Voyage en Rhénanie - L’Exposition de Biebrich

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VOYAGE EN RHÉNANIE
L’EXPOSITION DE BIEBRICH

Le vendredi 11 juin, un train spécial emmenait à Wiesbaden un certain nombre de Parisiens, de ceux qu’on nomme des notabilités : deux ministres, deux généraux, des conservateurs de musées, des directeurs de revues, des critiques d’art. Ils étaient invités à inaugurer le lendemain l’exposition d’art français de Biebrich. Des journalistes accompagnaient cette sorte d’expédition. Suivons-les à notre tour, dans cette Rhénanie, où tant de raisons nous appellent. Mais enfin suivons-les avec une honnête liberté et accompagnons-les en les quittant d’abord. Au lieu de faire le voyage en chemin de fer, nous le ferons en automobile. Nous verrons le pays. Nous aurons même le sentiment si agréablement naïf de le découvrir.

De Paris à Metz, on descend tous les paliers du royaume de France. Pour qui a des yeux, il n’y a rien de plus émouvant que de parcourir ces six grands degrés qui conduisent solennellement de la Seine à la Moselle. Il faut un jour, à une vitesse moyenne, pour les franchir. Ou atteint le bord de la première marche à Montmirail. De cette arête où, en 1814, Napoléon arrêta Blücher, et où, en 1914, Franchet d’Espérey culbuta von Bülow, on voit à ses pieds la Champagne bleuissante. On y descend, on route parmi les étendues plantées de sapins où Foch remporta sa première victoire. On gagne Châlons, et l’on est sur le bord de la seconde marche, près de Valmy, où Dumouriez arrêta Brunswick. On descend là du second degré sur le troisième, par une dénivellation de soixante mètres ; et l’on voit devant soi se profiler comme une barre noire l’arête orientale de ce troisième degré, c’est-à-dire la forêt d’Argonne. On le franchit aux Islettes ; et on aperçoit sur la gauche les éclaircies dévastées où deux corps français, pendant un hiver et un été, surplombés, refoulés, mais revenant à la charge et tenant bon, ont maintenu l’armée du Kronprinz : à ces lignes de la Haute Chevauchée est attaché le souvenir de Gouraud.

De l’Argonne on descend à travers les bois sur le quatrième palier, et je ne crois pas qu’on puisse l’aborder sans émotion. Ici commence la terre sacrée de Verdun. On traverse la ville et les abords méridionaux du champ de bataille. Mais bientôt on voit une fois de plus le terrain se creuser devant soi. Par delà des villages détruits et des pans de murs jaunâtres miroitent des étangs. On surplombe la Woëvre, qui est le cinquième palier, et enfin, par une nou-velle ligne de collines, on descend dans la vallée de la Moselle, sixième marche de cet escalier de géants. Seulement on pourrait croire que quelque génie facétieux, à mesure que vous descendiez, a relevé le sol sous vos pas : car, parti du niveau de la mer, ou peu s’en faut, vous vous trouvez maintenant à 200 mètres d’altitude. Ce relèvement du sol accentue le front que chaque degré fait face à l’Est. Quelque jour, des transports plus rapides rendront plus saisissante cette descente qui est une montée. On verra mieux cette forme d’escalier, avec du sang sur chaque marche. On sentira plus clairement aussi comment le royaume de France, restreint d’abord au premier palier, s’est progressivement étendu sur les autres. La Champagne, qui forme le second degré, est réunie à la fin du XIIIe siècle. Les marches orientales sont conquises au XVIe, mais ne sont consolidées qu’au XVIIIe, par l’acquisition de la Lorraine. La France a construit pierre à pierre l’avenue qui la reconduit à son antique frontière et cette journée passée à travers l’histoire est une bonne préparation au voyage de Rhénanie.

