Voyage en Orient (Nerval)/Les conteurs/III

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Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval III. Voyage en Orient, IIp. 96-109).
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III — LE TEMPLE


Le conteur reprit :

Nouvellement rebâtie par le magnifique Soliman, la ville était édifiée sur un plan irréprochable : des rues tirées au cordeau, des maisons carrées toutes semblables, véritables ruches d’un aspect monotone.

— Dans ces belles et larges rues, dit la reine, la bise de mer que rien n’arrête doit balayer les passants comme des brins de paille, et, durant les fortes chaleurs, le soleil, y pénétrant sans obstacle, doit les échauffer à la température des fours. À Mahreb, les rues sont étroites, et, d’une maison à l’autre, des pièces d’étoffe tendues en travers de la voie publique appellent la brise, répandent les ombres sur le sol et entretiennent la fraîcheur.

— C’est au détriment de la symétrie, répondit Soliman. Nous voici arrivés au péristyle de mon nouveau palais ; on a employé treize ans à le construire.

Le palais fut visité et obtint le suffrage de la reine de Saba, qui le trouva riche, commode, original et d’un goût exquis.

— Le plan est sublime, dit-elle, l’ordonnance admirable, et, j’en conviens, le palais de mes aïeux, les Hémiarites, élevé dans le style indien, avec des piliers carrés ornés de figures en guise de chapiteaux, n’approche pas de cette hardiesse ni de cette élégance : votre architecte est un grand artiste.

— C’est moi qui ai tout ordonné et qui défraye les ouvriers, s’écria le roi avec orgueil.

— Mais les devis, qui les a tracés ? quel est le génie qui a si noblement accompli vos desseins ?

— Un certain Adoniram, personnage bizarre et à demi sauvage, qui m’a été envoyé par mon ami le roi des Tyriens.

— Ne le verrai-je point, seigneur ?

— Il fuit le monde et se dérobe aux louanges. Mais que direz-vous, reine, quand vous aurez parcouru le temple d’Adonaï ? Ce n’est plus l’œuvre d’un artisan : c’est moi qui ai dicté les plans et qui ai indiqué les matières que l’on devait employer. Les vues d’Adoniram étaient bornées au prix de mes poétiques imaginations. On y travaille depuis cinq ans ; il en faut deux encore pour amener l’ouvrage à la perfection.

— Sept années vous auront donc suffi pour héberger dignement votre Dieu ; il en a fallu treize pour établir convenablement son serviteur.

— Le temps ne fait rien à l’affaire, objecta Soliman.

Autant Balkis avait admiré le palais, autant elle critiqua le temple.

— Vous avez voulu trop bien faire, dit-elle, et l’artiste a eu moins de liberté. L’ensemble est un peu lourd, quoique fort chargé de détails… Trop de bois, du cèdre partout, des poutres saillantes… Vos bas côtés planchéiés semblent porter les assises supérieures des pierres, ce qui manque à l’œil de solidité.

— Mon but, objecta le prince, a été de préparer, par un piquant contraste, aux splendeurs du dedans.

— Grand Dieu ! s’écria la reine arrivée dans l’enceinte, que de sculptures ! Voilà des statues merveilleuses, des animaux étranges et d’un imposant aspect. Qui a fondu, qui a ciselé ces merveilles ?

— Adoniram : la statuaire est son principal talent.

— Son génie est universel. Seulement, voici des chérubins trop lourds, trop dorés et trop grands pour cette salle qu’ils écrasent.

— J’ai voulu qu’il en fût ainsi : chacun d’eux coûte six vingt talents. Vous le voyez, ô reine ! tout ici est d’or, et l’or est ce qu’il y a de plus précieux. Les chérubins sont en or ; les colonnes de cèdre, dons du roi Hiram, mon ami, sont revêtues de lames d’or ; il y a de l’or sur toutes les parois ; sur ces murailles d’or, il y aura des palmes d’or et une frise avec des grenades en or massif, et, le long des cloisons dorées, je fais appendre deux cents boucliers d’or pur. Les autels, les tables, les chandeliers, les vases, les parquets et les plafonds, tout sera revêtu de lames d’or…

— Il me semble que c’est beaucoup d’or, objecta la reine avec modestie.

