Voyage en Syrie/05

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Voyage en Syrie
Revue des Deux Mondes3e période, tome 47 (p. 99-127).
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VOYAGE EN SYRIE

IMPRESSIONS ET SOUVENIRS[1]


DE JERICHO A NAZARETH.

C’est en quittant Jéricho pour se rendre à la fontaine d’Elisée qu’on remarque surtout la grande fertilité de la contrée ; on y est littéralement enfoui sous les moissons ; les fleurs se montrent partout; il y en a de toutes sortes; la seule qu’on ne trouve pas aux environs de Jéricho est précisément la rose fameuse qui porte le nom de cette ville et qui a, comme on sait, la propriété de refleurir dans l’eau lorsqu’elle est desséchée. On s’en console d’autant plus aisément que cette prétendue rose est une plante assez vilaine et de très petite taille. « Je me suis élevé, dit l’Ecclésiaste, comme le palmier de Cadès et comme le rosier de Jéricho. » J’ignore si le palmier de Cadès porte bien haut sa tête ; mais s’élever comme le rosier de Jéricho, c’est presque ramper à terre. Si l’Ecclésiaste avait dit : « Je me suis élevé comme le blé de Jéricho, » la comparaison eût été saisissante pour les voyageurs qui s’avancent péniblement au milieu des superbes moissons de cette admirable oasis. La fontaine d’Elisée, une des plus belles sources de la Palestine, où il y en a pourtant de si belles, contribue beaucoup à fertiliser le pays qui s’étend autour d’elle. Jadis ses eaux étaient amères, au grand désespoir des habitans de Jéricho. Ils vinrent s’en plaindre au prophète Elisée, qui leur demanda un vase neuf rempli de sel. Lorsqu’ils l’eurent apporté, Elisée se plaça au bord de la source et y jeta le sel en disant : « J’ai purifié cette eau, et la mort et la stérilité ne sortiront plus d’elle. » C’est, en effet, depuis cette opération fort simple, une source de vie et de fécondité. Presque en face de la fontaine d’Elisée s’élève la montagne de la quarantaine, Djebel-Qorontoul, où Jésus, après avoir jeûné quarante jours, fut tenté par le démon. L’ascension en est difficile; j’avoue que, pour mon compte, je ne l’ai point tentée. Je tenais médiocrement à voir la grotte où Jésus serait resté plongé dans le jeûne et dans la pénitence. Le lieu de la tentation m’aurait séduit davantage, quoique les royaumes qu’on aperçoit de là ne soient guère remarquables et ne puissent plus exercer sur l’imagination le prestige qu’ils y exerçaient au temps de Jésus. Mais la chaleur était torride, encore que nous ne fussions qu’au 4 avril, et j’avais tant de chemin à faire que je ne voulais pas m’attarder en route. Un grand nombre d’anachorètes, imitant l’exemple de Jésus, ont habité la montagne de la quarantaine. Comme les rochers de Saint-Saba, elle est percée d’une multitude de grottes qui la font ressembler à une cité troglodyte ou à une nécropole égyptienne. Saint Antonin raconte que, dans une de ces nombreuses cavernes, vivaient sept vierges qui y avaient été amenées dès leur enfance ; chacune avait sa cellule séparée. Lorsqu’une d’elles mourait, sa cellule lui servait de tombeau, et l’on en creusait une nouvelle pour une autre vierge. Ainsi la vie et la mort étaient confondues sur la montagne sainte ; le ciel y touchait la terre ; l’espoir du royaume de Dieu décidait des vierges à renoncer à toutes les séductions de l’existence pour venir y attendre, à côté du tombeau de leurs compagnes, l’aurore de ce jour qui devait d’un moment à l’autre luire sur le monde et dont nous cherchons encore à l’horizon les signes précurseurs.