On couche à Metz. On y voit encore, comme un témoignage des temps, cette singulière juxtaposition de l’ancienne ville lorraine et des monuments nouveaux, en style des Niebelungen, où l’oppresseur avait signifié sa force. Mais que déjà ces temps paraissent loin ! Comme la ville est rapidement et naturellement redevenue française ! A Metz, c’est vraiment un autre voyage qui commence. A travers de belles collines ondulées, on gagne la Sarre, aux paysages clairs et prospères. Et au delà de la Sarre, on entre dans la Rhénanie proprement dite, sur un vaste plateau de grès, d’une beauté sévère. Une falaise rouge, couverte de forêts, borde la route à droite. A gauche, s’étendent de lointains marais. En hiver, ce paysage, d’où l’homme est absent, s mble quelque sauvage Hyrcanie. A travers ces déserts, les premières traces de civilisation que vous rencontrez sont l’œuvre des Français. La route que vous suivez a été construite par Napoléon.

Bientôt le paysage change. De ces plateaux tragiques vous passez dans une forêt verdoyante et riche en vallons. C’est sous ces ombrages et par ces lacets que vous descendez sur Worms, et vous voici dans la plaine du Rhin, verger immense, jardin d’alluvions. Au printemps, vous pouvez descendre la vallée jusqu’en aval de Cologne sans sortir de cet enchantement d’arbres en fleurs. C’est une longue avenue plus claire que toute neige, où se pressent tous ces candides bouquets rapprochés, quelque chose d’inexprimable, un paysage léger et aérien, un miracle.


Nous voici à Mayence, et il n’y a plus que le pont du Rhin à franchir pour être au terme de notre voyage. Mais comment ne pas s’arrêter un moment dans la vieille ville toute pleine de souvenirs français ! Elle a, surtout, vers le Nord, des quartiers neufs que nous pouvons négliger. Mais tout le noyau ancien, autour de la cathédrale, est un endroit charmant, pittoresque et même émouvant. S’il est permis, dans un récit de voyage, d’en venir à ses propres émotions, j’avoue que je n’ai jamais pu parcourir Mayence sans être hanté par le souvenir du siège qui y fut soutenu par les Français en 1793. Les survivants, sortis avec les honneurs de la guerre, et revenus dans les rangs de leurs frères d’armes, s’appelaient les Mayençais. Relisez, aux bords du Rhin, le livre de Chuquet. Il n’y a rien de si pathétique ; et dans les derniers jours de la Grande Guerre, entre l’armistice et le traité, il n’y avait rien de plus saisissant. C’était la même armée ; après plus de cent vingt ans, c’était toujours les soldats de Custine et de Kléber qui étaient là. Les soldats et les chefs... Un petit roman que je sais, documenté avec soin, et scrupuleusement ressemblant, dont l’action se passait en 1793, a généralement paru un roman à clé, et on l’accusait de peindre des contemporains sous de vieux noms.

La gaîté des soldats français étonnait déjà les bourgeois de 1793. Déjà à ce moment, l’armée française ne payait pas beaucoup de mine. Encore pendant cette guerre, il faut bien reconnaître qu’il en était ainsi. J’ai vu la Légion entrer à Château-Salins. Il n’y a pas de plus glorieuse troupe au monde, et il faut bien avouer que nous pleurions tous. Mais le Roi-Sergent n’y eût rien compris. Les hommes étaient de taille scandaleusement inégale, et les baïonnettes n’étaient pas alignées. C’est tout juste ainsi que les soldats de la Révolution apparurent aux Allemands : ces enfants de la Liberté l’un grand, l’autre petit, l’un en blouse, l’autre en manteau, et qui fumaient la pipe en faisant l’exercice, n’avaient pas trop bonne façon. Avec ce méchant aspect, ils ont battu toutes les armées de l’Europe. Ils étaient d’ailleurs aimables et faciles à vivre. Qui ne se rappelle la phrase célèbre où Chateaubriand montre les soldats de Bonaparte, dans les campagnes d’Italie, aidant aux travaux des villageois ? J’ai vu de même cent traits de la bonhomie de nos hommes. Il y avait, dans l’hiver de 1919, une division de cavalerie à pied cantonnée à Mayence. Un cuirassier, vaste comme une armoire, montait la garde devant une porte. C’était l’heure de la soupe. Un gamin allemand, trainant une séquelle de marmots, arriva, une écuelle à la main, pour entrer dans le quartier et vivre sur l’occupant. A la vue de cette marmaille, le cuirassier fit de gros yeux, jura très probablement, et d’un souffle les fit rentrer entre les pavés. Nous assistâmes à cette débandade épouvantée. Mais comme nous repassions quelques minutes plus tard, nous vîmes la même troupe d’enfants reformée pour une marche triomphale : l’écuelle fumait glorieusement, pleine de soupe. Après avoir pulvérisé les enfants sous quelques épithètes peu flatteuses pour leurs parents, le cuirassier les avait aussitôt rappelés, et leur trouvant ce petit air de navet qu’avaient alors les Allemands, leur avait donné à manger. Voilà le soldat français. On ne le voit plus guère à Mayence. Il y a été remplacé non point par des noirs comme l’impriment les journaux allemands, mais par des Algériens et des Marocains, qui ont un sentiment strict de la consigne et de la discipline.

