Voyage en Orient (Nerval)/Lorely/Les fêtes de Hollande/III

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Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval III. Voyage en Orient, IIp. 544-549).

III — LA KERMESSE DE LA HAYE


De la station de la Haye, que ses gens appellent S’Gravenhage, il y a encore un kilomètre de marche pour gagner la ville. La nuit était venue, j’ai suivi une rue très-belle, voyant peu à peu étinceler le gaz des boutiques et de plus en plus s’augmenter la splendeur des étalages, jusqu’à la place du Marché. Arrivé là, je ne sais quelle animation extraordinaire, quels sons lointains de violons et de trompettes, entremêlés de coups de grosse caisse, me révélèrent l’existence d’un divertissement public. Une petite rue très-propre, mais toute bordée de fruitiers, de marchands de tabac, de merciers et de pâtissiers, me conduisit sur la droite à une grande place plus silencieuse, entourée d’hôtels et de cafés. — Plus loin, il n’y avait pas à en douter, des théâtres en plein vent, illuminés de lampions et décorés d’affiches monstrueuses, trahissaient les plaisirs d’une fête foraine. J’entrai dans un café pour prendre des informations ; puis, à travers le ramage néerlandais du garçon, je finis par comprendre que j’arrivais en pleine kermesse : — la kermesse de la Haye, qui n’a lieu qu’une fois par an ! C’était heureux ! — Du reste, pas de journaux français sur les tables, sauf des journaux belges et l’Écho de la Haye, qui n’a qu’une page imprimée des deux côtés. Il paraît que le Journal de la Haye, qui avait pris une certaine importance, dans la presse européenne, n’existe plus depuis longtemps ; en revanche, l’Écho annonçait deux théâtres de vaudeville et un théâtre d’opéra français, plus un théâtre allemand et un théâtre flamand, sans compter une foule de ciques et de fantoccini.

Je ne tardai pas à m’engager dans la grande rue formée par les constructions légères de la fête. Le théâtre du Vaudeville jouait les Saltimbanques ; celui des Variétés, la Dame aux Camélias ; mais est-ce bien la peine d’aller à la Haye pour y retrouver Paris ? La foule augmente, et le bruit se continue au delà d’une porte noire, bariolée d’affiches, qui est une ancienne porte de la ville, et des deux côtés règne une véritable comédie en plein vent, formulée par des dialogues bizarres de cinq ou six vendeurs de poisson salé qui se disputent la faveur du public. Celui qui s’époumone à débiter les turlupinades les plus comiques arrive à placer quelques morceaux de morue ou quelques anguilles fumées avidement reçues par les enfants, les jeunes filles et les militaires. — L’anguille fumée est un régal délicat ; seulement, il faut s’habituer au goût de suie qui en parfume la peau. Il y en a de toutes les tailles, depuis un cents (deux centimes) jusqu’à dix cents.

Au delà de la porte, il n’y avait qu’à choisir entre une grande rue de guinguettes, de cirques et de baraques consacrées à divers exercices, et une autre plus étroite qui bordait un vaste bassin au milieu duquel se trouve une île ronde habitée par des cygnes. À peine pouvait-on voir par échappées, sur l’autre bord, les toits solennels du grand palais des états reflétant dans l’eau leurs teintes plombées des pâles rayons de la lune. Mais que d’éclat, que de vie, que de mouvement dans cette rue improvisée ! Pour tout dire en deux mots, la kermesse hollandaise, c’est une ville en bois dans une ville en briques.

Les grandes rues, les larges places, les promenades, s’effacent pour représenter l’aspect tumultueux d’une capitale immense, et leur attitude, ordinairement paisible, n’est plus qu’un cadre obscur qui raffermit l’effet de ces décorations inouïes. Il y avait dans cette rue une centaine de maisons, très-solidement établies, peintes, vernies et dorées, qui m’ont rappelé l’aspect des plus belles rues de Stamboul pendant les nuits du Ramazan. Toutes avaient au dedans la même disposition : une salle assez grande, éclairée par des lustres de cristaux et des bras dorés, meublée de cabinets de laque et de bois des îles surmontés de pots de porcelaine et de chinoiserie diverses ; — au fond, un vitrail de verres de couleur ; des deux côtés, quatre cabinets en forme d’alcôve, dont le cintre extérieur est soutenu par des colonnes, et qui sont garnis de rideaux en toile de Perse, en brocatelle ou en velours d’Utrecht. À l’entrée trône la maîtresse de l’établissement sur un fauteuil élevé, d’où elle préside d’un air solennel à la confection de certains gâteaux de crème frite qui ont la forme de gros macarons. À ses pieds est une grande plaque de cuivre dont les bossuages donnent à cette pâtisserie la forme nécessaire. Tenant une longue cuiller avec la majesté de la déesse Hébé, elle distribue la pâte blanche dans plusieurs séries de petites cases rondes, chauffées en dessous par la flamme d’un grand brasier. À ses côtés brillent d’immenses coquemards en cuivre jaune, aux anses sculptées, qui ne sont sans doute là que pour l’ornement. — Ce qui frappe encore plus l’étranger qui passe, c’est que chacun de ces cafés est desservi par trois ou quatre jeunes filles frisonnes qui, avec leurs casques d’or, leurs dentelles et leurs jupes de toile de Perse, se précipitent sur le passant en criant : « Dis donc, monsieur ! » L’une vous enlève votre chapeau, l’autre votre manteau, la troisième vous enlève vous-même avec la force que l’habitude du lessivage des maisons et des frottements du cuivre peut communiquer à de si beaux bras, et, quoi qu’on fasse, on se trouve bientôt attablé dans un de ces cabinets-alcôves, dont il était difficile d’abord de deviner la destination.