D’ordinaire on revient de Jéricho à Jérusalem, et l’excursion de la Mer-Morte se fait séparément; mais je voulais aller à Nazareth par la route la plus directe, et je refusai de retourner sur mes pas. Je me dirigeai donc en ligne droite vers Bethel, en gravissant les montagnes les plus abruptes, les sentiers les plus arides que j’aie rencontrés jusqu’ici. Mon drogman n’avait jamais eu l’occasion de suivre cette voie; il allait à l’aventure, uniquement guidé par son instinct. Dans un de ses romans, M. Octave Feuillet fait gravir un escalier de marbre par un cheval que les lecteurs parisiens ont trouvé légèrement fantastique. Les voyageurs en Palestine trouveraient, au contraire, qu’il ressemble à tous les chevaux et que ce qu’il fait n’a rien que de naturel. Les chevaux qui les portent en font bien d’autres ! Ce ne sont pas des escaliers de marbre qu’ils escaladent, ce sont de véritables échelles de pierres roulantes et croulantes. A chaque instant, leur pied glisse, on croit qu’ils vont tomber. Soyez tranquilles! il n’y a pas l’ombre d’un danger. Une seule fois mon cheval s’est abattu sur un rocher aigu, mais il l’a fait avec tant d’habileté que je me suis senti à peine secoué. A mesure qu’on s’élève au-dessus de Jéricho, la vue devient de plus en plus belle; par les jours clairs, — et presque tous les jours sont clairs au mois d’avril, — on distingue toute l’étendue de la Mer-Morte et les sommets des montagnes qui en bornent l’extrémité. On domine presque à pic l’oasis étincelante de Jéricho. L’immense vallée grise du Jourdain, au milieu de laquelle le fleuve, entouré d’arbres et de fleurs, ressemble à un ruban de verdure, se déroule à vos pieds. Mais quand on a franchi la crête des montagnes et qu’on arrive sur l’autre versant, on entre dans une région triste et sévère qui doit être affreuse en été, car la sécheresse y a détruit toute végétation. Au printemps, elle est couverte de tant de fleurs que ses sites les plus sombres en sont égayés. D’immenses tapis verts, bleus, jaunes, rouges, étendus dans toutes les directions, forment des dessins et présentent des couleurs auprès desquelles les fantaisies les plus heureuses de l’art arabe ne sont que de misérables inventions. Les lits des ruisseaux, ensevelis sous des fleurs plus étincelantes les unes que les autres, ont l’apparence de serpens multicolores couchés sur des tapis merveilleux. La campagne est presque déserte. Quelques cigognes solitaires, quelques pâtres conduisant un maigre troupeau l’animent à peine de loin en loin. Dans les grottes et les excavations des rochers habitent néanmoins des familles de bergers qui viennent passer quelques mois sur les sommets pour profiter de la végétation rapide, mais admirable, qui les recouvre avant l’excessive chaleur. Ces pauvres gens vivent dans un état de misère sordide ; cela n’empêche point les femmes et les enfans de porter la coiffure nationale, c’est-à-dire des espèces de guirlandes de pièces d’argent placées sur le sommet et les côtés de la tête comme la mentonnière d’un casque relevée. J’ai vu des bébés à la mamelle, qui n’avaient point de chemises et qui étaient destinés à ne pas avoir de pain, ornés d’un objet de toilette qui paraît plus nécessaire que tout le reste. Ces singulières populations ont besoin par-dessus tout de luxe, d’ostentation. Pour ce qui est des moyens d’existence, elles se contentent de bien peu. On rencontre sur les montagnes de la Judée de véritables troupeaux de femmes occupées à chercher parmi les herbes celles qui peuvent être broutées. Ce spectacle rappelle la célèbre description des paysans du XVIIe siècle qu’a faite La Bruyère. Les fellahs syriens ressemblent d’une manière frappante à ces sortes d’animaux maigres, rachitiques, souffreteux, que le grand écrivain nous représente accroupis dans la campagne, se nourrissant de quelques plantes arrachées péniblement à la terre, — ces sortes d’animaux dont l’existence passée paraîtrait toujours douteuse si l’on n’en rencontrait de pareils dans, certaines contrées du monde moderne qui sont en retard non-seulement sur le XVIIe siècle, mais même sur le XVe.

En général, la population de la Judée m’a semblé laide et misérable. A part les Bédouins, qui sont admirables, toutes les autres races ont quelque chose de maladif et d’étiolé. Les bêtes ne sont pas plus vigoureuses que les gens. En Samarie et en Galilée, on trouve çà et là de beaux bestiaux ; en Judée, les bœufs ont tout au plus la taille de nos veaux d’Europe. Ils sont dépourvus de cornes comme en Égypte. On dirait que la dégénérescence que produit le climat oriental se manifeste d’abord chez les bestiaux par la perte de cet attribut important. Les bœufs de l’ancienne Égypte avaient, ainsi qu’on peut s’en convaincre dans les peintures antiques, des cornes magnifiques ; ils n’en ont plus aujourd’hui que des tronçons. Les moutons et les chèvres paraissent beaucoup plus forts. On sait que les moutons syriens sont affublés de queues énormes formées d’une matière graisseuse qui se développe de la manière la plus exubérante; il faut parfois soutenir au moyen de petites brouettes ces pesans appendices. La culture des terres se fait de la façon la plus sommaire : les charrues ne sont, bien souvent, comme au temps des Hébreux, que des branches recourbées. Mais la végétation est si puissante au printemps qu’en dépit de ces procédés agricoles renouvelés des vieux âges, on récolte encore d’abondantes moissons. Syria quoque tenui sulco arat, disait Pline, et