Voyage en Orient (Nerval)/Un prince du Liban/I

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Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval, II. Voyage en Orient, Ip. 285-291).


I — LA MONTAGNE


J’avais accepté avec empressement l’invitation, faite par le prince ou émir du Liban qui m’était venu visiter, d’aller passer quelques jours dans sa demeure, située à peu de distance d’Antoura, dans le Kesrouan. Comme on devait partir le lendemain matin, je n’avais plus que le temps de retourner à l’hôtel de Battista, où il s’agissait de s’entendre sur le prix de la location du cheval qu’on m’avait promis.

On me conduisit dans l’écurie, ou il n’y avait que de grands chevaux osseux, aux jambes fortes, à l’échine aiguë comme celle des poissons… ; ceux-là n’appartenaient pas assurément à la race des chevaux nedjis, mais on me dit que c’étaient les meilleurs et les plus sûrs pour grimper les âpres côtes des montagnes. Les élégants coursiers arabes ne brillent guère que sur le turf sablonneux du désert. J’en indiquai un au hasard, et l’on me promit qu’il serait à ma porte le lendemain, au point du jour. On me proposa pour m’accompagner un jeune garçon nommé Moussa (Moïse), qui parlait fort bien l’italien. Je remerciai de tout mon cœur le signor Battista, qui s’était chargé de cette négociation, et chez lequel je promis de venir demeurer à mon retour.

La nuit était tombée, mais les nuits de Syrie ne sont qu’un jour bleuâtre ; tout le monde prenait le frais sur les terrasses, et cette ville, à mesure que je la regardais en remontant les collines extérieures, affectait des airs babyloniens. La lune découpait de blanches silhouettes sur les escaliers que forment de loin ces maisons qu’on a vues dans le jour si hautes et si sombres, et dont les têtes des cyprès et des palmiers rompent çà et là l’uniformité.

Au sortir de la ville, ce ne sont d’abord que végétaux difformes, aloès, cactus et raquettes, étalant, comme les dieux de l’Inde, des milliers de têtes couronnées de fleurs rouges, et dressant sur vos pas des épées et des dards assez redoutables ; mais, en dehors de ces clôtures, on retrouve l’ombrage éclairci des mûriers blancs, des lauriers et des limoniers aux feuilles luisantes et métalliques. Des mouches lumineuses volent çà et là, égayant l’obscurité des massifs. Les hautes demeures éclairées dessinent au loin leurs ogives et leurs arceaux, et, du fond de ces manoirs d’un aspect sévère, on entend parfois le son des guitares accompagnant des voix mélodieuses.

Au coin du sentier qui tourne en remontant à la maison que j’habite, il y a un cabaret établi dans le creux d’un arbre énorme. Là se réunissent les jeunes gens des environs, qui restent à boire et à chanter d’ordinaire jusqu’à deux heures du matin. L’accent guttural de leurs voix, la mélopée traînante d’un récitatif nasillard, se succèdent chaque nuit, au mépris des oreilles européennes qui peuvent s’ouvrir aux environs ; j’avouerai pourtant que cette musique primitive et biblique ne manque pas de charme quelquefois pour qui sait se mettre au-dessus des préjugés du solfège.

En rentrant, je trouvai mon hôte maronite et toute sa famille qui m’attendaient sur la terrasse attenante à mon logement. Ces braves gens croient vous faire honneur en amenant tous leurs parents et leurs amis chez vous. Il fallut leur faire servir du café et distribuer des pipes, ce dont, au reste, se chargeaient la maîtresse et les filles de la maison, aux frais naturellement du locataire. Quelques phrases mélangées d’italien, de grec et d’arabe, défrayaient assez péniblement la conversation. Je n’osais pas dire que, n’ayant point dormi dans la journée et devant partir à l’aube du jour suivant, j’aurais aimé à regagner mon lit ; mais, après tout, la douceur de la nuit, le ciel étoilé, la mer étalant à nos pieds ses nuances de bleu nocturne blanchies çà et là par le reflet des astres, me faisaient supporter assez bien l’ennui de cette réception. Ces bonnes gens me firent enfin leurs adieux, car je devais partir avant leur réveil, et, en effet, j’eus à peine le temps de dormir trois heures d’un sommeil interrompu par le chant des coqs.

