Voyage en Orient (Nerval)/Les mariages cophtes/III

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Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval, II. Voyage en Orient, Ip. 46-51).


III — LE DROGMAN ABDALLAH


Mon drogman est un homme précieux ; mais j’ai peur qu’il ne soit un trop noble serviteur pour un aussi petit seigneur que moi. C’est à Alexandrie, sur le pont du bateau à vapeur de Léonidas, qu’il m’était apparu dans toute sa gloire. Il avait accosté le navire avec une barque à ses ordres, ayant un petit noir pour porter sa longue pipe et un drogman plus jeune pour faire cortège. Une longue tunique blanche couvrait ses habits et faisait ressortir le ton de sa figure, où le sang nubien colorait un masque emprunté aux têtes de sphinx de l’Égypte : c’était sans doute le produit de deux races mélangées ; de larges anneaux d’or pesaient à ses oreilles, et sa marche indolente dans ses longs vêtements achevait d’en faire pour moi le portrait idéal d’un affranchi du Bas-Empire.

Il n’y avait pas d’Anglais parmi les passagers ; notre homme, un peu contrarié, s’attache à moi faute de mieux. Nous débarquons ; il loue quatre ânes pour lui, pour sa suite et pour moi, et me conduit tout droit à l’hôtel d’Angleterre où l’on veut bien me recevoir moyennant soixante piastres par jour ; quant à lui-même, il bornait ses prétentions à la moitié de cette somme, sur laquelle il se chargeait d’entretenir le second drogman et le petit noir.

Après avoir promené tout le jour cette escorte imposante, je m’avisai de l’inutilité du second drogman, et même du petit garçon. Abdallah (c’est ainsi que s’appelait le personnage) ne vit aucune difficulté à remercier son jeune collègue ; quant au petit noir, il le gardait à ses frais, en réduisant d’ailleurs le total de ses propres honoraires à vingt piastres par jour, environ cinq francs.

Arrivés au Caire, les ânes nous portaient tout droit à l’hôtel anglais de la place de l’Esbekieh ; j’arrête cette belle ardeur en apprenant que le séjour était aux mêmes conditions qu’à celui d’Alexandrie.

— Vous préférez donc aller à l’hôtel Waghora, dans le quartier franc ? me dit l’honorable Abdallah.

— Je préférerais un hôtel qui ne fût pas anglais.

— Eh bien, vous avez l’hôtel français de Domergue.

— Allons-y.

— Pardon, je veux bien vous y accompagner ; mais je n’y resterai pas.

— Pourquoi ?

— Parce que c’est un hôtel qui ne coûte par jour que quarante piastre ; je ne puis aller là.

— Mais j’irai très-bien, moi.

— Vous êtes inconnu ; moi, je suis de la ville ; je sers ordinairement MM. les Anglais ; j’ai mon rang à garder.

Je trouvais pourtant le prix de cet hôtel fort honnête encore dans un pays où tout est environ six fois moins cher qu’en France, et où la journée d’un homme se paye une piastre, ou cinq sous de notre monnaie.

— Il y a, reprit Abdallah, un moyen d’arranger les choses. Vous logerez deux ou trois jours à l’hôtel Domergue, où j’irai vous voir comme ami ; pendant ce temps-là, je vous louerai une maison dans la ville, et je pourrai ensuite y rester à votre service sans difficulté.

Il parait qu’en effet beaucoup d’Européens louent des maisons au Caire, pour peu qu’ils y séjournent, et, informé de cette circonstance, je donnai tout pouvoir à Abdallah.