Le roi Soliman reprit :

— Est-il rien de trop splendide pour le roi des hommes ? Je tiens à étonner la postérité… Mais pénétrons dans le sanctuaire, dont la toiture est encore à élever, et où déjà sont posées les fondations de l’autel, en face de mon trône à peu près terminé. Comme vous le voyez, il y a six degrés ; le siège est en ivoire, porté par deux lions, aux pieds desquels sont accroupis douze lionceaux, La dorure est à brunir, et l’on attend que le dais soit érigé. Daignez, noble princesse, vous asseoir la première sur ce trône vierge encore ; de là, vous inspecterez les travaux dans leur ensemble. Seulement, vous serez en butte aux traits du soleil, car le pavillon est encore à jour.

La princesse sourit, et prit sur son poing l’oiseau Hud-Hud, que les courtisans contemplèrent avec une vive curiosité.

Il n’est pas d’oiseau plus illustre ni plus respecté dans tout l’Orient. Ce n’est point pour la finesse de son bec noir, ni pour ses joues écarlates ; ce n’est pas pour la douceur de ses yeux gris de noisette, ni pour la superbe huppe en menus plumages d’or qui couronnent sa jolie tête ; ce n’est pas non plus pour sa longue queue noire comme du jais, ni pour l’éclat de ses ailes d’un vert doré, rehaussé de stries et de franges d’or vif, ni pour ses ergots d’un rose tendre, ni pour ses pattes empourprées, que la sémillante Hud-Hud était l’objet des prédilections de la reine et de ses sujets. Belle sans le savoir, fidèle à sa maîtresse, bonne pour tous ceux qui l’aimaient, la huppe brillait d’une grâce ingénue sans chercher à éblouir. La reine, en l’a vu, consultait cet oiseau dans les circonstances difficiles.

Soliman, qui voulait se mettre dans les bonnes grâces de Hud-Hud, chercha en ce moment à la prendre sur son poing ; mais elle ne se prêta point à cette intention. Balkis, souriant avec finesse, appela à elle sa favorite et sembla lui glisser quelques mots à voix basse… Prompte comme une flèche, Hud-Hud disparut dans l’azur de l’air,

Puis la reine s’assit ; chacun se rangea autour d’elle ; on devisa quelques instants ; le prince expliqua à son hôtesse le projet de la mer d’airain conçu par Adoniram, et la reine de Saba, frappée d’admiration, exigea de nouveau que cet homme lui fût présenté. Sur l’ordre du roi, on se mit à chercher partout le sombre Adoniram.

Tandis que l’on courait aux forges et à travers les bâtisses, Balkis, qui avait fait asseoir le roi de Jérusalem auprès d’elle, lui demanda comment serait décoré le pavillon de son trône.

— Il sera décoré comme tout le reste, répondit Soliman.

— Ne craignez-vous point, par cette prédilection exclusive pour l’or, de paraître critiquer les autres matières qu’Adonaï a créées ? et pensez-vous que rien au monde n’est plus beau que ce métal ? Permettez-moi d’apporter à votre plan une diversion… dont vous serez juge.

Soudain les airs sont obscurcis, le ciel se couvre de points noirs qui grossissent en se rapprochant ; des nuées d’oiseaux s’abattent sur le temple, se groupent, descendent en rond, se pressent les uns contre les autres, se distribuent en feuillage tremblant et splendide ; leurs ailes déployées forment de riches bouquets de verdure, d’écarlate, de jais et d’azur. Ce pavillon vivant se déploie sous la direction habile de la huppe, qui voltige à travers la foule emplumée… Un arbre charmant s’est formé sur la tête des deux princes, et chaque oiseau devient une feuille. Soliman, éperdu, charmé, se voit à l’abri du soleil sous cette toiture animée, qui frémit, se soutient en battant des ailes, et projette sur le trône une ombre épaisse d’où s’échappe un suave et doux concert de chants d’oiseaux. Après quoi, la huppe, à qui le roi gardait un reste de rancune, s’en vient, soumise, se poser aux pieds de la reine.

