Voyage en Orient (Nerval)/Théâtres et fêtes/IV

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Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval III. Voyage en Orient, IIp. 58-64).

IV — LES BUVEURS D’EAU


On peut s’arrêter un instant aux spectacles de la place de Sérasquier, à ces scènes de folie qui se renouvellent dans tous les quartiers populaires, et qui prennent partout une teinte mystique inexplicable pour nous autres Européens. Qu’est-ce, par exemple, que Caragueus, ce type extraordinaire de fantaisie et d’impureté, qui ne se produit publiquement que dans les fêtes religieuses ? N’est-ce pas un souvenir égaré du dieu de Lampsaque, de ce Pan, père universel, que l’Asie pleure encore ?…

Lorsque je sortis du café, je me promenai sur la place, songeant à ce que j’avais vu. Une impression de soif que je ressentis me fit rechercher les étalages des vendeurs de boissons.

Dans ce pays où les liqueurs fermentées ou spiritueuses ne peuvent se vendre extérieurement, on remarque une industrie bizarre, celle des vendeurs d’eau à la mesure et au verre.

Ces cabaretiers extraordinaires ont des étalages où l’on distingue une foule de vases et de coupes remplis d’une eau plus ou moins recherchée. À Constantinople, l’eau n’arrive que par l’aqueduc de Valens, et ne se conserve que dans des réservoirs dus aux empereurs byzantins, où elle prend souvent un goût désagréable… Si bien qu’en raison de la rareté de cet élément, il s’est établi à Constantinople une école de buveurs d’eau, gourmets véritables, au point de vue de ce liquide.

On vend, dans ces sortes de boutiques, des eaux de divers pays et de différentes années. L’eau du Nil est la plus estimée, attendu qu’elle est la seule que boive le sultan ; c’est une partie du tribut qu’on lui apporte d’Alexandrie. Elle est réputée favorable à la fécondité. L’eau de l’Euphrate, un peu verte, un peu âpre au goût, se recommande aux natures faibles ou relâchées. L’eau du Danube, chargée de sels, plaît aux hommes d’un tempérament énergique. Il y a des eaux de plusieurs années. On apprécie beaucoup l’eau du Nil de 1833, bouchée et cachetée dans des bouteilles que l’on vend très-cher…

Un Européen non initié au dogme de Mahomet n’est pas naturellement fanatique de l’eau. Je me souviens d’avoir entendu soutenir, à Vienne, par un docteur suédois, que l’eau était une pierre, un simple cristal naturellement à l’état de glace, lequel ne se trouvait liquéfié, dans les climats au-dessous du pôle, que par une chaleur relativement forte, mais incapable cependant de fondre les autres pierres. Pour corroborer sa doctrine, il faisait des expériences chimiques sur les diverses eaux des fleuves, des lacs ou des sources, et y démontrait, dans le résidu produit par l’évaporation, des substances nuisibles à la santé humaine. Il est bon de dire que le but principal du docteur, en dépréciant l’usage de l’eau, tendait à obtenir du gouvernement un privilège de brasserie impériale. M. de Metternich avait paru frappé de ses raisonnements. Du reste, comme grand producteur de vin, il avait intérêt à en partager l’idée.

Quoi qu’il en soit de la possibilité scientifique de cette hypothèse, elle m’avait laissé une impression vive : on peut n’aimer pas à avaler de la pierre fondue. Les Turcs s’en arrangent, il est vrai ; mais à combien de maladies spéciales, de fièvres, de pestes et de fléaux divers ne sont-ils pas exposés !

Telles sont les réflexions qui m’empêchaient de me livrer à ce rafraîchissement. Je laissai les amateurs à leur débauche d’eaux plus ou moins vieilles, plus ou moins choisies, et je m’arrêtai devant un étalage où brillaient des flacons qui semblaient contenir de la limonade. On m’en vendit un, moyennant une piastre turque (vingt-cinq centimes). Dès que je l’eus porté à ma bouche, je fus obligé d’en rejeter la première gorgée. Le marchand riait de mon innocence (on saura plus tard ce qu’était cette boisson !) ; de sorte qu’il me fallut retourner à Ildiz-Khan pour trouver un rafraîchissement plus agréable.