En m’éveillant, je trouvai le jeune Moussa assis devant ma porte, sur le rebord de la terrasse. Le cheval qu’il avait amené stationnait au bas du perron, ayant un pied replié sous le ventre au moyen d’une corde, ce qui est la manière arabe de faire tenir en place les chevaux. Il ne me restait plus qu’à m’emboîter dans une de ces selles hautes à la mode turque, qui vous pressent comme un étau et rendent la chute presque impossible. De larges étriers de cuivre, en forme de pelle à feu, sont attachés si haut, qu’on a les jambes pliées en deux ; les coins tranchants servent à piquer le cheval. Le prince sourit un peu de mon embarras à prendre les allures d’un cavalier arabe, et me donna quelques conseils. C’était un jeune homme d’une physionomie franche et ouverte, dont l’accueil m’avait séduit tout d’abord ; il s’appelait Abou-Miran, et appartenait à une branche de la famille des Hobeïsch, la plus illustre du Kesrouan. Sans être des plus riches, il avait autorité sur une dizaine de villages composant un district, et en rendait les redevances au pacha de Tripoli.

Tout le monde étant prêt, nous descendîmes jusqu’à la route qui côtoie le rivage, et qui, ailleurs qu’en Orient, passerait pour un simple ravin. Au bout d’une lieue environ, on me montra la grotte d’où sortit le fameux dragon qui était prêt à dévorer la fille du roi de Beyrouth, lorsque saint Georges le perça de sa lance. Ce lieu est très-révéré par les Grecs et par les Turcs eux-mêmes, qui ont construit une petite mosquée à l’endroit même où eut lieu le combat.

Tous les chevaux syriens sont dressés à marcher à l’amble, ce qui rend leur trot fort doux. J’admirais la sûreté de leur pas à travers les pierres roulantes, les granits tranchants et les roches polies que l’un rencontre à tous moments… Il fait déjà grand jour, nous avons dépassé le promontoire fertile de Beyrouth, qui s’avance dans la mer d’environ deux lieues, avec ses hauteurs couronnées de pins parasols et son escalier de terrasses cultivées en jardins ; l’immense vallée qui sépare deux chaînes de montagnes étend à perte de vue son double amphithéâtre, dont la teinte violette et constellée çà et là de points crayeux, qui signalent un grand nombre de villages, de couvents et de châteaux. C’est un des plus vastes panoramas du monde, un de ces lieux où l’âme s’élargit, comme pour atteindre aux proportions d’un tel spectacle. Au fond de la vallée coule le Nahr-Beyrouth, rivière l’été, torrent l’hiver, qui va se jeter dans le golfe, et que nous traversâmes à l’ombre des arches d’un pont romain.

Les chevaux avaient de l’eau seulement jusqu’à mi-jambe : des tertres couverts d’épais buissons de lauriers-roses divisent le courant et couvrent de leur ombre le lit ordinaire de la rivière ; deux zones de sable, indiquant la ligne extrême des inondations, détachent et font ressortir sur tout le fond de la vallée ce long ruban de fleurs et de verdure. Au delà commencent les premières pentes de la montagne ; des grès verdis par les lichens et les mousses, des caroubiers tortus, des chênes rabougris à la feuille teintée d’un vert sombre, des aloès et des nopals, embusqués dans les pierres, comme des nains armés menaçant l’homme à son passage, mais offrant un refuge à d’énormes lézards verts qui fuient par centaines sous les pieds des chevaux : voilà ce qu’on rencontre en gravissant les premières hauteurs. Cependant de longues places de sable aride déchirent çà et là ce manteau de végétation sauvage. Un peu plus loin, ces landes jaunâtres se prêtent à la culture et présentent des lignes régulières d’oliviers.