malgré cela la Syrie était d’une fertilité merveilleuse. Quoique la Judée en fût peut-être la partie la moins féconde, les Hébreux trouvèrent le moyen d’y faire produire à la terre des richesses abondantes. Il est vrai que l’avidité qu’ils portent aujourd’hui dans le commerce et la banque était dans l’antiquité concentrée tout entière sur l’agriculture. L’esprit commercial des Juifs modernes n’est pas un héritage de leurs pères ; la loi avait tout fait pour l’empêcher de naître chez ceux-ci ; elle avait défendu à l’Hébreu de prendre de son concitoyen des intérêts en argent ou en nature. Suivant les prescriptions de Moïse, les prêts ne devaient être que des aumônes. Aussi les Juifs d’autrefois professaient-ils pour l’usure une horreur profonde. Leur amour ardent du bien de ce monde ne pouvait s’exercer que dans la culture, a Pour nous, dit l’historien Josèphe, nous habitons une contrée qui n’est pas maritime ; nous ne cultivons pas les affaires commerciales, ni les relations qu’elles servent à établir entre les étrangers. Mais nos villes sont situées loin de la mer, et ayant en partage une bonne terre, nous la cultivons avec soin. Plus que tous les-autres, nous aimons à nous occuper de l’éducation des enfans, de l’observation des lois, et nous faisons de la piété qu’elles inspirent la tâche la plus nécessaire de toute notre vie. De plus, notre manière de vivre étant toute particulière, rien dans les temps anciens ne pouvait nous faire contracter avec les Grecs des rapports tels qu’en avaient les Égyptiens, par l’échange avec eux d’objets exportés ou importés. Ceux qui habitent le littoral de la Phénicie s’appliquent par cupidité au trafic et aux affaires commerciales, etc. » Quel contraste entre ce tableau d’une population pastorale, repliée sur elle-même, uniquement occupée du culte de son Dieu et de l’éducation de ses enfans, laissant aux Phéniciens et aux Égyptiens le commerce du monde, ne se mêlant point aux étrangers qu’elle méprise sans les envier, et les mœurs actuelles de la race juive? Elle ne s’est pourtant point modifiée aussi profondément qu’on pourrait le croire ; ne pouvant exercer son insatiable cupidité, ni dans le commerce, ni dans l’usure, interdits l’un et l’autre par la loi, c’est dans l’exploitation du sol qu’elle la dépensait. Les pierres elles-mêmes finissaient par suer des richesses entre les mains d’une race puissamment douée pour l’acquisition de la fortune. Mais les révolutions religieuses et politiques ayant arraché les Juifs à la terre dont ils tiraient des trésors, il a bien fallu qu’ils cherchassent un autre moyen de satisfaire leur soif inextinguible de biens matériels. Avec la souplesse d’une race merveilleusement constituée pour la vie, ils se sont lancés à corps perdu dans les opérations financières et commerciales que leur loi leur interdisait jadis, et ces anciens agriculteurs qui ne connaissaient que leurs charrues sont devenus les premiers banquiers, les premiers industriels, les premiers marchands de l’univers. Leur activité a changé d’exercice, non de caractère.

Ont-ils gagné à ce changement ? La question vaudrait la peine d’être examinée. Ce qu’il y a de sûr, c’est que les pauvres seuls d’ entre eux reviennent en Palestine; c’est même pour cela que la population juive y est si misérable. On comprendrait néanmoins qu’en dépit des richesses de l’Occident, quelques-uns d’entre eux regrettassent la terre où leurs aïeux récoltaient péniblement de si belles moissons. A mesure qu’on quitte la Judée pour entrer dans la Samarie, le pays change d’aspect ; l’aridité du sol disparait ; les montagnes s’abaissent et deviennent des collines aux formes gracieuses ; les vallons verdoyans et remplis de plantations de figuiers, d’oliviers, d’arbres fruitiers de toute sorte donnent l’idée d’une contrée qui pourrait être des plus riantes, si les abus d’une administration odieuse ne la rendaient pas. stérile. Bethel est à la limite de la région des pierres. Il ne reste aucun vestige de cette ville où se sont passés tant de miracles. « Ne cherchez point Bethel, disait le prophète Amos; n’allez point à Galgala et ne passez pas à Bersabée, parce que Galgala sera emmenée captive, et Bethel réduite à rien. » La prophétie s’est réalisée à la lettre. La seule ruine qu’on rencontre à Bethel est celle d’une église qui, d’après saint Jérôme, avait été élevée à la place où Jacob eut le songe de l’échelle mystérieuse. Les croisés, après l’avoir restaurée, la dédièrent, je ne sais pourquoi, à saint Joseph. Le prophète a eu raison de dire : « Ne cherchez point Bethel ! » Comment reconnaître dans ce site sauvage, triste, nu, le lieu béni où le patriarche vit une communication s’établir entre le ciel et la terre, et les anges servir d’intermédiaires entre l’homme et Dieu ! Hélas ! l’échelle mystérieuse est brisée depuis longtemps, les échelons en sont dispersés aux quatre coins du monde ; lorsque l’humanité s’efforce de gravir de nouveau l’espace qui la sépare de l’inconnu, elle ne trouve plus, comme Jacob, des marches pour poser ses pieds et des anges pour la soutenir dans son ascension. De Bethel, on descend à Jifna, gros village situé au fond d’une agréable vallée. C’est là qu’on peut coucher, soit sous des tentes, soit chez le curé du village, qui vous reçoit très bien. Les environs de Jifna n’ont rien de bien remarquable ; on y montre un arbre sous lequel la vierge Marie se reposait dans ses voyages à Jérusalem et une montagne nommée la montagne du Coq, à cause