Voyage en Orient (Nerval)/Lorely/Souvenirs de Thuringe/IV

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Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval III. Voyage en Orient, IIp. 507-518).


iv — LES FÊTES DE WEIMAR — LE PROMÉTHÉE


« Commençons par les dieux… » Le 25 august comme disent les Allemands, — et nous savons aussi que Voltaire donnait ce nom au mois d’août, — a été le premier jour des fêtes célébrées dans la ville de Weimar, en commémoration de la naissance de Herder et de la naissance de Gœthe. Un intervalle de trois jours seulement sépare ces deux anniversaires ; aussi les fêtes comprenaient-elles un espace de cinq jours.

Un attrait de plus à ces solennités était l’inauguration d’une statue colossale de Herder, dressée sur la place de la cathédrale. Herder, à la fois homme d’Église, poëte et historien, avait paru convenablement situé sur ce point de la ville. On a regretté cependant que ce bronze ne fît pas tout l’effet attendu près du mur d’une église. Il se serait découpé plus avantageusement sur un horizon de verdure, ou au centre d’une place régulière.

Arrivé un jour trop tard pour voir l’inauguration de la statue, à cause du retard éprouvé sur le prétendu chemin de fer de Francfort à Cassel, j’ai pu du moins admirer cette statue et assister aux fêtes des jours suivants. Je dois donc, pour atteindre une complète exactitude, traduire la relation détaillée de cette cérémonie, qui doit intéresser les artistes ainsi que les littérateurs..

L’Allemagne élève tous les jours de nouveaux monuments destinés à glorifier et à populariser ses hommes les plus remarquables. Ce fait peut être attribué, en partie, à l’impulsion énergique donnée par le roi Louis de Bavière à tous les arts, mais en particulier à la sculpture, et qui ne se borna point aux frontières de ses États,

Il voulut faire surgir des œuvres d’art assez durables pour représenter aux siècles futurs les siècles passés ; et ceux en qui la nature avait déposé l’étincelle inspiratrice vinrent exécuter de si belles résolutions. Savons-nous si, sans être secondé par la volonté et les immenses sacrifices que ce souverain faisait aux arts, Schwanthaler eût pu faire connaître au monde toute la portée de son génie ? Autour de cet illustre maître, Munich vit avec orgueil se grouper bientôt d’autres artistes distingués, et bientôt aussi tous les pays de l’Allemagne, enviant à la Bavière de telles richesses, essayèrent de suivre son noble exemple. Ils ornèrent leurs grandes villes de monuments, et souhaitèrent avec un juste discernement, qu’elles fussent d’abord honorées par les produits de la statuaire, rappelant le souvenir des grands hommes qui les avaient illustrées. Peu à peu tous les héros se virent ressuscités et dominèrent, du haut de leur piédestal, les lieux qu’ils avaient enrichis de leur célébrité.

Entre toutes les villes de l’Allemagne, il en était une d’importance politique très-secondaire, mais qui, par un concours de circonstances qu’avait provoquées le génie d’un grand prince, comme l’était Charles-Auguste, ayant acquis un immortel renom, s’élevait, dans la sphère intellectuelle, au-dessus des plus grandes capitales, et avait mérité le surnom de Nouvelle Athènes.

À cette ville s’adjoignait l’université d’Iéna, placée à sa porte, et dont les nombreuses chaires avaient retenti de la parole des plus hautes illustrations scientifiques et littéraires de ce pays, durant les dernières années du siècle précédent et les premières de celui-ci. Invitées, encouragées par l’hospitalité généreuse d’un souverain qui eût pu donner son nom à son époque, les supériorités de tout genre que l’Allemagne possédait, s’étaient longtemps rencontrées, comme hôtes constants ou comme visiteurs passagers, dans la verdoyante enceinte de Weimar.