— Qu’en pense monseigneur ? demanda Balkis.

— Admirable ! s’écria Soliman en s’efforçant d’attirer la huppe, qui lui échappait avec obstination, intention qui ne laissait pas que de rendre la reine attentive.

— Si cette fantaisie vous agrée, reprit-elle, je vous fais hommage avec plaisir de ce petit pavillon d’oiseaux, à la condition que vous me dispenserez de les faire dorer. Il vous suffira de tourner vers le soleil le chaton de cet anneau quand il vous plaira de les appeler… Cette bague est précieuse. Je la tiens de mes pères, et Sarahil, ma nourrice, me grondera de vous l’avoir donnée.

— Ah ! grande reine, s’écria Soliman en s’agenouillant devant elle, vous êtes digne de commander aux hommes, aux rois et aux éléments. Fasse le ciel et votre bonté que vous acceptiez la moitié d’un trône où vous ne trouverez à vos pieds que le plus soumis de vos sujets !

— Votre proposition me flatte, dit Balkis, et nous en parlerons plus tard.

Tous deux descendirent du trône, suivis de leur cortège d’oiseaux, qui les suivait comme un dais en dessinant sur leurs têtes diverses figures d’ornement.

Lorsqu’on se trouva près de l’emplacement où l’on avait assis les fondations de l’autel, la reine avisa un énorme pied de vigne déraciné et jeté à l’écart. Son visage devint pensif, elle fit un geste de surprise, la huppe jeta des cris plaintifs, et la nuée d’oiseaux s’enfuit à tire-d’aile. L’œil de Balkis était devenu sévère ; sa taille majestueuse parut se hausser, et, d’une voix grave et prophétique :

— Ignorance et légèreté des hommes ? s’écria-t-elle ; vanité de l’orgueil !… tu as élevé ta gloire sur le tombeau de tes pères. Ce cep de vigne, ce bois vénérable…

— Reine, il nous gênait ; on l’a arraché pour faire place à l’autel de porphyre et de bois d’olivier que doivent décorer quatre séraphins d’or.

— Tu as profané, tu as détruit le premier plant de vigne… qui fut planté jadis de la main du père de la race de Sem, du patriarche Noé.

— Est-il possible ? répondit Soliman profondément humilié ; et comment savez-vous… ?

— Au lieu de croire que la grandeur est la source de ta science, j’ai pensé le contraire, ô roi ! et je me suis fait de l’étude une religion fervente… Écoute encore, homme aveuglé, de ta vaine splendeur : ce bois que ton impiété condamne à périr, sais-tu quel destin lui réservent les puissances immortelles ?

— Parlez.

— Il est réservé pour être l’instrument du supplice où sera cloué le dernier prince de ta race.

— Qu’il soit donc scié par morceaux, ce bois impie, et réduit en cendres !

— Insensé ! qui peut effacer ce qui est écrit au livre de Dieu ? Et quel serait le succès de ta sagesse substituée à la volonté suprême ? Prosterne-toi devant les décrets que ne peut pénétrer ton esprit matériel : ce supplice sauvera seul ton nom de l’oubli, et fera luire sur ta maison l’auréole d’une gloire immortelle…

Le grand Soliman s’efforçait en vain de dissimuler son trouble sous une apparence enjouée et railleuse, lorsque des gens survinrent, annonçant que l’on avait enfin découvert le sculpteur Adoniram.

Bientôt Adoniram, annoncé par les clameurs de la foule, apparut à l’entrée du temple. Benoni accompagnait son maître et son ami, qui s’avança l’œil ardent, le front soucieux, tout en désordre, comme un artiste brusquement arraché à ses inspirations et à ses travaux. Nulle trace de curiosité n’affaiblissait l’expression puissante et noble des traits de cet homme, moins imposant encore par sa stature élevée que par le caractère grave, audacieux et dominateur de sa belle physionomie.

Il s’arrêta avec aisance et fierté, sans familiarité comme sans dédain, à quelques pas de Balkis, qui ne put recevoir les traits incisifs de ce regard d’aigle sans éprouver un sentiment de timidité confuse.

