Voyage en Orient (Nerval)/Un prince du Liban/VI

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Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval, II. Voyage en Orient, Ip. 307-313).


VI — UN COMBAT


J’acceptais avec bonheur cette vie des montagnes, dans une atmosphère tempérée, au milieu de mœurs à peine différentes de celles que nous voyons dans nos provinces du Midi. C’était un repos pour les longs mois passés sous les ardeurs du soleil d’Égypte ; et, quant aux personnes, c’était, ce dont l’âme a besoin, cette sympathie qui n’est jamais entière de la part des musulmans, ou qui, chez la plupart, est contrariée par les préjugés de race. Je retrouvais dans la lecture, dans la conversation, dans les idées, ces choses de l’Europe que nous fuyons par ennui, par fatigue, mais que nous rêvons de nouveau après un certain temps, comme nous avions rêvé l’inattendu, l’étrange, pour ne pas dire l’inconnu. Ce n’est pas avouer que notre monde vaille mieux que celui-là, c’est seulement retomber insensiblement dans les impressions d’enfance, c’est accepter le joug commun. On lit dans une pièce de vers de Henri Heine l’apologue d’un sapin du Nord couvert de neige, qui demande le sable aride et le ciel de feu du désert, tandis qu’à la même heure un palmier brûlé par l’atmosphère aride des plaines d’Égypte demande à respirer dans les brumes du Nord, à se baigner dans la neige fondue, à plonger ses racines dans le sol glacé.

Par un tel esprit de contraste et d’inquiétude, je songeais déjà à retourner dans la plaine, me disant, après tout, que je n’étais pas venu en Orient pour passer mon temps dans un paysage des Alpes ; mais, un soir, j’entends tout le monde causer avec inquiétude ; des moines descendent des couvents voisins, tout effarés ; on parle des Druses qui sont venus en nombre de leurs provinces et qui se sont jetés sur les cantons mixtes, désarmés par ordre du pacha de Beyrouth, Le Kesrouan, qui fait partie du pachalik de Tripoli, a conservé ses armes ; il faut donc aller soutenir des frères sans défense, il faut passer le Nahr-el-Kelb, qui est la limite des deux pays, véritable Rubicon, qui n’est franchi que dans des circonstances graves. Les montagnards armés se pressaient impatiemment autour du village et dans les prairies. Des cavaliers parcouraient les localités voisines en jetant le vieux cri de guerre : « Zèle de Dieu ! zèle des combats ! »

Le prince me prit à part et me dit :

— Je ne sais ce que c’est ; les rapports qu’on nous fait sont exagérés peut-être, mais nous allons toujours nous tenir prêts à secourir nos voisins. Le secours des pachas arrive toujours quand le mal est fait… Vous feriez bien, quant à vous, de vous rendre au couvent d’Antoura, ou de regagner Beyrouth par la mer.

— Non, lui dis-je ; laissez-moi vous accompagner. Ayant eu le malheur de naître dans une époque peu guerrière, je n’ai encore vu de combats que dans l’intérieur de nos villes d’Europe, et de tristes combats, je vous jure ! Nos montagnes, à nous, étaient des groupes de maisons, et nos vallées des places et des rues ! Que je puisse assister, dans ma vie, à une lutte un peu grandiose, à une guerre religieuse. Il serait si beau de mourir pour la cause que vous défendez !

Je disais, je pensais ces choses ; l’enthousiasme environnant m’avait gagné ; je passai la nuit suivante à rêver des exploits qui nécessairement m’ouvraient les plus hautes destinées.

Au point du jour, quand le prince monta à cheval, dans la cour, avec ses hommes, je me disposais à en faire autant ; mais le jeune Moussa s’opposa résolument à ce que je me servisse du cheval qui m’avait été loué à Beyrouth : il était chargé de le ramener vivant, et craignait avec raison les chances d’une expédition guerrière.

Je compris la justesse de sa réclamation, et j’acceptai un des chevaux du prince. Nous passâmes enfin la rivière, étant tout au plus une douzaine de cavaliers sur peut-être trois cents hommes.

