vagues soupirs de Chérubin !

C’est un préjugé, n’en doutons pas, et surtout en Europe, où les Chérubins sont si rares. Je ne connais rien de plus gauche, de plus mal fait, de moins gracieux, en un mot, qu’un Européen de seize ans. Nous reprochons aux très-jeunes filles leurs mains rouges, leurs épaules maigres, leurs gestes anguleux, leur voix criarde ; mais que dira-t-on de l’éphèbe aux contours chétifs qui fait chez nous le désespoir des conseils de révision ? Plus tard seulement, les membres se modèlent, le galbe se prononce, les muscles et les chairs se jouent avec puissance sur l’appareil osseux de la jeunesse ; l’homme est formé.

En Orient, les enfants sont moins jolis peut-être que chez nous ; ceux des riches sont bouffis, ceux des pauvres sont maigres avec un ventre énorme, en Égypte surtout ; mais généralement le second âge est beau dans les deux sexes. Les jeunes hommes ont l’air de femmes, et ceux qu’on voit vêtus de longs habits se distinguent à peine de leurs mères et de leurs sœurs ; mais, par cela même, l’homme n’est séduisant en réalité que quand les années lui ont donné une apparence plus mâle, un caractère de physionomie plus marqué. Un amoureux imberbe n’est point le fait des belles dames de l’Orient, de sorte qu’il y a une foule de chances, pour celui à qui les ans font une barbe majestueuse et bien fournie, d’être le point de mire de tous les yeux ardents qui luisent à travers les trous du yamack, ou dont le voile de gaze blanche estompe à peine la noirceur.

Et, songes-y bien, après cette époque où les joues se revêtent d’une épaisse toison, il en arrive une autre où l’embonpoint, faisant le corps plus beau sans doute, le rend souverainement inélégant sous les vêtements étriqués de l’Europe, avec lesquels l’Antinoüs lui-même aurait l’air d’un épais campagnard. C’est le moment où les robes flottantes, les vestes brodées, les caleçons à vastes plis et les larges ceintures hérissées d’armes des Levantins leur donnent justement l’aspect le plus majestueux. Avançons d’un lustre encore : voici des fils d’argent qui se mêlent à la barbe et qui envahissent la chevelure ; cette dernière même s’éclaircit, et dès lors l’homme le plus actif, le plus fort, le plus capable encore d’émotions et de tendresse, doit renoncer chez nous à tout espoir de devenir jamais un héros de roman. En Orient, c’est le bel instant de la vie ; sous le tarbouch ou le turban, peu importe que la chevelure devienne rare ou grisonnante, le jeune homme lui-même n’a jamais pu prendre avantage de cette parure naturelle ; elle est rasée ; il ignore dès le berceau si la nature lui a fait les cheveux plats ou bouclés. Avec la barbe teinte au moyen d’une mixture persane, l’œil animé d’une légère teinte de bitume, un homme est, jusqu’à soixante ans, sûr de plaire, pour peu qu’il se sente capable d’aimer.

Oui, soyons jeunes en Europe tant que nous le pouvons ; mais allons vieillir en Orient, le pays des hommes dignes de ce nom, la terre des patriarches ! En Europe, où les institutions ont supprimé la force matérielle, la femme est devenue trop forte. Avec toute la puissance de séduction, de ruse, de persévérance et de persuasion que le ciel lui a départie, la femme de nos pays est socialement l’égale de l’homme, c’est plus qu’il n’en faut pour que ce dernier soit toujours à coup sûr vaincu. J’espère que tu ne m’opposeras pas le tableau du bonheur des ménages parisiens pour me détourner d’un dessein où je fonde mon avenir ; j’ai eu trop de regret déjà d’avoir laissé échapper une occasion pareille au Caire. Il faut que je m’unisse à quelque fille ingénue de ce sol sacré qui est notre première patrie à tous, que je me retrempe à ces sources vivifiantes de l’humanité, d’où ont découlé la poésie et les croyances de nos pères !

Tu ris de cet enthousiasme, qui, je l’avoue, depuis le commencement de mon voyage, a déjà eu plusieurs objets ; mais songe bien aussi qu’il s’agit d’une résolution grave et que jamais hésitation ne fut plus naturelle. Tu le sais, et c’est ce qui a peut-être donné quelque intérêt jusqu’ici à mes confidences, j’aime à conduire ma vie comme un roman, et je me place volontiers dans la situation d’un de ces héros actifs et résolus qui veulent à tout prix créer autour d’eux le drame, le nœud, l’intérêt, l’action en un mot. Le hasard, si puissant qu’il soit, n’a jamais réuni les éléments d’un sujet passable, et tout au plus en a-t-il disposé la mise en scène ; aussi, laissons-le faire, et tout avorte malgré les plus belles dispositions. Puisqu’il est convenu qu’il n’y a que deux sortes de dénoûments, le mariage ou la mort, visons du moins à l’un des deux… car, jusqu’ici, mes aventures se sont presque toujours arrêtées à l’exposition : à peine ai-je pu accomplir une pauvre péripétie, en accolant à ma fortune l’aimable esclave que m’a vendue Abd-el-Kerim. Cela n’était pas bien malaisé sans doute, mais encore fallait-il en avoir l’idée et surtout en avoir l’argent. J’y ai sacrifié tout l’espoir d’une tournée dans la Palestine qui était marquée sur mon itinéraire, et à laquelle il faut renoncer : Pour les cinq bourses, que m’a coûtées cette fille dorée de la Malaisie, j’aurais pu visiter Jérusalem, Bethléem, Nazareth, et la mer Morte et le Jourdain ! Comme le prophète puni de Dieu, je m’arrête aux confins de la terre promise, et à peine puis-je, du haut de la montagne, y jeter un regard désolé. Les gens graves diraient ici qu’on a toujours tort d’agir autrement que tout le monde, et de vouloir faire le Turc quand on n’est qu’un simple Nazaréen d’Europe. Auraient-ils raison ? qui le sait ?