Mais elle triompha bien vite d’un embarras involontaire ; une réflexion rapide sur la condition de ce maître ouvrier, debout, les bras nus et la poitrine découverte, la rendit à elle-même ; elle sourit de son propre embarras, presque flattée de s’être sentie si jeune, et daigna parler à l’artisan. Il répondit, et sa voix frappa la reine comme l’écho d’un fugitif souvenir ; cependant, elle ne le connaissait point et ne l’avait jamais vu.

Telle est la puissance du génie, cette beauté des âmes ; les âmes s’y attachent et ne s’en peuvent distraire. L’entretien d’Adoniram fit oublier à la princesse des Subéens tout ce qui l’environnait ; et, tandis que l’artiste montrait en cheminant à petits pas les constructions entreprises, Balkis suivait à son insu l’impulsion donnée, comme le roi et les courtisans suivaient les traces de la divine princesse.

Cette dernière ne se lassait pas de questionner Adoniram sur ses œuvres, sur son pays, sur sa naissance.

— Madame, répondit-il avec un certain embarras et en fixant sur elle des regards perçants, j’ai parcouru bien des contrées ; ma patrie est partout où le soleil éclaire ; mes premières a années se sont écoulées le long de ces vastes pentes du Liban, d’où l’on découvre au loin Damas dans la plaine. La nature et aussi les hommes ont sculpté ces contrées montagneuses, hérissées de roches menaçantes et de ruines.

— Ce n’est point, fit observer la reine, dans ces déserts que l’on apprend les secrets des arts où vous excellez.

— C’est là du moins que la pensée s’élève, que l’imagination s’éveille, et qu’à force de méditer, l’on s’instruit à concevoir. Mon premier maître fut la solitude ; dans mes voyages, depuis, j’en ai utilisé les leçons. J’ai tourné mes regards sur les souvenirs du passé ; j’ai contemplé les monuments, et j’ai fui la société des humains…

— Et pourquoi, maître ?

— On ne se plaît guère dans la compagnie de ses semblables… et je me sentais seul.

Ce mélange de tristesse et de grandeur émut la reine, qui baissa les yeux et se recueillit,

— Vous le voyez, poursuivit Adoniram, je n’ai pas beaucoup de mérite à pratiquer les arts, car l’apprentissage ne m’a point donné de peine. Mes modèles, je les ai rencontrés parmi les déserts ; je reproduis les impressions que j’ai reçues de ces débris ignorés et des figures terribles et grandioses des dieux du monde ancien.

— Plus d’une fois déjà, interrompit Soliman avec une fermeté que la reine ne lui avait point vue jusque-là, plus d’une fois, maître, j’ai réprimé en vous, comme une tendance idolâtre, ce culte fervent des monuments d’une théogonie impure. Gardez vos pensées en vous, et que le bronze ou les pierres n’en retracent rien au roi.

Adoniram, en s’inclinant, réprimait un sourire amer.

— Seigneur, dit la reine pour le consoler, la pensée du maître s’élève sans doute au-dessus des considérations susceptibles d’inquiéter la conscience des lévites… Dans son âme d’artiste, il se dit que le beau glorifie Dieu, et il cherche le beau avec une piété naïve.

— Sais-je d’ailleurs, moi, dit Adoniram, ce qu’ils furent en leur temps, ces dieux éteints et pétrifiés par les génies d’autrefois ? Qui pourrait s’en inquiéter ? Soliman, roi des rois, m’a demandé des prodiges, et il a fallu me souvenir que les aïeux du monde ont laissé des merveilles.

— Si votre œuvre est belle et sublime, ajouta la reine avec entraînement, elle sera orthodoxe, et, pour être orthodoxe à son tour, la postérité vous copiera.

— Grande reine, vraiment grande, votre intelligence est pure comme votre beauté.

— Ces débris, se hâta d’interrompre Balkis, étaient donc bien nombreux sur le versant du Liban ?

— Des villes entières ensevelies dans un linceul de sable que le vent soulève et rabat tour à tour ; puis des hypogées d’un travail surhumain connus de moi seul… Travaillant pour les oiseaux de l’air et les étoiles du ciel, j’errais au hasard, ébauchant des figures sur les rochers et les taillant sur place à grands coups. Un jour… Mais n’est-ce pas abuser de la patience de si augustes auditeurs ?

