Voyage en Orient (Nerval)/Les mariages cophtes/I

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Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval, II. Voyage en Orient, Ip. 35-39).


I — LE MASQUE ET LE VOILE


Le Caire est la ville du Levant où les femmes sont encore le plus hermétiquement voilées. À Constantinople, à Smyrne, une gaze blanche ou noire laisse quelquefois deviner les traits des belles musulmanes, et les édits les plus rigoureux parviennent rarement à leur faire épaissir ce frêle tissu. Ce sont des nonnes gracieuses et coquettes qui, se consacrant à un seul époux, ne sont pas fâchées toutefois de donner des regrets au monde. Mais l’Égypte, grave et pieuse, est toujours le pays des énigmes et des mystères ; la beauté s’y entoure, comme autrefois, de voiles et de bandelettes, et cette morne attitude décourage aisément l’Européen frivole. Il abandonne le Caire après huit jours, et se hâte d’aller vers les cataractes du Nil chercher d’autres déceptions que lui réserve la science, et dont il ne conviendra jamais.

La patience était la plus grande vertu des initiés antiques. Pourquoi passer si vite ? Arrêtons-nous, et cherchons à soulever un coin du voile austère de la déesse de Saïs. D’ailleurs, n’est-il pas encourageant de voir qu’en des pays où les femmes passent pour être prisonnières, les bazars, les rues et les jardins nous les présentent par milliers, marchant seules à l’aventure, ou deux ensemble, ou accompagnées d’un enfant ? Réellement, les Européennes n’ont pas autant de liberté : les femmes de distinction sortent, il est vrai, juchées sur des ânes et dans une position inaccessible ; mais, chez nous, les femmes du même rang ne sortent guère qu’en voiture. Reste le voile… qui, peut-être, n’établit pas une barrière aussi farouche que l’on croit.

Parmi les riches costumes arabes et turcs que la réforme épargne, l’habit mystérieux des femmes donne à la foule qui remplit les rues l’aspect joyeux d’un bal masqué ; la teinte des dominos varie seulement du bleu au noir. Les grandes dames voilent leur taille sous le habbarah de taffetas léger, tandis que les femmes du peuple se drapent gracieusement dans une simple tunique bleue de laine ou de coton (khamiss), comme des statues antiques. L’imagination trouve son compte à cet incognito des visages féminins, qui ne s’étend pas à tous leurs charmes. De belles mains ornées de bagues talismaniques et de bracelets d’argent, quelquefois des bras de marbre pâle s’échappant tout entiers de leurs larges manches relevées au-dessus de l’épaule, des pieds nus chargés d’anneaux que la babouche abandonne à chaque pas, et dont les chevilles résonnent d’un bruit argentin, voilà ce qu’il est permis d’admirer, de deviner, de surprendre, sans que la foule s’en inquiète ou que la femme elle-même semble le remarquer. Parfois les plis flottants du voile quadrillé de blanc et de bleu qui couvre la tête et les épaules se dérangent un peu, et l’éclaircie qui se manifeste entre ce vêtement et le masque allongé qu’on appelle borghot laisse voir une tempe gracieuse où des cheveux bruns se tortillent en boucles serrées, comme dans les bustes de Cléopatre, une oreille petite et ferme secouant sur le col et la joue des grappes de sequins d’or ou quelque plaque ouvragée de turquoises et de filigrane d’argent. Alors, on sent le besoin d’interroger les yeux de l’Égyptienne voilée, et c’est là le plus dangereux. Le masque est composé d’une pièce de crin noir étroite et longue qui descend de la tête aux pieds, et qui est percée de deux trous comme la cagoule d’un pénitent ; quelques annelets brillants sont enfilés dans l’intervalle qui joint le front à la barbe du masque, et c’est derrière ce rempart que des yeux ardents vous attendent, armés de toutes les séductions qu’ils peuvent emprunter à l’art. Le sourcil, l’orbite de l’œil, la paupière même, en dedans des cils, sont avivés par la teinture, et il est impossible de mieux faire valoir le peu de sa personne qu’une femme a le droit de faire voir ici.

Je n’avais pas compris tout d’abord ce qu’a d’attrayant ce mystère dont s’enveloppe la plus intéressante moitié du peuple d’Orient ; mais quelques jours ont suffi pour m’apprendre qu’une femme qui se sent remarquée trouve généralement le moyen de se laisser voir, si elle est belle. Celles qui ne le sont pas savent mieux maintenir leurs voiles, et l’on ne peut leur en vouloir. C’est bien là le pays des rêves et des illusions ! La laideur est cachée comme un crime, et l’on peut toujours entrevoir quelque chose de ce qui est forme, grâce, jeunesse et beauté.

La ville elle-même, comme ses habitantes, ne dévoile que peu à peu ses retraites les plus ombragées, ses intérieurs les plus charmants. Le soir de mon arrivée au Caire, j’étais mortellement triste et découragé. En quelques heures de promenade sur un âne et avec la compagnie d’un drogman, j’étais parvenu à me démontrer que j’allais passer là les six mois les plus ennuyeux de ma vie, et tout cependant était arrangé d’avance pour que je n’y pusse rester un jour de moins.