Plaçons-nous au bord du Rhin. A une centaine de mètres de la berge, les maisons dessinent encore l’ancienne façade de la ville sur le fleuve. A l’extrême droite, le palais de l’Electeur ; c’est un monument de grès rouge, d’un bon style, à la fois solide et orné, avec des fenêtres en échauguette. Pendant le siège de 1793, il servit d’hôpital. C’est aujourd’hui un musée. Puis, en continuant vers la gauche, apparaît un autre palais, pareillement de grès rouge, du XVIIIe délicat ; un vaste drapeau français le surmonte : c’est le Deutsches Haus. Le général Degoutte y a succédé au général Mangin. Au bout d’une enfilade d’assez beaux salons, on voit la chambre où Napoléon Ier a couché. Le lit d’acajou est celui où il a dormi. Le général Degoutte, pour le centenaire de l’Empereur, a laissé visiter cette chambre. Les Allemands sont venus par milliers.

A gauche de ces palais, les maisons, les unes anciennes, les autres modernes, dessinent devant nous l’alignement de la vieille ville. Dans un fouillis de bâtisses de guingois s’élève une tour. Des boulets de la guerre de Trente ans sont encore entassés dans un jardin. A l’extrême gauche s’élèvent les rues qui montent vers la cathédrale. Elle-même apparait avec ses tours octogones et son dessin enchevêtré, rendu plus singulier par les maisons qui s’y appuient. De l’intérieur de l’édifice, tout se simplifie. On se trouve dans une église romane, non point trapue, mais haute et profonde, élevant la majesté de ses cintres nus. Deux absides se font face aux deux bouts de la nef, et font comprendre le dessin inaccoutumé de l’extérieur. Les ornements de cette église sévère sont les tombeaux. Il en est du XVIe, dont le style rectangulaire est orné de coquilles et de volutes. Il en est un du XVIIIe, dont le fond est un baldaquin de pierre grise moelleuse comme une étoffe. Des anges, nus comme des amours, culbutent dans ces rideaux ; et la mort y parait comme un squelette bien élevé, qui sait se présenter dans le monde, et qui est couronné de roses.

C’est ici qu’il faut méditer sur le génie du Rhin. Ici les légionnaires romains avaient un camp, et ils élevèrent, à la mémoire de Drusus, cette tour encore debout à l’angle de la citadelle. Où veillaient les légions de Drusus, la fortune a ramené à intervalles les drapeaux de leurs héritiers, jusqu’à ce qu’elle y conduisit à leur tour les légions de Mangin. Toutes les fluctuations de cette histoire ont laissé leur trace dans le cimetière qui, sur sa colline penchante, est l’un des endroits les plus curieux de l’Allemagne. Tous les grands reflux de l’histoire européenne y ont laissé une alluvion de tombes. Jean-Bon Saint-André, qui fut ici préfet de l’Empire et, comme disait Napoléon, avocat zélé de son département, emporté pendant l’épidémie de typhus de 1813, repose dans un tombeau entouré d’ifs. Les soldats français de la grande armée, les soldats alliés revenus en 1814, dorment côte à côte. Une garnison autrichienne fut ensuite établie dans la ville et y resta jusqu’en 1866. Après 1870, même confusion, dans la terre commune, des vainqueurs et des vaincus. Un monument aux morts allemands est couronné d’un lion ; celui des soldats hessois a la forme d’un obélisque. Quant aux restes des soldats français (975 catholiques, 5 protestants et 2 musulmans) ils ont été inhumés de nouveau solennellement en 1906. Près de leur monument s’éleva en 1909 celui de 1 700 soldats autrichiens morts à Mayence de 1814 à 1866, et celui de 170 soldats allemands tués en 1870. Le 30 octobre 1909, le commandant du XVIIIe corps, général von Eichhorn, qui devait cinq ans plus tard commander sur le front russe, déposa des couronnes sur les tombes des soldats des trois nations. Le bourgmestre, dans une allocution, nomma le cimetière de Mayence un saint lieu de repos qui avertit les peuples de vivre pacifiquement les uns près des autres, de se respecter et de travailler en commun à ce qui est commun à tous, le progrès et la civilisation du genre humain.