de la légende que voici. Un habitant de Gofna (nom antique de Jifna) qui se trouvait à Jérusalem pendant la passion de Jésus, étant de retour dans son pays, en racontait à ses compatriotes, devant sa femme qui plumait un coq, les circonstances miraculeuses. Tous crurent d’abord a sa parole, mais lorsqu’il en arriva au récit de la résurrection, sa femme lui répondit : « Ce que vous dites là est si peu croyable qu’alors même que le coq que je plume en ce moment reviendrait à la vie, je n’y croirais pas. » Aussitôt l’animal s’échappa des mains de celle qui le plumait. La femme incrédule dut courir jusque sur le sommet d’une montagne pour le rattraper. C’est ce qui a fait nommer cette montagne la montagne du Coq. Je doute que les coqs actuels de Jifna échappent tout plumés aux mains des ménagères, mais ils chantent à tue-tête durant la nuit pour égayer les voyageurs fatigués. Au lever du jour, ils chantent encore : c’est le moment de partir. La vallée de Jifna est plongée dans une légère vapeur gris perle, d’une transparence exquise, qui estompe mollement tous les objets. En la quittant, on grimpe sur des collines dont la pente est très raide, puis on passe par une série de vallées, plus riantes les unes que les autres, où de beaux fellahs labourent lentement la terre. Je me rappelle, en particulier, la plus charmante d’entre elles, une sorte de cirque gracieusement entouré de coteaux chargés d’oliviers. La terre, retournée par les charrues, était d’une couleur jaune foncé qui faisait admirablement ressortir les costumes bleus et blancs des laboureurs, de leurs femmes et de leurs enfans. Tous ces groupes pittoresques se détachaient vivement sur ce fond un peu sombre. Les Orientaux travaillent avec moins de hâte encore que nos paysans d’Europe ; la solennité de leur démarche, la majesté naturelle de leur allure, la grâce simple de leurs mouve- mens, transforment les scènes d’agriculture en tableaux pleins d’élégance et de force. On se serait cru transporté en pleine Bible, sur le théâtre d’une de ces adorables idylles de Rébecca, du jeune Tobie, ou de Ruth, auprès desquelles pâlissent tous les romans champêtres. La terre ne produit qu’une récolte en Samarie; mais elle est à peine écorchée par la charrue et jamais elle n’est fumée. Un grain y donne une dizaine de pousses d’orge ou de blé. Quant aux fèves, une des richesses du pays, elles rendent cent pour un. Je n’ai jamais vu, même en Égypte, de cultures plus belles que celles de l’immense vallée qui conduit au mont Garizim. A l’époque où je l’ai traversée, c’est-à-dire dans les premiers jours d’avril, les moissons y avaient atteint déjà une hauteur considérable. Les champs de fèves surtout étaient en plein développement. Ils couvraient toute la vallée. De nombreuses femmes et des quantités d’enfans, occupés à la cueillette, rompaient la monotonie de leur verdure sombre par les vives couleurs des costumes les plus variés.

Quand on arrive au pied du mont Garizim, une nouvelle vallée s’ouvre à gauche, entre le mont Garizim et le mont Hébal. C’est là que se trouve Naplouse, l’ancienne Sichem, la capitale religieuse de la Samarie, le centre véritable du royaume juif du Nord. L’aspect de Naplouse est singulièrement pittoresque. On aperçoit d’abord, au milieu d’oliviers gigantesques, de grandes casernes où des soldats turcs font dévotement leur prière; puis, plus loin, un champ de pierres blanchâtres qui brille d’un vif éclat au soleil; c’est le cimetière de la ville, il est adossé au mont Hébal, lequel est couvert, depuis le sommet jusqu’à la base, de plantations de cactus, qu’on prendrait à distance pour des vignes, mais qui, de près, sont bien plus puissantes et bien plus touffues que les vignes les plus vigoureuses. La ville, au contraire, est adossée au mont Garizim. Elle est surmontée de terrasses et de rochers qui s’allient fort bien avec le style de ses grandes maisons, d’une solidité massive, assez semblables à des prisons ou à des citadelles. Quelques dômes, quelques minarets, enfin quelques cimes de palmiers, si rares dans ces régions, dominent ses constructions un peu lourdes. Un mur d’enceinte l’enveloppe de toutes parts. Quand on a traversé ce mur, on se trouve dans des rues étroites, sombres, qui seraient sordides si elles n’étaient arrosées par de superbes fontaines et des ruisseaux qui coulent en abondance de tous côtés. Naplouse n’aurait d’ailleurs rien de remarquable sans la synagogue des Samaritains et le fameux Pentateuque qu’ils y conservent avec un pieux respect. Le bazar y ressemble à tous les bazars d’Orient, les mosquées sont fort ordinaires ; d’ailleurs on ne les visite pas très facilement, la population de Naplouse étant assez fanatique. Une petite communauté catholique, composée de soixante personnes environ, toutes étrangères, est desservie par un curé dont la maison s’ouvre aux voyageurs. Le jour où j’y ai cherché l’hospitalité, le curé était fort préoccupé d’une aventure malheureuse arrivée à une jeune fille chrétienne du fait de quelque musulman peu scrupuleux. Malgré tous mes efforts pour le faire parler d’autre chose, il en revenait toujours à l’histoire de sa jeune fille et aux dangers que ce mauvais exemple, s’il restait impuni, risquait de faire courir au reste de ses brebis. J’essayai, pour le consoler, de lui rappeler qu’une des premières fois où il est question de Sichem dans la Bible, c’est à propos d’un incident de la nature de celui qu’il me racontait. Je n’oserais reproduire ici tous les