— Non ; ces récits me captivent.

— Ébranlée par mon marteau, qui enfonçait le ciseau dans les entrailles du roc, la terre retentissait, sous mes pas, sonore et creuse. Armé d’un levier, je fais rouler le bloc…, qui démasque l’entrée d’une caverne où je me précipite. Elle était percée dans la pierre vive, et soutenue par d’énormes piliers chargés de moulures, de dessins bizarres, et dont les chapiteaux servaient de racines aux nervures des voûtes les plus hardies, À travers les arcades de cette forêt de pierres, se tenaient dispersées, immobiles et souriantes depuis des millions d’années, des légions de figures colossales, diverses, et dont l’aspect me pénétra d’une terreur enivrante ; des hommes, des géants disparus de notre monde, des animaux symboliques appartenant à des espèces évanouies ; en un mot, tout ce que le rêve de l’imagination en délire oserait à peine concevoir de magnificences !… J’ai vécu là des mois, des années, interrogeant ces spectres d’une société morte, et c’est là que j’ai reçu la tradition de mon art, au milieu de ces merveilles du génie primitif.

— La renommée de ces œuvres sans nom est venue jusqu’à nous, dit Soliman pensif : là, dit-on, dans les contrées maudites, on voit surgir les débris de la ville impie submergée par les eaux du déluge, les vestiges de la criminelle Hénochia… construite par la gigantesque lignée de Tubal ; la cité des enfants de Kaïn. Anathème sur cet art d’impiété et de ténèbres ! Notre nouveau temple réfléchit les clartés du soleil ; les lignes en sont simples et pures, et l’ordre, l’unité du plan, traduisent la droiture de notre foi jusque dans le style de ces demeures que j’élève à l’Éternel. Telle est notre volonté ; c’est celle d’Adonaï, qui l’a transmise à mon père.

— Roi, s’écria d’un ton farouche Adoniram, tes plans ont été suivis dans leur ensemble : Dieu reconnaîtra ta docilité ; j’ai voulu qu’en outre le monde fût frappé de ta grandeur.

— Homme industrieux et subtil, tu ne tenteras point le seigneur ton roi. C’est dans ce but que tu as coulé en fonte ces monstres, objet d’admiration et d’effroi ; ces idoles géantes qui sont en rébellion contre les types consacrés par le rite hébraïque. Mais prends garde : la force d’Adonaï est avec moi, et ma puissance offensée réduira Baal en poudre.

— Soyez clément, ô roi ! repartit avec douceur la reine de Saba, envers l’artisan du monument de votre gloire. Les siècles marchent, la destinée humaine accomplit ses progrès selon le vœu du Créateur. Est-ce le méconnaître que d’interpréter plus noblement ses ouvrages, et doit-on éternellement reproduire la froide immobilité des figures hiératiques transmises par les Égyptiens, laisser comme eux la statue à demi enfouie dans le sépulcre de granit dont elle ne peut se dégager, et représenter des génies esclaves enchaînés dans la pierre ? Redoutons, grand prince, comme une négation dangereuse l’idolâtrie de la routine.

Offensé par la contradiction, mais subjugué par un charmant sourire de la reine, Soliman la laissa complimenter avec chaleur l’homme de génie qu’il admirait lui-même, non sans quelque dépit, et qui, d’ordinaire indifférent à la louange, la recevait avec une ivresse toute nouvelle.