— Quoi ! c’est là, me disais-je, la ville des Mille et une Nuits, la capitale des califes fatimites et des soudans ?…

Et je me plongeais dans l’inextricable réseau des rues étroites et poudreuses, à travers la foule en haillons, l’encombrement des chiens, des chameaux et des ânes, aux approches du soir dont l’ombre descend vite, grâce à la poussière qui ternit le ciel et à la hauteur des maisons.

Qu’espérer de ce labyrinthe confus, grand peut-être comme Paris ou Rome, de ces palais et de ces mosquées que l’œil compte par milliers ? Tout cela a été splendide et merveilleux sans doute, mais trente générations y ont passé ; partout la pierre croule, et le bois pourrit. Il semble que l’on voyage en rêve dans une cité du passé, habitée seulement par des fantômes, qui la peuplent sans l’animer. Chaque quartier, entouré de murs à créneaux, fermé de lourdes portes comme au moyen Age, conserve encore la physionomie qu’il avait sans doute à l’époque de Saladin ; de longs passages voûtés conduisent çà et là d’une rue à l’autre ; plus souvent on s’engage dans une voie sans issue, il faut revenir. Peu à peu tout se ferme ; les cafés seuls sont éclairés encore, et les fumeurs assis sur des cages de palmier, aux vagues lueurs de veilleuses nageant dans l’huile, écoutent quelque longue histoire débitée d’un ton nasillard. Cependant les moucharabys s’éclairent : ce sont des grilles de bois, curieusement travaillées et découpées, qui s’avancent sur la rue et font office de fenêtres ; la lumière qui les traverse ne suffit pas à guider la marche du passant ; d’autant plus que bientôt arrive l’heure du couvre-feu ; chacun se munit d’une lanterne, et l’on ne rencontre guère dehors que des Européens ou des soldats faisant la ronde.

Pour moi, je ne voyais plus trop ce que j’aurais fait dans les rues passé cette heure, c’est-à-dire dix heures du soir, et je m’étais couché fort tristement, me disant qu’il en serait sans doute ainsi tous les jours, et désespérant des plaisirs de cette capitale déchue… Mon premier sommeil se croisait d’une manière inexplicable avec les sons vagues d’une cornemuse et d’une viole enrouée, qui agaçaient sensiblement mes nerfs. Cette musique obstinée répétait toujours sur divers tons la même phrase mélodique, qui réveillait en moi l’idée d’un vieux noël bourguignon ou provençal. Cela appartenait-il au songe ou à la vie ? Mon esprit hésita quelque temps avant de s’éveiller tout à fait. Il me semblait qu’on me portait en terre d’une manière à la fois grave et burlesque, avec des chantres de paroisse et des buveurs couronnés de pampre ; une sorte de gaieté patriarcale et de tristesse mythologique mélangeait ses impressions dans cet étrange concert, où de lamentables chants d’église formaient la base d’un air bouffon propre à marquer les pas d’une danse de corybantes. Le bruit se rapprochant et grandissant de plus en plus, je m’étais levé tout engourdi encore, et une grande lumière, pénétrant le treillage extérieur de ma fenêtre, m’apprit enfin qu’il s’agissait d’un spectacle tout matériel. Cependant ce que j’avais cru rêver se réalisait en partie : des hommes presque nus, couronnés comme des lutteurs antiques, combattaient au milieu de la foule avec des épées et des boucliers ; mais ils se bornaient à frapper le cuivre avec l’acier en suivant le rhythme de la musique, et, se remettant en route, recommençaient plus loin le même simulacre de lutte. De nombreuses torches et des pyramides de bougies portées par des enfants éclairaient brillamment la rue et guidaient un long cortège d’hommes et de femmes, dont je ne pus distinguer tous les détails. Quelque chose comme un fantôme rouge portant une couronne de pierreries avançait lentement entre deux matrones au maintien grave, et un groupe confus de femmes en vêtements bleus fermait la marche en poussant à chaque station un gloussement criard du plus singulier effet.

C’était un mariage, il n’y avait plus à s’y tromper. J’avais vu à Paris, dans les planches gravées du citoyen Cassas, un tableau complet de ces cérémonies ; mais ce que je venais d’apercevoir à travers les dentelures de la fenêtre ne suffisait pas à éteindre ma curiosité, et je voulus, quoi qu’il arrivât, poursuivre le cortège et l’observer plus à loisir. Mon drogman Abdallah, à qui je communiquai cette idée, fit semblant de frémir de ma hardiesse, se souciant peu de courir les rues au milieu de la nuit, et me parla du danger d’être assassiné ou battu. Heureusement, j’avais acheté un de ces manteaux de poil de chameau nommés machlah qui couvrent un homme des épaules aux pieds ; avec ma barbe déjà longue et un mouchoir tordu autour de la tête, le déguisement était complet.