termes du récit biblique, mais je n’hésitai pas à le faire auprès du curé de Naplouse. Jacob avait acheté de la main des enfans d’Hémor, père de Sichem, un champ où il avait établi un autel et son campement. Tandis qu’il était occupé à prier Dieu, sa fille, Dina, entraînée par une imprudente curiosité, était allée se promener dans les environs à la recherche des jeunes filles du pays. Or, à la place de jeunes filles, elle rencontra Sichem, fils d’Hemor, qui, séduit par ses attraits, la vit, la revit et se comporta avec elle d’une manière que la Bible exprime très crûment. Mais c’était pour le bon motif, car, sa passion à peine assouvie, il fut trouver son propre père, et le pria de demander Dina en mariage à Jacob. On ne pouvait donc lui reprocher qu’un peu de précipitation. Néanmoins, Jacob et ses fils se vengèrent cruellement de l’insulte qu’ils croyaient avoir reçue de lui. « Jacob, dit la Genèse (XXXIV), apprit qu’il avait violé Dina, sa fille, et ses fils étaient aux champs avec son bétail. Ainsi, Jacob se tut jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés. — Alors Hemor, père de Sichem, vint pour parler à Jacob. — Et aussitôt que les enfans de Jacob eurent appris ce qui était arrivé, ils revinrent des champs et furent extrêmement fâchés et fort irrités à cause de l’action infâme que cet homme avait commise contre Israël en couchant avec la fille de Jacob, ce qui ne se devait point faire. — Et Hémor leur parla et leur dit : « Sichem, mon fils, a beaucoup d’affection pour votre fille ; donnez-la-lui, je vous prie, pour femme. — Et alliez-vous avec nous : donnez-nous vos filles et prenez les nôtres pour vous. — Et habitez avec nous, et le pays sera à votre disposition; demeurez-y et y trafiquez et le possédez. » Sichem avait dit au père et aux frères de la fille : « Que je trouve grâce devant vous, et je donnerai tout ce que vous me direz. — Imposez-moi un grand domaine et de grands présens, et je les donnerai comme vous me direz, et donnez-moi la jeune fille pour femme. » Alors les enfans de Jacob répondirent à Sichem et à Hémor, son père, et, parlant à dessein de les tromper, parce qu’il avait violé Dina, leur sœur, — ils lui dirent : « Nous ne pouvons faire cela, ni donner notre sœur à un homme incirconcis, car ce nous serait un reproche. — Mais nous consentirons à ce que vous voulez, sous cette condition : si vous devenez semblables à nous, en circoncisant tous les mâles qui sont parmi vous. — Alors nous vous donnerons nos filles, et nous prendrons les vôtres pour nous, et nous habiterons avec vous, et nous ne serons plus qu’un peuple. — Mais si vous ne voulez pas écouter la demande que nous vous faisons d’être circoncis, nous prendrons notre fille et nous nous en irons. » Et leurs discours plurent à Hémor et Sichem, fils d’Hémor. — Et le jeune homme ne différa point à faire ce qu’on lui avait proposé, car la fille de Jacob lui agréait beaucoup, et il était le plus considéré de tous ceux de la maison de son père. — Hémor donc et Sichem, son fils, vinrent à la porte de leur ville et parlèrent aux gens de leur ville et leur dirent : « Ces gens-ci sont fort paisibles ; ils sont avec nous ; qu’ils habitent au pays et qu’ils y trafiquent. Et voici, le pays est d’une assez grande étendue pour eux; nous prendrons pour nos femmes leurs filles, et nous leur donnerons les nôtres. » — Mais ils ne consentiront à habiter avec nous pour n’être qu’un seul peuple qu’à cette condition que tout mâle qui est parmi nous soit circoncis comme ils sont circoncis. — Leur bétail et leurs biens et toutes leurs bêtes ne seront-ils pas à nous? Donnons-leur seulement cette satisfaction et qu’ils demeurent avec nous. — Et tous ceux qui sortaient par la porte de leur ville obéirent à Hémor et à Sichem, son fils, et tout mâle qui sortait par la porte de leur ville fut circoncis. — Et il arriva au troisième jour, lorsqu’ils étaient dans la douleur, que deux des enfans de Jacob, Siméon et Lévi, frères de Dina, ayant pris leur épée, entrèrent dans la ville et tuèrent tous les mâles. — Ils tuèrent aussi au tranchant de l’épée Hémor et Sichem, son fils, et ils prirent Dina de la maison de Sichem, et ils sortirent. — Et les enfans de Jacob se jetèrent sur ceux qui avaient été tués et pillèrent la ville parce qu’ils avaient violé leur sœur. — Et ils prirent leurs troupeaux, leurs bœufs, leurs ânes et ce qui était dans la ville et aux champs, — et tous leurs biens et tous leurs petits enfans, et ils emmenèrent prisonnières leurs femmes, et ils les pillèrent, et ils prirent tout ce qui était dans les maisons. » Voilà de quelle manière Naplouse a fait son apparition sur la scène de l’histoire. En arrivant dans cette ville, je venais de relire la Genèse, j’étais tout plein de l’aventure de Dina; on comprend donc que celle de la jeune fille du curé catholique ne m’émût pas outre mesure. Aussi galant que Sichem, l’auteur du crime dont se plaignait ce curé proposait également d’épouser sa victime ; mais c’était là ce qui causait le plus grand scandale dans la petite colonie catholique de Naplouse. Que les musulmans pussent violer les chrétiennes, passe ! mais les épouser! Le curé ne pouvait se faire à cette idée, et je crois qu’il aurait eu recours, pour se venger, au stratagème des fils de Jacob si le ravisseur n’eût pas été déjà circoncis; malheureusement il ne l’était que trop, et il ne fallait pas songer à le mettre et à le surprendre dans une situation languissante pour le tuer au tranchant de l’épée.