L’hôtel Domergue est situé au fond d’une impasse qui donne dans la principale rue du quartier franc ; c’est, après tout, un hôtel fort convenable et fort bien tenu. Les bâtiments entourent à l’intérieur une cour carrée peinte à la chaux, couverte d’un léger treillage où s’entrelace la vigne ; un peintre français, très-aimable, quoique un peu sourd, et plein de talent, quoique très-fort sur le daguerréotype, a fait son atelier d’une galerie supérieure. Il y amène de temps en temps des marchandes d’oranges et de cannes à sucre de la ville qui veulent bien lui servir de modèles. Elles se décident sans difficulté à laisser étudier les formes des principales races de l’Égypte ; mais la plupart tiennent à conserver leur figure voilée ; c’est là le dernier refuge de la pudeur orientale.

L’hôtel français possède, en outre, un jardin assez agréable ; sa table d’hôte lutte avec bonheur contre la difficulté de varier les mets européens dans une ville où manquent le bœuf et le veau. C’est cette circonstance qui explique surtout la cherté des hôtels anglais, dans lesquels la cuisine se fait avec des conserves de viandes et de légumes, comme sur les vaisseaux. L’Anglais, en quelque pays qu’il soit, ne change jamais son ordinaire de rosbif, de pommes de terre, et de porter ou d’ale.

Je rencontrai à la table d’hôte un colonel, un évêque in partibus, des peintres, une maîtresse de langues et deux Indiens de Bombay, dont l’un servait de gouverneur à l’autre. Il parait que la cuisine toute méridionale de l’hôte leur semblait fade, car ils tirèrent de leur poche des flacons d’argent contenant un poivre et une moutarde à leur usage dont ils saupoudraient tous leurs mets. Ils m’en ont offert. La sensation qu’on doit éprouver à mâcher de la braise allumée donnerait une idée exacte du haut goût de ces condiments.

On peut compléter le tableau du séjour de l’hôtel français en se représentant un piano au premier étage et un billard au rez-de-chaussée, et se dire qu’autant vaudrait n’être point parti de Marseille. J’aime mieux, pour moi, essayer de la vie orientale, tout à fait. On a une fort belle maison de plusieurs étages, avec cours et jardins, pour trois cents piastres (soixante-quinze francs environ) par année. Abdallah m’en a fait voir plusieurs dans le quartier cophte et dans le quartier grec. C’étaient des salles magnifiquement décorées avec des pavés de marbre et des fontaines, des galeries et des escaliers comme dans les palais de Gènes ou de Venise, des cours entourées de colonnes et des jardins ombragés d’arbres précieux ; il y avait de quoi mener l’existence d’un prince, sous la condition de peupler de valets et d’esclaves ces superbes intérieurs. Et dans tout cela, du reste, pas une chambre habitable, à moins de frais énormes, pas une vitre à ces fenêtres si curieusement découpées, ouvertes au vent du soir et à l’humidité des nuits. Hommes et femmes vivent ainsi au Caire ; mais l’ophthalmie les punit souvent de leur imprudence, qu’explique le besoin d’air et de fraîcheur. Après tout, j’étais peu sensible au plaisir de vivre campé, pour ainsi dire, dans un coin d’un palais immense ; il faut dire encore que beaucoup de ces bâtiments, ancien séjour d’une aristocratie éteinte, remontent au règne des sultans mamelouks et menacent sérieusement ruine.

Abdallah finit par me trouver une maison beaucoup moins vaste, mais plus sûre et mieux fermée. Un Anglais, qui l’avait récemment habitée, y avait fait poser des fenêtres vitrées, et cela passait pour une curiosité. Il fallut aller chercher le cheik du quartier pour traiter avec une veuve cophte, qui était la propriétaire. Cette femme possédait plus de vingt maisons, mais par procuration et pour des étrangers, ces derniers ne pouvant être légalement propriétaires en Égypte. Au fond, la maison appartenait à un chancelier du consulat anglais.