Après quatre heures de marche, on s’arrêta près du couvent de Mar Hama, où beaucoup de montagnards vinrent encore nous rejoindre. Les moines basiliens nous donnèrent à déjeuner ; mais, selon eux, il fallait attendre : rien n’annonçait que les Druses eussent envahi le district. Cependant les nouveaux arrivés exprimaient un avis contraire, et l’on résolut d’avancer encore. Nous avions laissé les chevaux pour couper au court à travers les bois, et, vers le soir, après quelques alertes, nous entendîmes des coups de fusil répercutés par les rochers.

Je m’étais séparé du prince en gravissant une côte pour arriver à un village qu’on apercevait au-dessus des arbres, et je me trouvai avec quelques hommes au bas d’un escalier de terrasses cultivées ; plusieurs d’entre eux semblèrent se concerter, puis ils se mirent à attaquer la haie de cactus qui formait clôture, et, pensant qu’il s’agissait de pénétrer jusqu’à des ennemis cachés, j’en fis autant avec mon yatagan ; les spatules épineuses roulaient à terre comme des têtes coupées, et la brèche ne tarda pas à nous donner passage. Là, mes compagnons se répandirent dans l’enclos, et, ne trouvant personne, se mirent à hacher les pieds de mûriers et d’oliviers avec une rage extraordinaire. L’un d’eux, voyant que je ne faisais rien, voulut me donner une cognée, je le repoussai ; ce spectacle de destruction me révoltait. Je venais de reconnaître que le lieu où nous nous trouvions n’était autre que la partie druse du village de Bethmérie où j’avais été si bien accueilli quelques jours auparavant.

Heureusement, je vis de loin le gros de nos gens qui arrivait sur le plateau, et je rejoignis le prince, qui paraissait dans une grande irritation. Je m’approchai de lui pour lui demander si nous n’avions d’ennemis à combattre que des cactus et des mûriers ; mais il déplorait déjà tout ce qui venait d’arriver, et s’occupait à empêcher que l’on ne mît le feu aux maisons. Voyant quelques Maronites qui s’en approchaient avec des branches de sapin allumées, il leur ordonna de revenir. Les Maronites l’entourèrent en criant :

— Les Druses ont fait cela chez les chrétiens ; aujourd’hui, nous sommes forts, il faut leur rendre la pareille !

Le prince hésitait à ces mots, parce que la loi du talion est sacrée parmi les montagnards. Pour un meurtre, il en faut un autre, et de même pour les dégâts et les incendies. Je tentai de lui faire remarquer qu’il avait déjà coupé beaucoup d’arbres, et que cela pouvait passer pour une compensation. Il trouva une raison plus concluante à donner.

— Ne voyez-vous pas, leur dit-il, que l’incendie serait aperçu de Beyrouth ? Les Albanais seraient envoyés de nouveau ici !

Cette considération finit par calmer les esprits. Cependant on n’avait trouvé dans les maisons qu’un vieillard coiffé d’un turban blanc, qu’on amena, et dans lequel je reconnus aussitôt le bonhomme qui, lors de mon passage à Bethmérie, m’avait offert de me reposer chez lui. On le conduisit chez le cheik chrétien, qui paraissait un peu embarrassé de tout ce tumulte, et qui cherchait, ainsi que le prince, à réprimer l’agitation. Le vieillard druse gardait au maintien fort tranquille, et dit en regardant le prince :

— La paix soit avec toi, Miran ; que viens-tu faire dans notre pays ?

— Où sont tes frères ? dit le prince. Ils ont fui sans doute en nous apercevant de loin.

— Tu sais que ce n’est pas leur habitude, dit le vieillard ; mais ils se trouvaient quelques-uns seulement contre tout ton peuple ; ils ont emmené loin d’ici les femmes et les enfants. Moi, j’ai voulu rester.

— On nous a dit pourtant que vous aviez appelé les Druses de l’autre montagne et qu’ils étaient en grand nombre.

— On vous a trompés. Vous avez écouté de mauvaises gens, des étrangers qui eussent été contents de nous faire égorger, afin qu’ensuite nos frères vinssent ici nous venger sur vous !

Le vieillard était resté debout pendant cette explication. Le cheik, chez lequel nous étions, parut frappé de ses paroles, et lui dit :

— Te crois-tu prisonnier ici ? Nous fûmes amis autrefois, pourquoi ne t’assieds-tu pas avec nous ?

