Voyage en Orient (Nerval)/Les esclaves/IX

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Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval, II. Voyage en Orient, Ip. 109-111).


IX — LE THÉÂTRE DU CAIRE


Nous rentrâmes en suivant la rue Hazanieh, qui nous conduisit à celle qui sépare le quartier franc du quartier juif, et qui longe le Calish, traversé de loin en loin de ponts vénitiens d’une seule arche. Il existe là un fort beau café dont l’arrière-salle donne sur le canal, et où l’on prend des sorbets et des limonades. Ce ne sont pas, au reste, les rafraîchissements qui manquent au Caire, où des boutiques coquettes étalent ça et là des coupes de limonades et de boissons mélangées de fruits sucrés aux prix les plus accessibles à tous. En détournant la rue turque pour traverser le passage qui conduit au Mousky, je vis sur le mur des affiches lithographiées qui annonçaient un spectacle pour le soir même au théâtre du Caire. Je ne fus pas fâché de retrouver ce souvenir de la civilisation : je congédiai Abdallah et j’allai diner chez Domergue, où l’on m’apprit que c’étaient des amateurs de la ville qui donnaient la représentation au profit des aveugles pauvres, fort nombreux au Caire, malheureusement. Quant à la saison musicale italienne, elle ne devait pas tarder à s’ouvrir ; mais on n’allait assister pour le moment qu’à une simple soirée de vaudeville.

Vers sept heures, la rue étroite dans laquelle s’ouvre l’impasse Waghorn était encombrée de monde, et les Arabes s’émerveillaient de voir entrer toute cette foule dans une seule maison. C’était grande fête pour les mendiants et pour les âniers, qui s’époumonnaient à crier bakchis ! de tous côtés. L’entrée, fort obscure, donne dans un passage couvert qui s’ouvre au fond sur le jardin de Rosette, et l’intérieur rappelle nos plus petites salles populaires. Le parterre était rempli d’Italiens et de Grecs en tarbouch rouge qui faisaient grand bruit ; quelques officiers du pacha se montraient à l’orchestre, et les loges étaient assez garnies de femmes, la plupart en costume levantin.

On distinguait les Grecques en tatikos de drap rouge festonné d’or qu’elles portent incliné sur l’oreille ; les Arméniennes, aux châles et aux gazillons qu’elles entremêlent pour se faire d’énormes coiffures. Les juives mariées, ne pouvant, selon les prescriptions rabbiniques, laisser voir leur chevelure, ont, à la place, des plumes de coq roulées qui garnissent les tempes et figurent des touffes de cheveux. C’est la coiffure seule qui distingue les races ; le costume est à peu près le même pour toutes dans les autres parties. Elles ont la veste turque échancrée sur la poitrine, la robe fendue et collant sur les reins, la ceinture, le caleçon (cheytian), qui donne à toute femme débarrassée du voile la démarche d’un jeune garçon ; les bras sont toujours couverts, mais laissent pendre, à partir du coude, les manches variées des gilets, dont les poètes arabes comparent les boutons serrés à des fleurs de camomille. Ajoutée à cela des aigrettes, des fleurs et des papillons de diamants relevant le costume des plus riches, et vous comprendrez que l’humble teatro del Cairo doit encore un certain éclat à ces toilettes levantines. Pour moi, j’étais ravi, après tant de figures noires que j’avais vues dans la journée, de reposer mes yeux sur des beautés simplement jaunâtres. Avec moins de bienveillance, j’eusse reproché à leurs paupières d’abuser des ressources de la teinture, à leurs joues d’en être encore au fard et aux mouches du siècle passé, à leurs mains d’emprunter sans trop d’avantage la teinte orange du henné ; mais il fallait, dans tous les cas, admirer les contrastes charmants de tant de beautés diverses, la variété des étoffes, l’éclat des diamants, dont les femmes de ce pays sont si fières, qu’elles portent volontiers sur elles la fortune de leurs maris ; enfin je me refaisais un peu dans cette soirée d’un long jeûne de frais visages qui commençait à me peser. Du reste, pas une femme n’était voilée ; et pas une femme réellement musulmane n’assistait, par conséquent, à la représentation. On leva le rideau ; je reconnus les premières scènes de la Mansarde des artistes.

Ô gloire du vaudeville, où t’arrêteras-tu ? Des jeunes gens marseillais jouaient les principaux rôles, et la jeune première était représentée par madame Bonhomme, la maîtresse du cabinet de lecture français. J’arrêtai mes regards avec surprise et ravissement sur une tête parfaitement blanche et blonde ; il y avait deux jours que je rêvais les nuages de ma patrie et les beautés pâles du Nord ; je devais cette préoccupation au premier souffle du khamsin et à l’abus des visages de négresse, lesquels décidément prêtent fort peu à l’idéal.

À la sortie du théâtre, toutes ces femmes si richement parées avaient revêtu l’uniforme habbarah de taffetas noir, couvert leurs traits du borghot blanc, et remontaient sur des ânes, comme de bonnes musulmanes, aux lueurs des flambeaux tenus par les saïs.