Les trois grands personnages se trouvaient alors au péristyle extérieur du temple, — situé sur un plateau élevé et quadrangulaire, — d’où l’on découvrait de vastes campagnes inégales et montueuses. Une foule épaisse couvrait au loin les campagnes et les abords de la ville bâtie par Daoub (David). Pour contempler la reine de Saba de près ou de loin, le peuple entier avait envahi les abords du palais et du temple ; les maçons avaient quitté les carrières de Gelboé, les charpentiers avaient déserté les chantiers lointains, les mineurs avaient remonté à la surface du sol. Le cri de la renommée, en passant sur les contrées voisines, avait mis en mouvement ces populations ouvrières et les avait acheminées vers le centre de leurs travaux. Ils étaient donc là, pêle-mêle, femmes, enfants, soldats, marchands, ouvriers, esclaves et citoyens paisibles de Jérusalem ; plaines et vallons suffisaient à peine à contenir cette immense cohue, et, à plus d’un mille de distance, l’œil de la reine se posait, étonné, sur une mosaïque de têtes humaines qui s’échelonnaient en amphithéâtre jusqu’au sommet de l’horizon. Quelques nuages, interceptant çà et là le soleil qui inondait cette scène, projetaient sur cette mer vivante quelques plaques d’ombre.

— Vos peuples, dit la reine Balkis, sont plus nombreux que les grains de sable de la mer…

— Il y a des gens de tous pays, accourus pour vous voir ; et, ce qui m’étonne, c’est que le monde entier n’assiège pas Jérusalem en ce jour ! Grâce à vous, les campagnes sont désertes ; la ville est abandonnée, et jusqu’aux infatigables ouvriers de maître Adoniram…

— Vraiment ! interrompit la princesse de Saba, qui cherchait dans son esprit un moyen de faire honneur à l’artiste : des ouvriers comme ceux d’Adoniram seraient ailleurs des maîtres. Ce sont les soldats de ce chef d’une milice artistique… Maître Adoniram, nous désirons passer en revue vos ouvriers, les féliciter, et vous complimenter en leur présence.

Le sage Soliman, à ces mots, élève ses deux bras au-dessus de sa tête avec stupeur.

— Comment, s’écrie-t-il, rassembler les ouvriers du temple, dispersés dans la fête, errant sur les collines et confondus dans la foule ? Ils sont fort nombreux, et l’on s’ingénierait en vain à grouper en quelques heures tant d’hommes de tous les pays et qui parlent diverses langues, depuis l’idiome sanscrit de l’Himalaya, jusqu’aux jargons obscurs et gutturaux de la sauvage Libye.

— Qu’à cela ne tienne, seigneur, dit avec simplicité Adoniram ; la reine ne saurait demander rien d’impossible, et quelques minutes suffiront.

À ces mots, Adoniram, s’adossant au portique extérieur et se faisant un piédestal d’un bloc de granit qui se trouvait auprès, se tourne vers cette foule innombrable, sur laquelle il promène ses regards. Il fait un signe, et tous les flots de cette mer pâlissent, car tous ont levé et dirigé vers lui leurs clairs visages.

La foule est attentive et curieuse… Adoniram lève le bras droit, et, de sa main ouverte, trace dans l’air une ligne horizontale, du milieu de laquelle il fait retomber une perpendiculaire, figurant ainsi deux angles droits en équerre comme les produit un fil à plomb suspendu à une règle, signe sous lequel les Syriens peignent la lettre T, transmise aux Phéniciens par les peuples de l’Inde, qui l’avaient dénommée tha, et enseignée depuis aux Grecs, qui l’appellent tau.

Désignant dans ces anciens idiomes, à raison de l’analogie hiéroglyphique, certains outils de la profession maçonnique, la figure T était un signe de ralliement.

Aussi, à peine Adoniram l’a-t-il tracée dans les airs, qu’un mouvement régulier se manifeste dans la foule du peuple. Cette mer humaine se trouble, s’agite, des flots surgissent en sens divers, comme si une trombe de vent l’avait tout à coup bouleversée. Ce n’est d’abord qu’une confusion générale ; chacune court en sens opposé. Bientôt des groupes se dessinent, se grossissent, se séparent ; des vides sont ménagés ; des légions se disposent carrément ; une partie de la multitude est refoulée ; des milliers d’hommes, dirigés par des chefs inconnus, se rangent comme une armée qui se partage en trois corps principaux subdivisés en cohortes distinctes, épaisses et profondes. Alors, et tandis que Soliman cherche à se rendre compte du magique pouvoir de maître Adoniram, alors tout s’ébranle ; cent mille hommes, alignés en quelques instants, s’avancent silencieux de trois côtés à la fois. Leurs pas lourds et réguliers font retentir la campagne. Au centre, on reconnaît les maçons et tout ce qui travaille à la pierre : les maîtres en première ligne, puis les compagnons, et derrière eux les apprentis. À leur droite, et suivant la même hiérarchie, ce sont les charpentiers, les menuisiers, les scieurs, les équarrisseurs. À gauche, les fondeurs, les ciseleurs, les forgerons, les mineurs et tous ceux qui s’adonnent à l’industrie des métaux.