Cette ville semblait donc devoir être une des premières favorisées par l’empressement que les populations témoignaient à ériger des statues à leurs grands hommes. Il n’en fut pourtant pas ainsi. Il est vrai que, dans le nombre des rares génies qui passèrent leur vie à Weimar, il en est peu qui y aient vu le jour. Néanmoins, comme Weimar s’était si fièrement passée de leur gloire, il était assez simple de s’attendre qu’elle songerait à remplir les charges attachées à tous les bénéfices ; et nous ne sommes sans doute pas les premiers à remarquer avec étonnement que les statues de Schiller et de Goethe s’élevaient à Stuttgard et à Francfort, avant que le moindre monument fût placé à Weimar, en souvenir d’aucun des hommes auxquels cette ville doit sa renommée. Son prince lui-même, ce Périclès, ce Médicis de l’Allemagne, ne fut point réveillé de son cercueil, et rendu à la vie et au respect de ses sujets.

La loge franc-maçonnique de Darmstadt résolut, il y a quelques années, de combler ce vide, en partie du moins : elle ouvrit une souscription pour une statue de Herder. On s’adressa aussitôt à un des artistes les plus distingués de Munich, et M. Schaffer fut chargé d’en faire le dessin.

Ici, nous ne saurions faire autrement que de rappeler encore le généreux amour de l’art, l’intelligente entente du sentiment national, dont le roi Louis de Bavière fit si souvent preuve, et de citer un trait qui mérite d’être connu. En visitant un jour l’atelier de M. Schaffer, il y vit le dessin de la statue de Herder, et, après l’avoir examiné, il répéta plusieurs fois avec humeur le mot Trop petit ! trop petit ! Peu de temps après, le roi revint, demanda à revoir l’esquisse, et répéta les mêmes paroles. L’artiste lui fit remarquer que la statue devait avoir neuf pieds de haut, et que les proportions paraissaient répondre aux exigences habituelles de pareils monuments.

— Vous ne me comprenez pas, reprit le roi ; si elle était deux fois plus haute, ce serait encore trop petit. Il faut pour Weimar un groupe représentant Charles-Auguste entouré des quatre grands poëtes qui furent les astres de son règne, et, si on vous le commande, vous pouvez assurer que, pour ma part, je me charge des frais au bronze et de la fonte de ce monument.

Comment se fait-il qu’une si noble proposition soit restée sans réponse, et que Weimar n’ait pas concentré toutes ses ressources sur le devoir qui lui était fait de contribuer à un si patriotique dessein ? C’est une de ces énigmes dont la solution ne sera point recherchée.

La souscription proposée et ouverte par les francs-maçons pour la statue de Herder se propagea avec activité et par le concours de toute l’Allemagne, ainsi que par celui de tous ses enfants disséminées dans les pays les plus éloignés, et jusqu’en Amérique. Elle atteignit une somme suffisante : dès que le chiffre fut obtenu, la statue dut être coulée par M. Schaffer, qui la termina au printemps de cette année. Nous l’avons longtemps contemplée, c’est-à-dire longtemps admirée, la couleur du bronze est trop claire et peut-être trop éclatante. Le piédestal est en marbre de Thuringe, d’une teinte verdâtre, et porte le nom et la date de la naissance et celle de la mort du poète. Au dessous, on lit encore ces mots : Von Deutschen allen Landen, (Érigée par les Allemands de tous les pays.) La statue est très-heureusement conçue, et l’auteur l’a empreinte d’une rare noblesse. Il a réussi à rendre, en l’idéalisant, le caractère de son modèle, dans l’attitude qu’il a donnée à son corps, et dans l’expression qu’il a imprimée à son visage. Le jour anniversaire de la naissance du poëte, 25 août, fut fixé pour l’inauguration du monument : cette date précède de peu celle du 28 août, que toute l’Allemagne avait célébrée l’année dernière, comme étant le centième anniversaire de la naissance de Goethe.

