Voyage en Orient (Nerval)/Les esclaves/VII

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Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval, II. Voyage en Orient, Ip. 101-104).


VII — CONTRARIÉTÉS DOMESTIQUES


Le lendemain au matin, j’appelai Abdallah pour commander mon déjeuner au cuisinier Mustafa. Ce dernier répondit qu’il fallait d’abord acquérir les ustensiles nécessaires. Rien n’était plus juste, et je dois dire encore que l’assortiment n’en fut pas compliqué. Quant aux provisions, les femmes fellahs stationnent partout dans les rues avec des cages pleines de poules, de pigeons et de canards ; on vend même au boisseau les poulets éclos dans les fours à œufs si célèbres du pays, des Bédouins apportent le matin des coqs de bruyère et des cailles, dont ils tiennent les pattes serrées entre leurs doigts, ce qui forme une couronne autour de la main. Tout cela, sans compter les poissons du Nil, les légumes et les fruits énormes de cette vieille terre d’Égypte, se vend à des prix fabuleusement modérés.

En comptant, par exemple, les poules à vingt centimes et les pigeons à moitié moins, je pouvais me flatter d’échapper longtemps au régime des hôtels ; malheureusement, il était impossible d’avoir des volailles grasses : c’étaient de petits squelettes emplumés. Les fellahs trouvent plus d’avantage à les vendre ainsi qu’à les nourrir longtemps de maïs. Abdallah me conseilla d’en acheter un certain nombre de cages, afin de pouvoir les engraisser. Cela fait, on mit en liberté les poules dans la cour et les pigeons dans une chambre, et Mustafa, ayant remarqué un petit coq moins osseux que les autres, se disposa sur ma demande, à préparer un couscoussou.

Je n’oublierai jamais le spectacle qu’offrit cet Arabe farouche, tirant de sa ceinture son yatagan destiné au meurtre d’un malheureux coq. Le pauvre oiseau payait de bonne mine, et il y avait peu de chose sous son plumage, éclatant comme celui d’un faisan doré. En sentant le couteau, il poussa des cris enroués qui me fendirent l’âme. Mustafa lui coupa entièrement la tête, et le laissa ensuite se traîner encore en voletant sur la terrasse, jusqu’à ce qu’il s’arrêtât, roidît ses pattes, et tombât dans un coin. Ces détails sanglants suffirent pour m’ôter l’appétit. J’aime beaucoup la cuisine que je ne vois pas faire… et je me regardais comme infiniment plus coupable de la mort du petit coq que s’il avait péri dans les mains d’un hôtelier. Vous trouverez ce raisonnement lâche ; mais que voulez-vous ! je ne pouvais réussir à m’arracher aux souvenirs classiques de l’Égypte, et dans certains moments je me serais fait scrupule de plonger moi-même le couteau dans le corps d’un légume, de crainte d’offenser un ancien dieu.

Je ne voudrais pas plus abuser pourtant de la pitié qui peut s’attacher au meurtre d’un coq maigre que de l’intérêt qu’inspire légitimement l’homme forcé de s’en nourrir : il y a beaucoup d’autres provisions dans la grande ville du Caire, et les dattes fraîches, les bananes suffiraient toujours pour un déjeuner convenable ; mais je n’ai pas été longtemps sans reconnaître la justesse des observations de M. Jean. Les bouchers de la ville ne vendent que du mouton, et ceux des faubourgs y ajoutent, comme variété, de la viande de chameau, dont les immenses quartiers apparaissent suspendus au fond des boutiques. Pour le chameau, l’on ne doute jamais de son identité ; mais, quant au mouton, la plaisanterie la moins faible de mon drogman était de prétendre que c’était très-souvent du chien. Je déclare que je ne m’y serais pas laissé tromper. Seulement, je n’ai jamais pu comprendre le système de pesage et de préparation qui faisait que chaque plat me revenait environ à dix piastres ; il faut y joindre, il est vrai, l’assaisonnement obligé de meloukia ou de bamie, légumes savoureux dont l’un remplace à peu près l’épinard, et dont l’autre n’a point d’analogie avec nos végétaux d’Europe.

Revenons à des idées générales. Il m’a semblé qu’en Orient les hôteliers, les drogmans, les valets et les cuisiniers s’entendaient de tout point contre le voyageur. Je comprends déjà qu’à moins de beaucoup de résolution et d’imagination même, il faut une fortune énorme pour pouvoir y faire quelque séjour. M. de Chateaubriand avoue qu’il s’y est ruiné ; M. de Lamartine y a fait des dépenses folles ; parmi les autres voyageurs, la plupart n’ont pas quitté les ports de mer, ou n’ont fait que traverser rapidement le pays. Moi, je veux tenter un projet que je crois meilleur. J’achèterai une esclave, puisque aussi bien il me faut une femme, et j’arriverai peu à peu à remplacer par elle le drogman, le barbarin peut-être, et à faire mes comptes clairement avec le cuisinier. En calculant les frais d’un long séjour au Caire et de celui que je puis faire encore dans d’autres villes, il est clair que j’atteins un but d’économie. En me mariant, j’eusse fait le contraire. Décidé par ces réflexions, je dis à Abdallah de me conduire au bazar des esclaves.