Nous eûmes atteint bientôt le sommet de la première zone des hauteurs, qui, d’en bas, semble se confondre avec le massif du Sannin. Au delà s’ouvre une vallée qui forme un pli parallèle à celle du Nahr-Beyrouth, et qu’il faut traverser pour atteindre la seconde crête, d’où l’on en découvre une autre encore. On s’aperçoit déjà que ces villages nombreux, qui de loin semblaient s’abriter dans les flancs noirs d’une même montagne, dominent au contraire et couronnent des chaînes de hauteurs que séparent des vallées et des abimes ; on comprend aussi que ces lignes, garnies de châteaux et de tours, présenteraient à toute armée une série de remparts inaccessibles, si les habitants voulaient, comme autrefois, combattre réunis pour les mêmes principes d’indépendance. Malheureusement, trop de peuples ont intérêt à profiter de leurs divisions.

Nous nous arrêtâmes sur le second plateau, où s’élève une église maronite, bâtie dans le style byzantin. On disait la messe, et nous mimes pied à terre devant la porte, afin d’en entendre quelque chose. L’église était pleine de monde, car c’était un dimanche, et nous ne pûmes trouver place qu’aux derniers rangs.

Le clergé me sembla vêtu à peu près comme celui des Grecs ; les costumes sont assez beaux, et la langue employée est l’ancien syriaque, que les prêtres déclamaient ou chantaient d’un ton nasillard qui leur est particulier. Les femmes étaient toutes dans une tribune élevée et protégées par un grillage. En examinant les ornements de l’église, simples, mais fraîchement réparés, je vis avec peine que l’aigle noire à double tête de l’Autriche décorait chaque pilier, comme symbole d’une protection qui jadis appartenait à la France seule. C’est depuis notre dernière révolution seulement que l’Autriche et la Sardaigne luttent avec nous d’influence dans l’esprit et dans les affaires des catholiques syriens.

Une messe, le matin, ne peut point faire de mal, à moins que l’on n’entre en sueur dans l’église et que l’on ne s’expose à l’ombre humide qui descend des voûtes et des piliers ; mais cette maison de Dieu était si propre et si riante, les cloches nous avaient appelés d’un si joli son de leur timbre argentin, et puis nous nous étions tenus si près de l’entrée, que nous sortîmes de là gaiement, bien disposés pour le reste du voyage. Nos cavaliers repartirent au galop en s’interpellant avec des cris joyeux ; faisant mine de se poursuivre, ils jetaient devant eux, comme des javelots, leurs lances ornées de cordons et de houppes de soie, et les retiraient ensuite, sans s’arrêter, de la terre ou des troncs d’arbre où elles étaient allées se piquer au loin.

Ce jeu d’adresse dura peu, car la descente devenait difficile ; et le pied des chevaux se posait plus timidement sur les grès polis ou brisés en éclats tranchants. Jusque-là, le jeune Moussa m’avait suivi à pied, selon l’usage des moukres, bien que je lui eusse offert de le prendre en croupe ; mais je commençais à envier son sort. Saisissant ma pensée, il m’offrit de guider le cheval, et je pus traverser le fond de la vallée en coupant au court dans les taillis et dans les pierres. J’eus le temps de me reposer sur l’autre versant et d’admirer l’adresse de nos compagnons à chevaucher dans des ravins qu’on jugerait impraticables en Europe.

Cependant nous montions à l’ombre d’une forêt de pins, et le prince mit pied à terre comme moi. Un quart d’heure après, nous nous trouvâmes au bord d’une vallée moins profonde que l’autre, et formant comme un amphithéâtre de verdure. Des troupeaux paissaient l’herbe autour d’un petit lac, et je remarquai là quelques-uns de ces moutons syriens dont la queue, alourdie par la graisse, pèse jusqu’à vingt livres. Nous descendîmes, pour faire rafraîchir les chevaux, jusqu’à une fontaine couverte d’un vaste arceau de pierre et de construction antique, à ce qu’il me sembla. Plusieurs femmes, gracieusement drapées, venaient remplir de grands vases, qu’elles posaient ensuite sur leur tête ; celles-là naturellement ne portaient pas la haute coiffure des femmes mariées ; c’étaient des jeunes filles ou des servantes.