Weimar, comme patrie adoptive de ces deux grands hommes et de tant d’autres célébrités, avait réuni toutes les forces dont elle disposait pour célébrer la mémoire de Herder, et commémorer une fois de plus celle de Gœthe. On fixa donc pour cette époque la représentation de quelques œuvres dramatiques, et l’exécution de grandes compositions lyriques ; car cette ville, possédant actuellement une des renommées musicales les plus brillantes de notre temps, le principal intérêt de ses habitants se concentre sur le développement qu’y acquiert la musique. Ce développement est dû à la protection que lui accorde une souveraine qui possède cet art, dit-on, à un haut degré, et qui, instruite de tous ses secrets, peut en apprécier et en goûter toutes les grandeurs, toutes les beautés, toutes les finesses, ainsi qu’à l’intelligente et infatigable activité que Listz déploie pour amener les faibles ressources qu’il a trouvées dans cette ville à produire tout ce qu’il est possible de leur demander. L’attrait que ces fêtes pouvaient offrir aux étrangers reposait encore, cette année comme la précédente, sur le festival dont elles devaient être l’occasion. L’inauguration de la statue de Herder a eu lieu le 25 au matin. La garde nationale et toutes les corporations de la ville ont défilé en nombre imposant. La place était remplie d’une foule silencieuse et émue. Quelques discours furent prononcés ; celui du conseiller Scholl, président du comité, qui s’était occupé de cette entreprise, fut seul entendu : les paroles des autres orateurs furent complètement perdues pour tous ceux qui ne les entouraient pas immédiatement, et surtout pour la famille souveraine à laquelle elles s’adressaient souvent, et qui, d’une tribune située de l’autre côté de la place, n’en pouvait certes distinguer un seul mot. Le dernier de ces discours fut celui du conseiller docteur Hom, collègue et ami de Herder, et dont l’âge, par conséquent, ne pouvait guère permettre une haute élocution. À cet instant, ce fut encore la musique qui fixa le plus l’attention des spectateurs. Le cortège défila aux sons d’une belle marche de Listz, et la statue fut dévoilée pendant qu’on chantait un chœur composé par lui sur des vers écrits par le conseiller Scholl, qui paraphrasaient, avec une heureuse ampleur de pensées et de sentiments, la devise adoptée par Herder, gravée sur sa tombe et inscrite sur le rouleau que la statue tient dans sa main droite : Lumière, vie, amour.

L’effet de ce chœur fut saisissant, et le temps de sa durée, le plus émouvant de la cérémonie. Les paroles que chacun lisait trouvaient une si puissante vibration dans ces accords longuement modulés, que tous les cœurs tressaillirent… La statue de Herder est posée très-près de l’église cathédrale, et ne ressemble pas mal à celle d’un saint quelque peu sorti de sa niche. Le choix de cet emplacement nous a paru peu heureux. L’église cathédrale possède déjà les cendres de ce prédicateur qui fît si souvent retentir ses voûtes de sa voix d’une persuasive douceur. Mais on pourrait croire à une étrange méprise sur le génie poétique et philosophique de cet écrivain, de la part de ceux qui se sont le plus ardemment occupés de sa glorification, en le voyant adossé aux murs d’un temple dans lequel il n’enfermait ni sa pensée, ni sa croyance. Cet esprit amoureux du mythe, du symbole, de l’allégorie, de l’emblème, se fût trouvé peu à l’aise, s’il avait dû à jamais borner ses rêveries poétiques et ses spéculations philosophiques par l’infranchissable enceinte d’un dogme positif, tel que le représente nécessairement un autel, un prêtre, un rite. Nous aurions cru plus appropriée à son génie une place de la ville plus fréquentée que ne l’est celle qui a été choisie. Humanité, tel est le mot par lequel on est convenu de résumer toute la direction de sa pensée et de ses sentiments. Lumière, vie, amour, telle fut sa devise. Dans aucun de ces mots, d’une si vague application, ne se trouve résumée clairement la foi aux mystères chrétiens, telle qu’on s’attend à la trouver dans ceux dont l’image ne doit point quitter les saints murs d’une église.

Quittons maintenant la statue de Herder, pour arriver à l’exécution du Prométhée, vaste composition doublement lyrique, dont les paroles, écrites jadis par Herder, ont été mises en musique par Listz. C’était l’hommage le plus brillant que l’on pût rendre à la mémoire de l’illustre écrivain.

Dans la journée, la chambre de Herder fut ouverte au public. On y voyait trois portraits du poëte, le représentant à différents âges et entourés de fleurs ; son pupitre, meuble chétif de bois peint en noir, sa Bible aux fermoirs d’or, avec son chiffre, et les signets encore placés par sa main. Dans une boite sous verre, on avait réuni des objets qui lui avaient appartenu, ses dernières plumes, un bonnet brodé, sorti des mains de la duchesse Amélie, et des vers pour sa femme, qu’il avait dictés à ses enfants.