Le jour était venu, et les Persans, rentrés de meilleure heure, dormaient depuis longtemps. Quant à moi, excité par cette nuit de courses et de spectacles, je ne pus arriver à m’endormir. Je finis par me rhabiller, et je retournai à Péra pour voir mon ami le peintre.

On me dit qu’il avait déménagé et demeurait à Kouroukschemé, chez des Arméniens qui lui avaient commandé un tableau religieux. Kouroukschemé est situé sur la rive européenne du Bosphore, à une lieue de Péra. Il me fallut prendre un caïque à l’échelle de Tophana.

Rien n’est charmant comme ce quai maritime de la cité franque. On descend de Péra par des rues montueuses aboutissant par en haut à la grande rue, puis aux divers consulats et aux ambassades ; ensuite on se trouve sur une place de marché encombrée d’étalages fruitiers où s’entassent les magnifiques productions de la côte d’Asie. Il y a des cerises presque en tout temps, la cerise étant un produit naturel de ces climats. Les pastèques, les figues de cactus et les raisins marquaient la saison où nous nous trouvions, — et d’énormes melons de la Cassaba, les meilleurs du monde, arrivés de Smyrne, invitaient tout passant à un déjeuner simple et délicieux. Ce qui distingue cette place, c’est une fontaine admirable dans l’ancien goût turc, ornée de portiques découpés, soutenue par des colonnettes et des arabesques sculptées et peintes. Autour de la place et dans la rue qui mène au quai, on voit un grand nombre de cafés sur la façade desquels je distinguais encore des transparents aux lumières éteintes, — qui portaient en lettres d’or ce même nom de Caragueus, aussi aimé là qu’à Stamboul.

Quoique Tophana fasse partie des quartiers francs, il s’y trouve beaucoup de musulmans, la plupart portefaix (hamals), ou mariniers (caïdjis). Une batterie de six pièces est en évidence sur le quai ; elle sert à saluer les vaisseaux qui entrent dans la Corne d’or, et à annoncer le lever et le coucher du soleil aux trois parties de la ville séparées par les eaux : Péra, Stamboul et Scutari.

Cette dernière apparaît majestueusement de l’autre côté du Bosphore, festonnant l’azur de dômes, de minarets et de kiosques, comme sa rivale Stamboul.

Je n’eus pas de peine à trouver une barque à deux rameurs. Le temps était magnifique, et la barque, fine et légère, se mit à fendre l’eau avec une vitesse extraordinaire. — Le respect des musulmans pour les divers animaux explique comment le canal du Bosphore, qui coupe comme un fleuve les riches coteaux d’Europe et d’Asie, est toujours couvert d’oiseaux aquatiques qui voltigent ou nagent par milliers sur l’eau bleue, et animent ainsi la longue perspective des palais et des villas.

À partir de Tophana, les deux rivages, beaucoup plus rapprochés en apparence qu’ils ne le sont en effet, présentent longtemps une ligne continue de maisons peintes de couleurs vives, relevées d’ornements et de grillages dorés.

Une série de colonnades commence bientôt sur la rive gauche et dure pendant un quart de lieue. Ce sont les bâtiments du palais neuf de Béchik-Tasch. Ils sont construits entièrement dans le style grec et peints à l’huile en blanc ; les grilles sont dorées. Tous les tuyaux de cheminée sont faits en forme de colonnes doriques, le tout d’un aspect à la fois splendide et gracieux. Des barques dorées flottent attachées aux quais, dont les marches de marbre descendent jusqu’à la mer. D’immenses jardins suivent au-dessus les ondulations des collines. Le pin parasol domine partout les autres végétations. On ne voit nulle part de palmiers, car le climat de Constantinople est déjà trop froid pour ces arbres. Un village, dont le port est garni de ces grandes barques nommées caïques, succède bientôt au palais ; puis on passe encore devant un sérail plus ancien, qui est le même qu’habitait en dernier lieu la sultane Esmé, sœur de Mahmoud. C’est le style turc du dernier siècle : des festons, des rocailles comme ornements, des kiosques ornés de trèfles et d’arabesques, qui s’avancent comme d’énormes cages grillées d’or, des toits aigus et des colonnettes peintes de couleurs vives… On rêve quelque temps les mystères des Mille et une Nuits.