Naplouse ne rappelle pas seulement les souvenirs héroï-comiques dont je viens de parler; elle a été la rivale drf Jérusalem, la capitale de ce royaume du Nord que la prépondérance tardive de la tribu de Jula finit par rejeter dans l’ombre, mais dont les destinées avaient longtemps balancé celles de sa rivale. Religieusement aussi bien que politiquement, la Samarie a lutté non sans succès avec la Judée, et quoiqu’elle ait été définitivement vaincue, ce serait exagérer la portée de sa défaite que de la croire aussi complète qu’on le dit généralement. A la distance où nous sommes de l’histoire du judaïsme, il semble que l’unité du sanctuaire, conséquence et garantie de l’unité divine, ait été le dogme fondamental et constant de la religion juive. De là l’importance non-seulement capitale, mais unique, attribuée à Jérusalem ; de là l’effacement des autres villes devant la ville sainte, devenue le symbole de la foi hébraïque au détriment de tous les autres lieux qui lui avaient disputé l’honneur de servir d’asile à Dieu. Mais, lorsqu’on lit avec attention l’Ancien-Testament, on s’aperçoit sans trop de peine que cette sorte décentralisation religieuse, qui a porté à la fois sur la divinité et sur le sanctuaire, ne s’est opérée qu’avec grande lenteur et qu’elle a été la conséquence de la centralisation politique qui l’a précédée et déterminée. Avec sa montagne de Garizim, rivale de Sion, avec sa ville sainte de Bethel, avec ses nombreux souvenirs de l’âge patriarcal, la Samarie était la plus considérable des individualités qui résistaient à l’action prépondérante de Jérusalem, et peu s’en fallut qu’à diverses époques le succès ne couronnât ses efforts. En remontant aux plus vieilles traditions de l’histoire commune, il lui était facile d’appuyer ses prétentions sur de très solides fondemens. Lorsque les Hébreux arrivèrent sur la terre de Canaan, ils y trouvèrent établi l’usage des hauts lieux ou hauteurs auquel ils se conformèrent d’abord avec une parfaite bonne foi, en se bornant, suivant la loi constante de ce genre de transformations, à célébrer le culte de Jéhovah là où l’on adorait les divinités locales que celui-ci venait détrôner. C’est ainsi que se formèrent les autels de Sichem, de Bethel, de Bersaba, et bien d’autres aux premières époques de l’émigration, avant que l’idée d’unité absolue eût détruit les diversités locales qui marquent toujours les débuts d’une civilisation. Sur les points mêmes où des sanctuaires n’existaient pas, les Hébreux ne se firent aucun scrupule d’en créer; Guilbal, Siloh, Ophra, Rama, etc., devinrent de cette façon des centres religieux où l’on convergeait de tous côtés. Ce n’était pas tout. Outre ces lieux consacrés d’une manière permanente, dès que le besoin s’en faisait sentir, on élevait à la hâte des autels passagers qui servaient à des fêtes ou à des cérémonies de circonstance et qui disparaissaient avec l’événement qui en avait provoqué l’érection. À ces époques reculées, le sacrifice n’avait pas encore le caractère qu’il a revêtu plus tard; il n’était point restreint aux règles d’un rituel déterminé; il consistait en repas et en réjouissances dont on offrait les prémices à Jéhovah et qui ressemblaient beaucoup plus à des agapes païennes qu’aux cérémonies strictement monothéistes des siècles suivans. Ézéchiel appelle le culte des hauteurs : « manger » sur les montagnes. Ce culte, qui rassemblait autour d’un même festin, sous l’œil de Jéhovah, à chaque période importante de la vie, — au moment des moissons, à la veille des expéditions militaires, à l’arrivée d’un hôte distingué, — tous les membres de la même famille ou de la même corporation, avait pour but de consacrer à la fois des relations entre la terre et le ciel et entre les divers membres d’un groupe terrestre. Jéhovah s’unissait à ses hôtes, et sa présence augmentait l’union mutuelle de ceux-ci. On allait donc à Silo ou à Bethel « manger et boire devant Jéhovah, » sans se douter un instant qu’un jour viendrait où ces démonstrations fraternelles