On rédigea l’acte en arabe ; il fallut le payer, faire des présents au cheik, à l’homme de loi et au chef du corps de garde le plus voisin, puis donner des batchis (pourboires) aux scribes et aux serviteurs ; après quoi, le cheik me remit la clef. Cet instrument ne ressemble pas aux nôtres et se compose d’un simple morceau de bois pareil aux tailles des boulangers, au bout duquel cinq ou six clous sont plantés comme au hasard ; mais il n’y a point de hasard : on introduit cette clef singulière dans une échancrure de la porte, et les clous se trouvent répondre à de petits trous intérieurs et invisibles au delà desquels on accroche un verrou de bois qui se déplace et livre passage.

Il ne suffit pas d’avoir la clé de bois de sa maison… qu’il serait impossible de mettre dans sa poche, mais que l’on peut se passer dans la ceinture ; il faut encore un mobilier correspondant au luxe de l’intérieur ; mais ce détail est, pour toutes les maisons du Caire, de la plus grande simplicité. Abdallah m’a conduit à un bazar où nous avons fait peser quelques ocgues de coton ; avec cela et de la toile de Perse, des cardeurs établis chez vous exécutant en quelques heures des coussins de divan, qui deviennent, la nuit, des matelas. Le corps du meuble se compose d’une cage longue qu’un vannier construit sous vos yeux avec des bâtons de palmier : c’est léger, élastique et plus solide qu’on ne croirait. Une petite table ronde, quelques tasses, de longues pipes ou des narghilés, à moins que l’on ne veuille emprunter tout cela au café voisin, et l’on peut recevoir la meilleure société de la ville. Le pacha seul possède un mobilier complet, des lampes, des pendules ; mais cela ne lui sert en réalité qu’à se montrer ami du commerce et des progrès européens.

Il faut encore, des nattes, des tapis, et même des rideaux pour qui veut afficher le luxe. J’ai rencontré dans les bazars un juif qui s’est entremis fort obligeamment entre Abdallah et les marchands pour me prouver que j’étais volé des deux parts. Le juif a profité de l’installation du mobilier pour s’établir en ami sur l’un des divans ; il a fallu lui donner une pipe et lui faire servir du café. Il s’appelle Yossef, et se livre à l’élève des vers à soie pendant trois mois de l’année. Le reste du temps, me dit-il, il n’a d’autre occupation que d’aller voir si les feuilles des mûriers poussent et si la récolte, sera bonne. Il semble, du reste, parfaitement désintéressé, et ne recherche la compagnie des étrangers que pour se former le goût et se fortifier dans la langue française.

Ma maison est située dans une rue du quartier cophte qui conduit à la porte de la ville correspondant aux allées de Schoubrah. Il y a un café en face, un peu plus loin une station d’âniers, qui louent leurs bêtes à raison d’une piastre l’heure ; plus loin encore, une petite mosquée accompagnée d’un minaret. Le premier soir que j’entendis la voix lente et sereine du muezzin, au coucher du soleil, je me sentis pris d’une indicible mélancolie.

— Qu’est-ce qu’il dit ? demandai-je au drogman.

La Alla ila Allah !… Il n’y a d’autre Dieu que Dieu !

— Je connais cette formule, mais ensuite ?

— « Ô vous qui allez dormir, recommandez vos âmes à Celui qui ne dort jamais ! »

Il est certain que le sommeil est une autre vie dont il faut tenir compte. Depuis mon arrivée au Caire, toutes les histoires des Mille et une Nuits me repassent par la tête, et je vois en rêve tous les dives et les géants déchaînés depuis Salomon. On rit beaucoup en France des démons qu’enfante le sommeil, et l’on n’y reconnaît que le produit de l’imagination exaltée ; mais cela en existe-t-il moins relativement à nous, et n’éprouvons-nous pas dans cet état toutes les sensations de la vie réelle ? Le sommeil est souvent lourd et pénible dans un air aussi chaud que celui d’Égypte, et le pacha, dit-on, a toujours un serviteur debout à son chevet pour l’éveiller chaque fois que ses mouvements ou son visage trahissent un sommeil agité. Mais ne suffit-il pas de se recommander simplement, avec ferveur et confiance… à Celui qui ne dort jamais !