On voyait dans la cérémonie un cortège d’enfants, parmi lesquels marchaient les petits-fils de ses fils ; car la naissance de Herder remonte à plus d’un siècle. — Mais l’Allemagne, bonne mère, n’oublie rien de ce qui peut ajouter de l’éclat ou de la grâce au culte de ses grands hommes.

Le cortège d’enfants, vêtus de blanc et couronnés de feuilles de chêne, se dirigea vers une place, située sur le chemin de Weimar à Ellersberg (résidence du prince héréditaire). Ce lieu était la promenade favorite du poète, et s’appelle aujourd’hui le Repos de Herder.

Le soir du 24, veille de la fête, avait eu lieu au théâtre la représentation de Prométhée délivré, poëme de Herder qui n’avait pas été écrit pour la scène, mais dont Listz avait mis en musique les chœurs, en faisant précéder l’ouvrage d’une ouverture. Les vers du poëme étaient déclamés. Le succès de cette représentation fut immense, et Listz a été prié de transformer cette œuvre en une symphonie dramatique complète, qui aura toute l’importance d’un opéra.

N’étant arrivé que le second jour des fêtes, ainsi que je l’ai déjà dit, je n’ai pu assister à la représentation du Prométhée délivré, il ne me reste que la ressource de traduire une analyse allemande que j’ai tout lieu de croire exacte.

Herder n’écrivit jamais pour le théâtre. — Toutefois, on rencontre dans ses ouvrages plusieurs poèmes dialogues, qu’il intitulait Grandes scènes dramatiques. Presque toutes sont empreintes de symbolisme. Dans quelques-unes, chacun des personnages est allégorique. Dans quelques autres, des noms de héros servent à représenter vivement à l’imagination telles ou telles pensées. De toutes ces esquisses, la plus heureuse, sans contredit, est le Prométhée délivré, La figure principale, étant une des plus grandioses conceptions de l’antiquité, domine puissamment tout, le groupe d’idées que Herder a rattaché à cette tradition, qui a si vivement frappé les plus grands génies parmi les premiers chrétiens, tels que Tertullien et autres.

L’auteur nous représente d’abord Prométhée seul et souffrant sur son rocher. Comme dans la tragédie d’Eschyle, les océanides arrivent à lui, mais pour se plaindre des hardiesses des hommes, qui domptent les fureurs de tous les éléments, et se rient de leurs obstacles. Prométhée, à ce récit, saisi d’un élan prophétique, voit d’avance leur puissance sur la nature augmenter, s’agrandir et atteindre à une souveraineté qui doit un jour soumettre à leurs désirs toutes les forces du globe, leur domaine. Aux océanides succèdent les dryades, conduites par Cybèle. La terre se plaint de perdre sa beauté virginale, sa richesse première, d’être labourée, éventrée par le soc des charrues, dépouillée par la hache, mutilée par les travaux des hommes. Mais Prométhée prévoit qu’une harmonie suprême succédera à ce désordre transitoire. Il voit dans une sorte d’extase l’humanité chercher, à travers les peines et les douleurs, au milieu des maux et des souffrances de tout genre, une mystérieuse solution, problème de son existence, et il prophétise une ère nouvelle où la nature sera appelée à porter des fruits bénis pour tous ses enfants, sans qu’une sueur aussi amère et un sang aussi généreux viennent incessamment souiller, en les fécondant, ses tristes sillons. Cérès apparaît, et la déesse des moissons, amie des hommes, vient saluer Prométhée et lui parler de cet âge d’or encore à naître.

