Voyage en Orient (Nerval)/Les esclaves/XII

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Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval, II. Voyage en Orient, Ip. 120-123).


XII — ABD-EL-KÉRIM


Nous arrivâmes à une maison fort belle, ancienne demeure sans doute d’un kachef ou d’un bey mamelouk, et dont le vestibule se prolongeait en galerie avec colonnade sur un des côtés de la cour. Il y avait au fond un divan de bois garni de coussins, où siégeait un musulman de bonne mine, vêtu avec quelque recherche, qui égrenait nonchalamment son chapelet de bois d’aloès. Un négrillon était en train de rallumer le charbon du narghilé, et un écrivain cophte, assis à ses pieds, servait sans doute de secrétaire.

— Voici, me dit Abdallah, le seigneur Ab-el-Kérim, le plus illustre des marchands d’esclaves : il peut vous procurer des femmes fort belles, s’il le veut ; mais il est riche et les garde souvent pour lui.

Ab-el-Kérim me fit un gracieux signe de tête en portant la main sur sa poitrine, et me dit : Saba-el-kher. Je répondis à ce salut par une formule arabe analogue, mais avec un accent qui lui apprit mon origine. Il m’invita toutefois à prendre place auprès de lui et fit apporter un narghilé et du café.

— Il vous voit avec moi, me dit Abdallah, et cela lui donne bonne opinion de vous. Je vais lui dire que vous venez vous fixer dans le pays, et que vous êtes disposé à monter richement votre maison.

Les paroles d’Abdallah parurent faire une impression favorable sur Abd-el-Kérim, qui m’adressa quelques mots de politesse en mauvais italien.

La figure fine et distinguée, l’œil pénétrant et les manières gracieuses d’Abd-el-Kérim faisaient trouver naturel qu’il fît les honneurs de son palais, où pourtant il se livrait à un si triste commerce. Il y avait chez lui un singulier mélange de l’affabilité d’un prince et de la résolution impitoyable d’un forban. Il devait dompter les esclaves par l’expression fixe de son œil mélancolique, et leur laisser, même les ayant fait souffrir, le regret de ne plus l’avoir pour maître.

— Il est bien évident, me disais-je, que la femme qui me sera vendue ici aura été éprise d’Abd-el-Kérim.

N’importe ; il y avait une fascination telle dans son regard, que je compris qu’il n’était guère possible de ne pas faire affaire avec lui.

La cour carrée, où se promenait un grand nombre de Nubiens et d’Abyssiniens, offrait partout des portiques et des galeries supérieures d’une architecture élégante ; de vastes moucharabys en menuiserie tournée surplombaient un vestibule d’escalier décoré d’arcades moresques, par lequel on montait à l’appartement des plus belles esclaves.

Beaucoup d’acheteurs étaient entrés déjà et examinaient les noirs plus ou moins foncés réunis dans la cour ; on les faisait marcher, on leur frappait le dos et la poitrine, on leur faisait tirer la langue. Un seul de ces jeunes gens, vêtu d’un machlah rayé de jaune et de bleu, avec les cheveux tressés et tombant à plat comme une coiffure du moyen âge, portait au bras une lourde chaîne qu’il faisait résonner en marchant d’un pas fier ; c’était un Abyssinien de la nation des Gallas, pris sans doute à la guerre.

Il y avait autour de la cour plusieurs salles basses, habitées par des négresses, comme j’en avais vu déjà, insoucieuses et folles la plupart, riant à tout propos ; une autre femme cependant, drapée dans une couverture jaune, pleurait en cachant son visage contre une colonne du vestibule. La morne sérénité du ciel et les lumineuses broderies que traçaient les rayons du soleil jetant de longs angles dans la cour protestaient en vain contre cet éloquent désespoir ; je m’en sentais le cœur navré.

Je passai derrière le pilier, et, bien que sa figure fût cachée, je vis que cette femme était presque blanche ; un petit enfant se pressait contre elle, à demi enveloppé dans le manteau.

Quoi qu’on fasse pour accepter la vie orientale, on se sent Français… et sensible dans de pareils moments. J’eus un instant l’idée de la racheter si je pouvais, et de lui donner la liberté.

— Ne faites pas attention à elle, me dit Abdallah ; cette femme est l’esclave favorite d’un effendi qui, pour la punir d’une faute, l’envoie au marché, où l’on fait semblant de vouloir la vendre avec son enfant. Quand elle aura passé quelques heures, son maître viendra la reprendre et lui pardonnera sans doute.

Ainsi la seule esclave qui pleurait là pleurait à la pensée de perdre son maître ; les autres ne paraissaient s’inquiéter que de la crainte de rester trop longtemps sans en trouver… Voilà qui parle, certes, en faveur du caractère des musulmans. Comparez à cela le sort des esclaves dans les pays américains ! Il est vrai qu’en Égypte, c’est le fellah seul qui travaille à la terre. On ménage les forces de l’esclave, qui coûte cher, et on ne l’occupe guère qu’à des services domestiques. Voilà l’immense différence qui existe entre l’esclave des pays turcs et celui des pays chrétiens. Et, d’ailleurs, qui empêcherait les esclaves trop maltraités de fuir dans le désert et de gagner la Syrie ? Au contraire, nos possessions à esclaves sont des îles ou des pays bien gardés aux frontières. Quel droit avons-nous donc, au nom de nos idées religieuses ou philosophiques, de flétrir l’esclavage musulman !