Il faut, pour se rendre compte de l’esprit de Mayence, se rappeler ce passé. Il reparaît curieusement dans l’histoire des régiments hessois. Le 4e compte comme faits d’armes le combat de Wiesbaden (contre les Français) en 1796, la défense de Badaoz (pour les Français), et la prise de Chambord (contre les Français) en 1870. Le 2e régiment de Nassau enlève la Mesa de Ibor le 15 mars 1809 avec les Français, défend le 18 juin 1815 la ferme de Hougomont contre eux, et conquiert à Wœrth, le 6 août 1870, la première mitrailleuse française. En 1892, les Mayençais ont élevé un monument à ceux de leurs compatriotes qui étaient morts dans les rangs de la grande armée.


Que l’on excuse cette digression ; mais un voyage à Mayence est un voyage dans le passé. Dans ces ruelles surplombées de pignons sculptés, Kléber et Custine ont passé. Le conventionnel Meusnier est mort dans ce palais. Comme en 1792, les habitants, en 1918, nous ont vu revenir sans étonnement, et même sans aversion. Nous étions seulement précédés, comme en 1792. d’une réputation de mangeurs de prêtres, assez inquiétante dans ce pays catholique. Le clergé se prépara au martyre. Non seulement il eut la surprise de n’y être pas conduit, mais le général Maugin fit rouvrir dans son palais une chapelle où la dernière messe avait été dite du temps de Jean-Bon Saint-André, conventionnel et régicide. Du départ des Français à leur retour elle était restée fermée. La guerre a de ces caprices.

Aurait-on pu, au début de l’occupation, trouver une coopération loyale dans le clergé et dans le Centre catholique ? Aurait-on pu aider les pays rhénans, sans chercher à les détacher de l’Allemagne, à se délivrer de la souveraineté prussienne qui pèse sur une grande partie d’entre eux depuis 1815, et de l’hégémonie prussienne qui pèse sur tous depuis 1871 ? Aurait-on pu, en un mot, aider l’Allemagne rhénane à prendre dans les affaires de l’Empire sa juste part de direction, et faire à son profit et en faveur de la paix générale, la même révolution d’influence, que la Bavière accomplit en ce moment contre nous et au profit de la revanche ? — Ce n’est pas ici le lieu de l’examiner. Mais il faut bien dire un mot de la situation actuelle et de la politique présente de la France, puisque l’exposition que nous allions inaugurer à Biebrich était un trait de cette politique.

La population rhénane n’a aucune hostilité contre nous : voilà le premier fait. Il n’y a aucune raison de ne pas la croire loyalement allemande, mais cette loyauté s’accommode avec un caractère facile à gouverner, un esprit de sérieux et de discipline, et le goût des travaux de la paix. Entre cette population et les Français se rétabliraient sans aucun doute les relations qui sont la vraie tradition de ce pays. Mais, d’autre part, cette population est très jalousement surveillée par le reste de l’Allemagne et en particulier par la Prusse. Elle craint les listes noires, les vengeances, les représailles. Et nous sommes au milieu d’elle comme des hôtes compromettants.