Un douloureux frémissement saisit le titan prisonnier. À ses regards se déroule la longue suite des tourments qui doivent accabler sa race chérie, avant que cette époque fortunée vienne à luire. Et, dans un cruel désespoir, il ne sent que l’atteinte de tant de désolations. Bacchus vient rejoindre Cérès et offre d’unir, pour consoler tant d’infortunes, les joies de l’inspiration aux bienfaits que répandra la bonne déesse sur ces âpres malheurs. En recevant ce don dangereux, cet Isaïe de la Grèce antique déplore les égarements qui accompagneront, parmi les hommes, les vives lueurs de l’inspiration ; et, pendant que son âme est en proie à ce martyre des tristes prévisions, un chœur infernal se fait entendre. Ce sont les voix de l’Érèbe qui doivent rendre leurs victimes ; c’est Alcide, l’emblème des forces généreuses, qui descend aux enfers et leur arrache Thésée. Soudain il apparaît avec le héros sauvé, et, apercevant Prométhée, il tue le vautour, il brise les chaînes rivées par Jupiter, l’usurpateur, dont Prométhée ne reconnut jamais le sceptre arbitraire. Le fier supplicié, après sa délivrance, adresse un touchant adieu au roc, témoin de ses longues misères, et Alcide le mène devant le trône de sa mère Thémis. Il contemple enfin la justice suprême, et Pallas, dont la sagesse avait présidé à son œuvre, appelle toutes les Muses pour célébrer et chanter sa gloire.

Il est aisé de voir combien, sous la richesse des pensées qui s’entrelacent dans ces scènes diverses, l’art musical devait trouver de nombreux motifs et de plus nombreuses difficultés. Cette composition poétique est trop courte pour jamais pouvoir être adoptée par le théâtre, d’autant plus que l’action n’est point pour cela assez dramatique. Néanmoins, elle serait trop longue pour former un texte à une œuvre purement musicale. Si nous étions à même d’exprimer notre avis à ce sujet, nous conseillerions volontiers à Listz de tailler dans cette riche étoffe un de ces oratorios profanes, comme on les appelle en Allemagne, et que nous nommerions symphonies avec chant. Pour cela, il devrait nécessairement raccourcir, modifier les vers mis dans la bouche des divers personnages par le poëte allemand, dont Listz a conservé intégralement les chœurs, remarquables par leur variété, leur beauté et leur grâce.

Nous avons tout lieu de croire que c’est par une sorte de piété pour la mémoire de Herder qu’on célébrait, que Listz a voulu faire réciter ce poëme avec une si scrupuleuse exactitude. C’est sous forme de mélodrame que cette œuvre fut représentée le soir du 28 août. Les premiers artistes dramatiques du théâtre en déclamèrent les rôles. La mise en scène était brillante. Le peu de mouvement, l’absence totale de situations passionnées furent heureusement remplacés par un effet de décorations scéniques assez neuf. Les costumes antiques se prêtèrent à de beaux groupes et offrirent à chaque fois un tableau attachant pour les yeux. Le succès de cette représentation devint très-grand.

L’ouverture de Listz a été considérée par les musiciens, rassemblés à cette solennité, comme une œuvre d’une haute portée. Les vieux maîtres et les jeunes disciples admirèrent surtout un morceau fugué, dont l’impression est grandiose, la structure très-savante, le style sévère et plein de clarté. Le commencement de l’ouverture est aussi sombre que pouvaient l’être les solitaires nuits du prisonnier sur les roches caucasiennes. Les éclats d’instruments en cuivre frappent l’oreille comme le battement des ailes de bronze du vautour fatidique. La première scène de la tragédie d’Eschyle est forcément évoquée devant notre souvenir par ces accords brusques et impérieux, et l’on croit voir la Force brutale, l’envoyée criminelle de Jupiter, rivant les chaînes du bienfaiteur des hommes.

Au silence qui suit cette introduction succèdent des gémissements étouffés que les violoncelles font entendre avec angoisse, jusqu’à ce qu’une phrase, empreinte d’un sentiment ému, comme une prière, comme une piété, comme une promesse, comme une bénédiction, soit suivie d’un morceau largement traité dans le style fugué. Un calme imposant règne dans cette partie et fait ressortir encore davantage la fougue entraînante et la majesté triomphale de la stretta.

Si nous avions à faire une analyse musicale de l’œuvre de Listz, telle qu’il l’a donnée ce jour-là, il nous serait impossible de ne point parler en particulier de chacun de ses chœurs ; nous nous bornons, toutefois, à rendre compte de l’impression générale qu’en a eue le public.