— Parce que tu es dans ma maison, dit le vieillard.

— Allons, dit le cheik chrétien, oublions tout cela. Prends place sur ce divan ; on va t’apporter du café et une pipe.

— Ne sais-tu pas, dit le vieillard, qu’un Druse n’accepte jamais rien chez les Turcs ni chez leurs amis, de peur que ce ne soit le produit des exactions et des impôts injustes ?

— Un ami des Turcs ? Je ne le suis pas !

— N’ont-ils pas fait de toi un cheik, tandis que c’est moi qui l’étais dans le village du temps d’Ibrahim, et alors ta race et la mienne vivaient en paix ? N’est-ce pas toi aussi qui es allé te plaindre au pacha pour une affaire de tapageurs, une maison brûlée, une querelle de bons voisins, que nous aurions vidée facilement entre nous ?

Le cheik secoua la tête sans répondre ; mais le prince coupa court à l’explication, et sortit de la maison en tenant le Druse par la main.

— Tu prendras bien le café avec moi qui n’ai rien accepté des Turcs ? lui dit-il.

Et il ordonna à son cafedji de lui en servir sous les arbres.

— J’étais un ami de ton père, dit le vieillard, et, dans ce temps-là, Druses et Maronites vivaient en paix.

Et ils se mirent à causer longtemps de l’époque où les deux peuples étaient réunis sous le gouvernement de la famille Schehab, et n’étaient pas abandonnés à l’arbitraire des vainqueurs.

Il fut convenu que le prince remmènerait tout son monde, que les Druses reviendraient dans le village sans appeler des secours éloignés, et que l’on considérerait le dégât qui venait d’être fait chez eux comme une compensation de l’incendie précédent d’une maison chrétienne.

Ainsi se termina cette terrible expédition, où je m’étais promis de recueillir tant de gloire ; mais toutes les querelles des villages mixtes ne trouvent pas des arbitres aussi conciliants que l’avait été le prince Abou-Miran. Cependant il faut dire que, si l’on peut citer des assassinats isolés, les querelles générales sont rarement sanglantes. C’est un peu alors comme les combats des Espagnols, où l’on se poursuit dans les monts sans se rencontrer, parce que l’un des partis se cache toujours quand l’autre est en force. On crie beaucoup, on brûle des maisons, on coupe des arbres, et les bulletins, rédigés par des intéressés, donnent seuls le compte des morts.

Au fond, ces peuples s’estiment entre eux plus qu’on ne croit, et ne peuvent oublier les liens qui les unissaient jadis. Tourmentés et excités soit par les missionnaires, soit par les moines, dans l’intérêt des influences européennes, ils se ménagent à la manière des condottieri d’autrefois, qui livraient de grands combats sans effusion de sang. Les moines prêchent, il faut bien courir aux armes ; les missionnaires anglais déclament et payent, il faut bien se montrer vaillants ; mais il y a au fond de tout cela doute et découragement. Chacun comprend déjà ce que veulent quelques puissances de l’Europe, divisées de but et d’intérêt et secondées par l’imprévoyance des Turcs. En suscitant des querelles dans les villages mixtes, on croit avoir prouvé la nécessité d’une entière séparation entre les deux races autrefois unies et solidaires. Le travail qui se fait en ce moment dans le Liban sous couleur de pacification consiste à opérer l’échange des propriétés qu’ont les Druses dans les cantons chrétiens contre celles qu’ont les chrétiens dans les cantons druses. Alors, plus de ces luttes intestines tant de fois exagérées ; seulement, on aura deux peuples bien distincts, dont l’un sera placé peut-être sous la protection de l’Autriche, et l’autre sous celle de l’Angleterre. Il serait alors difficile que la France recouvrât l’influence qui, du temps de Louis XIV, s’étendait également sur la race druse et la race maronite.

Il ne m’appartient pas de me prononcer sur d’aussi graves intérêts. Je regretterai seulement de n’avoir point pris part dans le Liban à des luttes plus homériques.

Je dus bientôt quitter le prince pour me rendre sur un autre point de la montagne. Cependant la renommée de l’affaire de Bethmérie grandissait sur mon passage ; grâce à l’imagination bouillante des moines italiens, ce combat contre des mûriers avait pris peu à peu les proportions d’une croisade.