Ils sont plus de cent mille artisans, et ils approchent, tels que de hautes vagues qui envahissent un rivage… Troublé, Soliman recule de deux ou trois pas ; il se détourne et ne voit derrière lui que le faible et brillant cortège de ses prêtres et de ses courtisans.

Tranquille et serein, Adoniram est debout près des deux monarques. Il étend le bras ; tout s’arrête, et il s’incline humblement devant la reine, en disant :

— Vos ordres sont exécutés.

Peu s’en fallut qu’elle ne se prosternât devant cette puissance occulte et formidable, tant Adoniram lui apparut sublime dans sa force et dans sa simplicité.

Elle se remit cependant, et du geste salua la milice des corporations réunies. Puis, détachant de son cou un magnifique collier de perles où s’attachait un soleil en pierreries encadré d’un triangle d’or, ornement symbolique, elle parut l’offrir aux corps de métiers et s’avança vers Adoniram, qui, penché devant elle, sentit en frémissant ce don précieux tomber sur ses épaules et sa poitrine à demi nue.

À l’instant même, une immense acclamation répondit des profondeurs de la foule à l’acte généreux de la reine de Saba. Tandis que la tête de l’artiste était rapprochée du visage radieux et du sein palpitant de la princesse, elle lui dit à voix basse :

— Maître, veillez sur vous, et soyez prudent !

Adoniram leva sur elle ses grands yeux éblouis, et Balkis s’étonna de la douceur pénétrante de ce regard si fier.

— Quel est donc, se demandait Soliman rêveur, ce mortel qui soumet les hommes comme la reine commande aux habitants de l’air ?… Un signe de sa main fait naître des armées ; mon peuple est à lui, et ma domination se voit réduite à un misérable troupeau de courtisans et de prêtres. Un mouvement de ses sourcils le ferait roi d’Israël.

Ces préoccupations l’empêchèrent d’observer la contenance de Balkis, qui suivait des yeux le véritable chef de cette nation, roi de l’intelligence et du génie, pacifique et patient arbitre des destinées de l’élu du Seigneur.

Le retour au palais fut silencieux ; l’existence du peuple venait d’être révélée au sage Soliman,… qui croyait tout savoir et ne l’avait point soupçonnée. Battu sur le terrain de ses doctrines ; vaincu par la reine de Saba, qui commandait aux animaux de l’air ; vaincu par un artisan qui commandait aux hommes, l’Ecclésiaste, entrevoyant l’avenir, méditait sur la destinée des rois, et il disait :

— Ces prêtres, jadis mes précepteurs, mes conseillers aujourd’hui, chargés de la mission de tout m’enseigner, m’ont déguisé tout et m’ont caché mon ignorance. Ô confiance aveugle des rois ! ô vanité de la sagesse !… Vanité ! vanité !

Tandis que la reine aussi s’abandonnait à ses rêveries, Adoniram retournait dans son atelier, appuyé familièrement sur son élève Benoni, tout enivré d’enthousiasme, et qui célébrait les grâces et l’esprit non pareils de la reine Balkis.

Mais, plus tacitement que jamais, le maître gardait le silence. Pâle et la respiration haletante, il étreignait parfois de sa main crispée sa large poitrine. Rentré dans le sanctuaire de ses travaux, il s’enferma seul, jeta les yeux sur une statue ébauchée, la trouva mauvaise et la brisa. Enfin, il tomba terrassé sur un banc de chêne ; et, voilant son visage de ses deux mains, il s’écria d’une voix étouffée :

— Déesse adorable et funeste !… Hélas ! pourquoi faut-il que mes yeux aient vu cette perle de l’Arabie !