Sans doute je suis imprudent, sans doute je me suis attaché une grosse pierre au cou, sans doute encore j’ai encouru une grave responsabilité morale ; mais ne faut-il pas aussi croire à la fatalité qui règle tout dans cette partie du monde ? C’est elle qui a voulu que l’étoile de la pauvre Zeynab se rencontrât avec la mienne, que je changeasse, peut-être favorablement, les conditions de sa destinée ! Une imprudence ! vous voilà bien avec vos préjugés d’Europe ! et qui sait si, prenant la route du désert, seul et plus riche de cinq bourses, je n’aurais pas été attaqué, pillé, massacré par une horde de Bédouins flairant de loin ma richesse ! Va, toute chose est bien qui pourrait être pire, ainsi que l’a reconnu depuis longtemps la sagesse des nations.

Peut-être penses-tu, d’après ces préparations, que j’ai pris la résolution d’épouser l’esclave indienne et de me débarrasser, par un moyen si vulgaire, de mes scrupules de conscience. Tu me sais assez délicat pour ne pas avoir songé un seul instant à la revendre ; je lui ai offert la liberté, elle n’en a pas voulu, et cela, par une raison assez simple, c’est qu’elle ne saurait qu’en faire ; de plus, je n’y joignais pas l’assaisonnement obligé d’un si beau sacrifice, à savoir une dotation propre à placer pour toujours la personne affranchie au-dessus du besoin, car on m’a expliqué que c’était l’usage en pareil cas. Pour te mettre au courant des autres difficultés de ma position, il faut que je te dise ce qui m’est arrivé depuis mon retour de l’expédition dans la montagne dont je t’ai envoyé le récit.

Je suis revenu pour quelques jours m’établir à l’hôtel de Baptiste en attendant une occasion pour passer par mer à Saïda, l’ancienne Sidon. Le temps était devenu si mauvais, qu’aucune barque n’osait sortir. Pourtant à terre le soleil brille, l’azur implacable du ciel n’est pas terni d’un seul nuage : on ne se plaint guère que du vent qui soulève çà et là des colonnes de poussière ; mais, sur la mer, tout remue et se balance, les navires ivres entre-croisent leurs mâts et leurs cheminées. Rien n’est plus étonnant à voir que ce désordre au milieu du calme, — cette tempête à sec, cette mer perfide qui ouvre ses noirs abîmes sous de gais rayons de soleil. Il doit être doublement triste de se voir noyé par un si beau temps.

J’ai retrouvé à la table d’hôte le missionnaire anglais dont j’avais fait la connaissance quelque temps auparavant ; la tempête ne le contrariait pas moins que moi et l’arrêtait dans le projet du même voyage. La prévision d’être bientôt compagnons de route vint donner à nos relations quelque chose de plus intime, et nous sortîmes ensemble après le déjeuner pour aller voir le beau spectacle de la mer agitée.

En descendant au port, nous rencontrâmes le père Planchet, qui s’arrêta et voulut bien causer quelque temps avec nous. Ce n’est pas un des moindres sujets d’étonnement dans ce pays de contrastes que de voir un jésuite et un missionnaire évangélique s’entretenir avec affabilité. En effet, quelles que soient leurs luttes intimes et détournées, ces pieux adversaires se rencontrent continuellement à la table des consuls et se font bon visage à défaut de mieux. Du reste, à part l’influence occulte qu’ils peuvent conquérir dans les luttes des montagnards, ils ne risquent plus guère, en fait de conversion, de se rencontrer sur le même terrain. Les agents catholiques ont renoncé depuis longtemps à convertir les Druses, et ne s’attaquent guère qu’aux Grecs schismatiques, dont les idées ont plus de rapport avec les leurs. Les missionnaires anglais ont, au contraire, à leur service toutes les nuances variées des diverses sectes protestantes, et finissent par trouver des points de rapport extraordinaires entre leur foi et celle des Druses. La question en fin de compte étant d’inscrire le plus de noms possible au livre qui contient l’état de leurs travaux, ils parviennent à prouver aux néophytes qu’au fond les Anglais sont un peu Druses. Cela explique le proverbe de ces derniers : Ingliz, Dursi, sava-sava (les Anglais, les Druses, c’est la même chose). Et peut-être, de cette façon, sont-ce les missionnaires eux-mêmes qui ont l’air de se convertir ?