seraient flétries comme des crimes et taxées par une orthodoxie sévère de coupable idolâtrie. L’auteur du livre de l’Exode ne connaissait pas encore le dogme de l’unité du sanctuaire : « Tu me feras, fait-il dire à Jéhovah, un autel de terre et tu y offriras tes victimes... En quelque lieu où je veuille faire honorer mon nom, je viendrai à toi et je te bénirai. Si cependant tu veux me construire un autel en pierres, tu n’y introduiras point les pierres taillées. Car ces pierres que le fer aurait touchées seraient impures. Tu n’établiras pas mon autel sur les gradins, ce qui pourrait découvrir ta nudité. »

Nous sommes loin, on le voit, non-seulement du temple de Salomon, mais encore du tabernacle! En quelque lieu qu’il lui plût, Jéhovah se présentait à l’adoration ; ce qui prouve que la multiplicité des sanctuaires était alors non-seulement la pratique constante, mais la règle légale. Aussi les patriarches élevaient-ils des autels, dressaient-ils des pierres commémoratives, plantaient-ils des arbres, creusaient-ils des puits dans toutes les régions où ils habitaient, ne fût-ce qu’en passant. Et ce n’est pas au hasard qu’ils choisissaient l’emplacement de ces sanctuaires plus ou moins permanens. Dieu-lui-même désignait l’endroit où il voulait communiquer avec ses adorateurs. Abraham bâtit un autel à Sichem où Dieu lui était apparu. Quant à Jacob, on sait pourquoi il en construisit un à Bethel. « Il rêva d’une échelle dont le pied reposa sur le sol et dont le sommet atteignait le ciel ; sur elle montaient et descendaient les anges de Dieu. Il eut peur et dit : Que cet endroit est redoutable! c’est en vérité une résidence de Dieu, c’est la porte du ciel. » Combien de lieux jouissaient du même privilège ! Le ciel avait alors de nombreuses portes: on pouvait y pénétrer de tous côtés.

« Autant de villes, autant d’autels! » s’écrie avec douleur Jérémie. Cette exclamation n’aurait pas été comprise au temps, je ne dis pas des patriarches, mais même de Salomon. La suprématie absolue de Jérusalem n’est devenue un véritable dogme religieux qu’à la suite des réactions sacerdotales et des réformes monothéistes que provoqua le retour de la captivité de Babylone, La plupart des souvenirs du passé s’étaient affaiblis dans l’exil ; le sentiment national, vivement excité par de cruelles catastrophes, faisait naître un besoin d’unité qui n’avait pas été ressenti jusque-là. Les différences de caractère, de civilisation, d’art, de mythes, de physionomie intellectuelle et morale qui existaient entre les divers cantons de la Palestine avaient été effacées, ou du moins atténuées sous le joug étranger. Chacun comprenait la nécessité d’un centre religieux et politique où les espérances patriotiques pussent trouver un solide fondement. Jéhovah lui-même, fatigué des fêtes particulières qui resserraient les liens des corporations locales aux dépens de la cohésion de la patrie commune, réclamait par la voix de ses prophètes un culte unique qui ne fût plus une cérémonie de famille, une simple commémoration des souvenirs de la tribu, mais le sacrifice du peuple tout entier offrant des victimes en expiation des fautes dont il avait été si cruellement puni et dont le retour le menaçait des mêmes infortunes. Toutes ces circonstances favorisaient la prépondérance de Juda. Cependant il ne fut jamais possible de faire triompher complètement l’unité du culte. Une résistance d’abord faible, plus tard énergique, se forma au milieu des populations mélangées du pays de Samarie, populations qui, tout en adorant Jéhovah, avaient conservé les rites idolâtres des premiers âges et prétendaient pouvoir les allier sans inconvénient à la foi hébraïque. Lorsque Cyrus autorisa la reconstruction du temple de Jérusalem, elles réclamaient leur admission dans la communauté juive. Leur demande ayant été repoussée par les chefs des Juifs, elles en conçurent une telle colère qu’elles résolurent d’employer tous les moyens pour empêcher la restauration de ce temple d’où on les bannissait.