Une fois que vous vous êtes laissé servir un plat de crème frite imprégnée de sucre et de beurre, ou des gaufres, ou toute autre pâtisserie qu’il faut digérer à l’aide de plusieurs tasses de café ou de thé, ces belles du Nord reprennent leur vertu et ne se montrent pas moins sauvages que des cigognes d’Héligoland. D’ailleurs la police l’exige. — C’est une singulière race que ces Frisonnes si grandes, si blanches, si bien découplées, et si différentes d’aspect des Hollandaises ordinaires. On ne peut mieux les comparer, je crois, qu’à nos Arlésiennes, en faisant la différence de la couleur et du climat. Sont-ce là les nixes d’Henri Heine ou les cygnes des ballades scandinaves ? Elles sont vives, très-spirituelles même, et n’ont rien du calme flamand ; cependant, on sent une certaine froideur sous cette animation, qui étincelle comme les prismes irisés de la neige aux rayons d’un soleil d’hiver.

En Hollande, on boit le café comme du thé ; seulement, il est plus léger que chez nous. — Je sentis moi-même la nécessité d’en avaler plusieurs tasses, pour corriger l’amas de crème frite au beurre dont ces belles vous bourrent en éclatant de rire. — Capitaine, disent-elles, capitaine ! ah ! capitaine ! — Et l’on se laisse faire comme un enfant, en admirant ces jolies têtes couronnées, ces longs cous onduleux et ces bras blancs irrésistibles. — Pourquoi vous appellent-elles capitaine, exactement comme le font les jolies Grecques dans les échelles du Levant ? C’est qu’elles sont aussi de la famille des antiques sirènes. Le long des quais sont rangés les bateaux qui transportent de ville en ville leurs kiosques chinois, que l’on démonte après les quinze jours de chaque kermesse. Le passant est toujours pour elles un navigateur, un Ulysse errant, qui ne se méfie pas assez souvent des enchantements de Circé. — Cela me fait souvenir qu’il existe au musée de la Haye trois sirènes à queue de poisson conservées en momies, et dont on serait mal venu à contester l’authenticité.

Sortons enfin de cette rue merveilleuse, et, laissant à droite la bibliothèque, suivons encore les longues allées de la place jusqu’à l’opéra français. Des deux côtés règne une exposition d’horticulture où les arbustes fleuris de l’Inde et du Japon forment une haie délicieuse, bordée sur le devant des tulipes les plus rares. Ensuite recommence une nouvelle cité de baraques, de tentes et de pavillons destinés aux saltimbanques, aux hercules et aux animaux savants. La foule se pressait surtout devant une femme à deux nez et à trois yeux, dont l’un occupe le milieu du front. Ce dernier n’est pas très ouvert, mais les deux nez sont incontestables, et donnent à la femme, quand elle se tourne, deux profils réguliers et différents. Il faut recommander ce phénomène aux méditations de M. Geoffroy Saint-Hilaire. J’ai pu voir encore le dernier acted’Haydée et complimenter l’impresario, qui est l’un des fils de Monrose.

Le lendemain, j’ai fait un tour dans le célèbre bois de la Haye, qui, comme on sait, est planté sur pilotis, ce qui a été nécessaire pour affermir le terrain. — En revanche, j’ai vu un spectacle non moins étrange que les sirènes et la cyclopesse. On va croire que je rédige une relation à la manière de Marco Polo : ce n’était pas moins qu’une troupe de singes folâtrant en liberté dans les tilleuls qui bordent le canal. Les corbeaux, troublés dans leur asile, ne pouvaient comprendre cette invasion d’animaux inconnus, et défendaient avec acharnement leurs malheureuses couvées. On riait à se tordre au pied des arbres. Il est assez rare de voir rire des Hollandais ; mais, quand ils s’y mettent, cela ne finit plus.

Les soldats du poste montraient le corps d’un corbeau auquel l’un des singes, étourdi de ses piaillements, avait tordu le cou fort habilement. Il n’en avait aucun remords, et tantôt s’amusait à croquer des bourgeons, tantôt se livrait sur un de ses pareils à des recherches d’entomologie. — Ces singes étaient simplement les compagnons ordinaires d’un certain compagnon d’Ulysse pesant douze cents livres, et amené pour la fête sur un bateau dont il remplissait la cabine. Pendant le jour, on lâchait les singes pour les distraire d’une société sans doute monotone, et il suffisait de les siffler pour les faire rentrer le soir.

La kermesse continuait dans tout son éclat, lorsque j’ai repris le chemin de fer pour Amsterdam. Après la station de Leyde et celle de Haarlem, où brillaient encore les dernières tulipes de la saison, le chemin de fer passe comme une bande à peine bordée de terre entre deux mers, dont la ligne extrême coupe l’horizon avec la netteté brillante d’un damas. Celle de Haarlem, plus paisible, et l’autre, plus orageuse, offrent un contraste curieux par les reflets du ciel et la teinte des eaux ; mais le plus merveilleux, c’est l’œuvre de tels hommes qui, non contents de défier les éléments avec ces digues qu’on aperçoit au loin au delà des dunes stériles, ont jeté de Haarlem à Amsterdam ce formidable trait d’union dont il semble que les vaisseaux s’étonnent, comme si les oiseaux voyaient passer un cerf dans les nues, selon l’expression du poëte latin.