Dans les caïques, le passager est couché sur un matelas, à l’arrière, tandis que les rameurs s’évertuent à couper l’onde avec leurs bras robustes et leurs épaules bronzées, coquettement revêtus de larges chemises en crêpe de soie à bandes satinées. Ces hommes sont très-polis, et affectent même dans les attitudes de leur travail une sorte de grâce artistique.

En suivant la côte européenne du Bosphore, on voit une longue file de maisons de campagne habitées généralement par des employés du sultan. Enfin, un nouveau port rempli de barques se présente ; c’est Kouroukschemé.

Je retins la barque pour me ramener le soir, c’est l’usage ; les rameurs entrèrent au café, et, en pénétrant dans le village, je crus voir un tableau de Decamps. Le soleil découpait partout des losanges lumineuses sur les boutiques peintes et sur les murs passés au blanc de chaux ; le vert glauque de la végétation reposait çà et là les yeux, fatigués de lumière. J’entrai chez un marchand de tabac pour acheter du latakeh, et je m’informai de la maison arménienne où je devais trouver mon ami.

On me l’indiqua avec complaisance. En effet, la famille qui favorisait en ce moment la peinture française était celle de grands personnages arméniens. On m’accompagna jusqu’à la porte, et je trouvai bientôt l’artiste installé dans une salle magnifique qui ressemblait au café Turc du boulevard du Temple, dont la décoration orientale est beaucoup plus exacte qu’on ne le croit.

Plusieurs Français se trouvaient réunis dans cette salle, admirant les cartons des fresques projetées par le peintre, plusieurs attachés de l’ambassade française, un prince belge et l’hospodar de Valachie, venu pour les fêtes à Constantinople. Nous allâmes visiter la chapelle, où l’on pouvait voir déjà la plus grande partie de la décoration future. Un immense tableau, représentant l’adoration des Mages, remplissait le fond derrière l’endroit où devait s’élever le maître-autel. Les peintures latérales étaient seules à l’état d’esquisse… La famille qui faisait faire ces travaux, ayant plusieurs résidences à Constantinople et à la campagne, avait donné au peintre toute la maison avec les valets et les chevaux, qui se trouvaient à ses ordres ; de sorte qu’il nous proposa d’aller faire des promenades dans les environs. Il y avait une fête grecque à Arnaut-Kueil, situé à une lieue de là ; puis, comme c’était un vendredi (le dimanche des Turcs), nous pouvions, en faisant une lieue de plus et en traversant le Bosphore, nous rendre aux Eaux-Douces d’Asie.

Quoique les Turcs dorment en général tout le jour pendant le mois du Ramazan, ils n’y sont pas obligés par la loi religieuse, et ne le font que pour n’avoir pas à songer à la nourriture, puisqu’il leur est défendu de manger avant le coucher du soleil. Les vendredis, ils s’arrachent au repos et se promènent comme d’ordinaire à la campagne, et principalement aux Eaux-Douces d’Europe, situées à l’extrémité de la Corne d’or, ou à celles d’Asie, qui devaient être le but de notre promenade.

Nous commençâmes par nous rendre à Arnaut-Kueil ; mais la fête n’était pas encore commencée ; seulement, il y avait beaucoup de monde et un grand nombre de marchands ambulants. Dans une vallée étroite, ombragée de pins et de mélèzes, on avait établi des enceintes et des échafaudages pour les danses et pour les représentations. Le lieu central de la fête était une grotte ornée d’une fontaine consacrée à Élie, dont l’eau ne commence à couler chaque année que le jour d’un certain saint dont j’ai oublié le nom. On distribue des verres de cette eau à tous les fidèles qui se présentent. Plusieurs centaines de femmes grecques se pressaient aux abords de la fontaine sainte ; mais l’heure du miracle n’était pas venue. D’autres se promenaient sous l’ombrage ou se groupaient sur les gazons. Je reconnus parmi elles les quatre belles personnes que j’avais vues déjà dans la maison de jeu de San-Dimitri ; elles ne portaient plus les costumes variés qui servaient là à présenter aux spectateurs l’idéal des quatre races féminines de Constantinople ; seulement, elles étaient très-fardées et avaient des mouches. Une femme âgée les guidait ; la pure clarté du soleil leur était moins favorable que la lumière. Les attachés de l’ambassade paraissaient les connaître de longue date ; ils se mirent à causer avec elles et leur firent apporter des sorbets.