Le chœur des océanides, auquel se joignent les voix des tritons, a rencontré des applaudissements unanimes. Il s’y trouve d’heureux contrastes, des transitions imprévues. Sur une phrase lente et grave, le mot de paix flotte comme un souffle divin, et une solennité d’un caractère religieux empreint d’accompagnement instrumental ; après quoi, les fanfares éclatent et les voix se modulent sur un rhythme de marche si mélancolique, que l’oreille l’aspire avidement et le garde longtemps. Les dryades s’avancent comme en silence d’abord, et l’on n’entend qu’un murmure dans les instruments à cordes, si léger qu’il semble un bruissement de feuillage formé par le plus imperceptible souffle. Peu à peu ces sons, à peine distincts, deviennent des mots ; mais ils sont si doucement articulés, le chant est si vaporeux, son accompagnement si diaphane, qu’ils semblent arrivera travers l’écorce des arbres, du fond des calices des plantes, comme un soupir exhalé par une végétation qui emprisonne des âmes.

Le chœur des moissonneurs et moissonneuses est celui qui a excité la plus bruyante admiration dans cette soirée. Un chant d’alouette se dessine avec délicatesse sur une orchestration aussi sobre que fine. Le sentiment en est pur, calme, comme celui d’une allégresse sereine. Nous avons été tenté, dans le premier moment, d’associer dans notre pensée l’impression délicieuse, produite par ces accents vibrants d’une si chaste sonorité, avec celle que réveille dans l’âme le magnifique tableau des Moissonneurs de Robert. Mais, en écoutant encore ce morceau, qu’on a bissé, nous avons senti que la différence de coloris qui existait entre ces œuvres, également belles, inspirées par des sujets analogues, laissait les émotions qu’elles produisent apparentées entre elles, mais non complètement identiques.

Le pinceau de Robert nous retrace une nature plus vigoureuse, et nous sommes surtout frappés par la chaleur des rayons de son soleil, et les brillants reflets de son atmosphère, baignant de leurs riches lumières ces visages mâles, en qui le travail n’a pas abattu un joyeux sentiment de la vie. Les notes de Listz nous font rêver à des organisations plus délicates, plus éthérées, plus poétiquement idéales. Quelque chose du recueillement involontaire de l’innocence se révèle dans ce chant d’une si charmante modulation, et nous reporte comme en songe vers ces existences paradisiaques qui eussent été le partage de l’homme, dit-on, alors que le mal n’eût pas été connu.

Sans nous arrêter au chœur infernal, dont la déclamation rappelle le style de Gluck, et produit une terreur infinie, sourde et pénible comme l’approche d’une puissance malfaisante, nous ne parlerons que du chœur des Muses, qui termine la pièce, et qui nous paraît le plus grandement conçu. Il est simple et richement nuancé, plein de force et de grâce en même temps. Il s’évase comme la large coupe de ces fleurs monopétales au tissu aussi ferme et moelleux que le velours, aux rainures accentuées et aux suaves parfums.

Listz, en entreprenant cette tâche, avait hasardé une difficulté des plus malaisées à vaincre. Il lui fallait trouver un style musical approprié à une œuvre assez étrange, qui n’avait pour ainsi dire ni sol ni cadre. Il lui fallait conserver un caractère d’unité au milieu d’une grande diversité de motifs, ne point s’éloigner de la majesté et de la plasticité antiques ; mouvementer et passionner des personnages symboliques ; donner un corps et une vie à des idées abstraites ; formuler en plus des sentiments profonds et violents, sans l’aide de l’intrigue dramatique, sans le secours de la curiosité qui s’attache à la succession des événements. Par la beauté frappante et l’attrait incontestable de ses mélodies, il a échappé aux dangers contradictoires de sa tâche, et son œuvre a eu le singulier bonheur de surprendre, en les charmant, les personnes du monde, qui ne s’attendaient pas, vu la hauteur d’un sujet si imposant, à y trouver tant de morceaux, non-seulement à leur portée, mais si bien faits pour les séduire, en même temps que pour étonner les maîtres de l’art par un mérite si sérieux.