Sur l’ordre de Berlin, les relations avec les Français sont interdites ; un cadeau de livres à une bibliothèque allemande, d’abord accepté, est refusé ; les mêmes hommes, cordiaux, — à leur foyer, — détournent la tête dans la rue. Si un concert français est donné, un concert rival est aussitôt organisé à Francfort. Les Allemands ne doivent paraître ni au théâtre, ni aux courses, quoiqu’ils aient le goût de parier, poussé à la fureur. Et à cette politique d’interdiction vient s’ajouter une politique de brimades contre les Rhénans, afin qu’ils ne se trouvent pas trop bien sous l’occupation française. L’année dernière, Wiesbaden a été boycotté au profit de Baden-Baden.

Telle est la situation, et il est inutile de la dissimuler. Que peut faire la France ? Il ne s’agit en aucune façon de circonvenir les Rhénans, et le mot de propagande, si fâcheux et si faux, doit être banni. Mais enfin, devant cet interdit jeté sur notre pays et accompagné d’une campagne abominable de calomnies, on a pensé, je crois, que la France servirait la cause de la paix générale en se montrant elle-même. La plupart des malentendus entre les peuples viennent de l’ignorance où ils sont les uns des autres. L’effet bienfaisant de l’occupation sera d’aider deux nations à se connaître mieux. En montrant aux Rhénans ses arts et sa civilisation, la France fait la plus pacifique des œuvres, la seule efficace peut-être ; et sur quel sujet peut-on s’entendre mieux que sur celui des lettres et des arts, vrai patrimoine commun de l’humanité ? — Et pour ceux des Français que leur devoir retient sur le Rhin, n’est-ce pas aussi un bienfait que de retrouver, pour un mois, ou pour un jour, dans un théâtre ou dans une salle d’exposition, l’âme même de la patrie ?


Le train s’arrêtait à Wiesbaden vers une heure de l’après-midi. Wiesbaden, qui fut autrefois une aimable petite ville allemande, a, comme on sait, beaucoup gagné en splendeur. A la place de l’ancien théâtre, s’élève un palace. Le nouveau théâtre, près du Kurhaus, est un des plus beaux de l’Allemagne. D’un côté, de grandes rues remplacent les allées où s’élevait autrefois un concert de variétés. De l’autre, la ville pareillement accrue s’achève en une promenade décorée de parterres et de guirlandes. Tout cela est assez magnifique. Où est la simplicité d’antan, et le duc de Nassau, qui avait une valise en tapisserie ? Mais, en devenant riche, la ville n’est pas devenue laide ; tout est cossu, aéré, équilibré ; et avec ces splendeurs, qui ont au moins l’agrément du confort, Wiesbaden a la beauté d’ombrages incomparables. La ville est dans un vallon au pied des collines. Ce vallon est planté des plus beaux arbres, qui font une ceinture au Kurhaus. La verdure s’élève sur les pentes, enveloppe les hôtels, et se prolonge vers le Sonnenberg, où la ruine carrée du château émerge des sapins.

Wiesbaden, parure de l’Allemagne, a été, comme nous l’avons dit, boycottée par les Allemands. Comme toujours, la campagne anti-française s’est accompagnée d’une campagne de calomnies. On n’a pas dit aux Allemands : « N’allez pas à Wiesbaden parce que les Français y sont, » — ce qui eût été peut-être une raison insuffisante ; on leur a dit : « N’allez pas à Wiesbaden parce que les troupes noires y répandent la terreur. » En vain les hôteliers ont protesté, invité des témoins. La campagne a eu son effet. Les baigneurs allemands ont choisi Baden-Baden. La saison de 1920 a donc été mauvaise ; c’est ce que souhaitaient les instigateurs de la campagne, assurés que le mécontentement public accuserait les Français. Seulement, cette tactique ne pouvait pas réussir deux fois. En 1921, j’ai trouvé les hôtels remplis et la ville aussi brillante que jamais. Sans doute, il y a peu d’Allemands, mais les étrangers sont accourus : beaucoup de Scandinaves, et des Français. Le calcul des pangermanistes se trouve encore une fois bien court. Que les vieux généraux un peu perclus, hôtes accoutumés de Wiesbaden, se soient retirés et qu’ils aillent en Bavière grignoter leur retraite aux côtés du Ludendorff, rien de plus naturel. Mais qu’auront gagné les pangermanistes, si leur manœuvre, pour soustraire la Rhénanie à l’influence française, aboutit à ceci, que les touristes français occupent la place laissée vide par le départ des touristes allemands ?

En fait, l’endroit est délicieux pour un voyage d’été, et c’est pour l’orner encore qu’a été faite l’exposition où il faut maintenant nous rendre, et où les automobiles nous conduisent au sortir de la gare.

Elle a été organisée à Biebrich, qui est une ville au bord du Rhin, à quelques kilomètres de Wiesbaden. Là, sur la rive, s’élève un château, belle et vaste construction du XVIIIe siècle, qui par les Nassau est venue à la grande-duchesse régnante de Luxembourg. Cette princesse l’a mis à la disposition du Gouvernement français. Un parc profond ouvre ses perspectives à l’opposé du fleuve.

Les invités sont assemblés dans un vestibule rond que domine un vaste groupe de la Vierge et de l’Enfant, où M. Bourdelle a archaïsé avec un éclectisme enragé. La vierge est hanchée comme les ivoires du moyen âge ; elle est coiffée d’une serviette éponge aux plis flamands qui encadrent un visage byzantin. Cette grande œuvre est la quintessence de tout ce qui n’est plus. Cependant une mer de chapeau hauts de forme vient comme un flot noir en battre le pied. M. Bérard prononce quelques paroles, puis, partant d’un bon pas, attaque résolument les salles de gauche. Mais comme il est artiste et Béarnais, et qu’il a des sensations vives, il s’arrête soudain. La colonne des visiteurs s’arrête derrière lui. On voit un reflux de képis, un tassement de généraux ; et des officiers supérieurs restent inquiets, devant un coin de la Procession à Gruyère, parce qu’un Héraclès de bronze leur tire dans le dos. — A l’entrée du parc, un pavillon provisoire abrite d’un côté une jolie exposition que la Ville de Paris a tirée de Carnavalet et que M. Le Corbeiller présente en paroles éloquentes ; de l’autre côté, sont des travaux des écoles, des meubles, des modes et un goûter.

J’ai pu revoir cette exposition dans un moment plus calme. Il faut rendre une pleine justice à M. Duvent, qui l’a organisée. Il eût été difficile d’y mettre plus de goût et un choix plus intelligent. Toutes les écoles françaises, depuis M. Bonnat jusqu’à M. Dufy, sont repré-sentées ; et chacune l’est par quelques toiles qui sont à la fois les plus caractéristiques et les meilleures. C’est une espèce de réussite et de tour de force. Je ne peux naturellement citer que quelques exemples. M. Bonnat a envoyé un portrait de lui-même, exécuté pendant la guerre, et qui est d’une étonnante maîtrise. M. Besnard est représenté par une toile célèbre, une femme nue, repliée et dont la courbe est redoublée par le déploiement d’un paon bleu. Au-dessous, est accroché un Aman-Jean vraiment exquis : une harmonie d’un rose mort et d’un presque vert-jaune, d’une finesse extraordinaire, où il y a une figure de femme, un gant et un œillet. Dans une salle voisine, un Toulouse-Lautrec, d’une puissance et d’un style surprenant ; dans une galerie, de beaux Signac ; de Mlle Marval, dans cette gamme claire où le jaune-citron, le bleu le plus pâli et le rose le plus fin glissent dans la lumière, un charmant portrait de femme. Enfin tout ce qui parut hier une audace est là, consacré et presque classique ; et tout ce qu’on peut regretter, c’est que la place n’ait pas été faite plus large encore aux audaces d’aujourd’hui : le public français, seul, en eût été un peu effarouché.

Cette exposition est, en même temps qu’un plaisir des yeux, une page d’histoire. Et M. Bérard l’a commentée le soir, à Wiesbaden, au Paulinenschloss, où se trouve une belle exposition de meubles, et où un banquet nous réunissait. Le ministre de l’Instruction publique a parlé de cette rivalité féconde des écoles ; il a évoqué le souvenir d’Ingres, qui voulait mettre Delacroix en enfer ; il a montré que cette émulation est la condition même de la vie. On ne saurait mieux dire. M. Tirard de son côté a défini éloquemment le sens de cette exposition. Après quoi nous sommes allés au théâtre entendre l’Or du Rhin.

Le spectacle était-il prémédité ? Mais enfin, nous avons vu un dieu allemand, un très vieux dieu, faire les plus grands efforts pour ne pas acquitter sa dette. Pour contraindre Wotan à régler son mémoire, il faut lui enlever Freya, dont la disparition le laisserait dépérir. O symboles éternels ! Cette blonde Freya, est-ce donc le charbon de la Ruhr ? M. Loucheur, ministre de la reconstruction et qui était parmi nous, regardait pensivement Fafner et Fasolt, ces deux entrepreneurs qui ont tant de peine à se faire payer. Nous suivions les hésitations de Wotan, devant la note de 132 milliards ; nous le voyions appeler tour à tour à son aide la violence et la ruse, Donner et Loge, Ludendorff et Rathenau. Loge était le dieu du feu, M. Rathenau est le président de la Société générale d’électricité. Nous avons vu Loge trouver à la dette allemande une solution élégante, en allant voler un tiers, qui est d’ailleurs lui-même un voleur. Nous avons vu que, pour être payé, il faudrait bien que M. Briand se résignât à maudire l’amour ; nous avons même vu les funestes effets du paiement et comment il brouillait les Alliés, dont l’un cassait la tête à l’autre. Et nous étions encore, le lendemain dimanche, dans les réflexions où nous avait laissés cette soirée édifiante, quand nous avons appris que la pièce continuait, et que M. Loucheur avait une entrevue avec M. Rathenau.


L’exposition de Biebrich n’est qu’une partie d’un programme qui se poursuit, et qui comprend des représentations dramatiques et des concerts. Déjà M. Gémier a fait entendre à Wiesbaden l’Annonce faite à Marie, qui est un ouvrage déjà populaire en Allemagne. Les Allemands sont d’ailleurs restés fidèles au mot d’ordre, et se sont en grande partie abstenus. La salle n’était guère remplie que d’officiers français. On annonce des représentations de M. Copeau, et d’autres encore.

Il faut avoir la plus grande confiance dans cette lumière que la France porte avec elle. Et il faut comprendre exactement ce que sont ces manifestations d’art français sur le Rhin. Encore une fois, il ne s’agit pas de propagande, si même ce mot a un sens. Il ne s’agit pas de quêter les applaudissements d’un peuple trop pénétré de notre art pour que nous prenions fort au sérieux ses bouderies légitimes. Les musées allemands sont pleins des tableaux de nos peintres, honorés à Cologne ou à Munich dans le temps qu’ils sont encore méconnus chez nous : de cette assimilation plus rapide les Allemands se font gloire, et ils ont raison. Les formes mêmes de leur art leur viennent de nous en grande partie, et Gauguin a eu sur eux une influence qu’ils nous renvoient maintenant, chargée d’une étiquette allemande. Ces échanges sont excellents. Ils sont dans la plus pure tradition française, M. Tirard l’a très bien montré. « J’en lis qui sont du Nord et qui sont du Midi, » écrivait La Fontaine. Nous ne nous sentons pas le besoin d’être plus protectionnistes et plus étroitement français que La Fontaine.

L’art national est fait d’expansion, de rayonnement. Les courants qui parcourent le monde y aboutissent et en repartent. Les grandes idées ont voyagé dans le monde sur un fleuve de sang français. Ce fleuve n’a que trop coulé. Aujourd’hui, dans la paix, nos armées sont campées au bord du Rhin. Mais là où sont nos drapeaux, là est notre civilisation et notre art. C’est notre plus belle maxime. Là où veillent nos soldats, le génie de la France doit être tout entier : c’est pourquoi vous voyez sur le Rhin les œuvres de nos arts : peinture, musique, et ces poèmes que le comédien anime. Il n’y a pas d’autre raison aux manifestations de Wiesbaden, et elles n’ont n’ont pas d’autre sens.


HENRY BIDOU.