Il ne fallait pas songer à obtenir le retrait de l’édit de Cyrus qui permettait de le réédifier ; mais en usant de voies de fait, en attaquant sans cesse les ouvriers, en opposant mille entraves aux travailleurs, on pouvait peut-être arrêter l’ouvrage ou du moins le suspendre pour longtemps. Cette manœuvre réussit. A la mort de Cyrus, les administrateurs du pays de Samarie envoyèrent une supplique à son successeur pour accuser les Juifs de rétablir les fortifications de Jérusalem, cité rebelle, affirmaient-ils, dans laquelle de tous temps on avait tramé des conspirations, ce qui avait rendu sa destruction nécessaire à la paix générale. Cambyse pourrait s’en convaincre en faisant faire des recherches dans les archives. « Nous informons le roi, disaient-ils en terminant, que, si cette ville est rebâtie et ses murailles rétablies, il n’aura plus de part à ces contrées en deçà du fleuve de l’Euphrate. » Cette dénonciation fut écoutée ; Cambyse ordonna la suspension des travaux du temple. Telle fut l’origine de la haine violente des Juifs contre les Samaritains. Mais il ne suffisait pas à ces derniers de combattre le culte de leurs voisins, ils voulaient aussi en avoir un qui leur fût propre, et voici en quelles circonstances ils réalisèrent leur désir. Manassé, frère du pontife Iaddoua, avait épousé Nicaso, fille du Samaritain Sanabalat, satrape du dernier Darius dans le pays de Samarie. Le grand prêtre et le peuple, également indignés de ce mariage, mirent Manassé dans l’alternative de quitter sa femme ou le sacerdoce. Plus ambitieux qu’amoureux, Manassé, tout en protestant de son attachement pour Nicaso, manifesta à son père l’intention de la répudier, afin de n’être pas privé des droits sacerdotaux qu’il plaçait au-dessus de tout. Désirant retenir son gendre auprès de lui, Sanabalat promit à Manassé d’obtenir du roi Darius la permission d’élever sur le mont Garizim, près de Sichem, un temple rival de celui de Jérusalem, dans lequel il exercerait à son gré les fonctions de grand-prêtre. Ce projet combla les vœux de Manassé, qui devint le fondateur du culte samaritain. Comme Sichem était, ainsi que je viens de le dire, le rendez-vous d’une population mixte composée de colons assyriens, d’anciens Éphraïmistes, de Juifs exclus de la communauté de Jérusalem, beaucoup d’élémens étrangers se mêlèrent à la nouvelle secte ; les pratiques idolâtres dont on accusait celle-ci et qui n’étaient peut-être que d’anciennes traditions locales, rendirent la fusion plus facile ; les Samaritains grandirent en importance morale et numérique, et pendant longtemps Garizim continua à soutenir contre Jérusalem une concurrence passionnée. Deux cents ans plus tard, Jean Hyrcan devait détruire le temple de Garizim sans parvenir à rétablir l’unité de la foi. Tandis que tous les autres sanctuaires étaient tombés peu à peu sous la malédiction des prophètes, tandis que le culte s’était centralisé vigoureusement à Jérusalem, une fraction dissidente subsista donc jusqu’au bout à Sichem. Elle y subsiste encore au pied même du mont Garizim, sur lequel on ne voit plus que quelques ruines de l’ancien temple. Si faible qu’il soit, ce débris d’une antique hérésie a résisté à toutes les aventures. En 1202, Naplouse fut renversée par un tremblement de terre; le quartier des Samaritains seul resta debout : image exacte de la persistance avec laquelle ce reste infime d’une race perdue a survécu aux plus grandes catastrophes.

L’heure cependant semble prochaine où cette branche persistante de la famille sémitique disparaîtra complètement. Les persécutions, la misère, le prosélytisme des sectes plus puissantes menacent à chaque instant sa frêle existence. En 1820, les Samaritains étaient encore au nombre d’environ cinq cents. Robinson, qui visita Naplouse en 1838, n’en trouva plus que cent cinquante, et ce nombre a certainement diminué depuis. Les renseignemens que j’ai pris sont trop contradictoires pour que je me permette de les donner avec assurance. Les uns m’ont dit que les Samaritains étaient encore au nombre de deux cents, les autres au nombre de quatre-vingt-quinze seulement. Dans la supplique qu’ils adressèrent en 1842 au gouvernement français, ils avouaient qu’ils étaient réduits à quarante familles. Une légende populaire, que m’a racontée mon drogman et que plusieurs autres personnes m’ont confirmée, prétend même qu’ils ne sont que quarante; dès que l’un d’eux naîtrait, un ancien mourrait pour que le nombre fatidique ne fût pas dépassé. Singulière académie où la vue d’une femme grosse produirait sur chacun des membres qui la composeraient l’effet d’un : « Frère, il faut mourir ! » j’imagine que, si la légende était vraie, des règlemens sévères interdiraient de mettre des enfans au monde et qu’en renonçant aux plaisirs de la famille, les quarante Samaritains s’assureraient à eux-mêmes une immortalité plus réelle que celle que donnent les académies. Malheureusement les Samaritains n’ont pas mieux découvert que nous tous le secret d’échapper à la mort. Le quartier qu’ils habitent à Naplouse est l’un des plus écartés de la ville. On s’y rend à travers une série de ruelles noires et malpropres que l’on ne traverse pas sans dégoût. En arrivant, on est payé de sa peine par la vue du fameux Pentateuque qui est, dit-on, l’œuvre d’Abischa, fils de Phinées, fils d’Eléazar, qui fut fils d’Aaron, ce qui le ferait remonter à quinze cents ans environ avant Jésus-Christ. Non content de cette haute et problématique antiquité, le Samaritain qui me montrait le Pentateuque m’a affirmé qu’il datait de trois mille quatre cent cinquante ans avant Jésus-Christ et la boîte qui le contient de onze mille ans. Le Pentateuque est écrit, on le sait, en caractères samaritains, sur une bande de parchemin longue de plusieurs mètres, disposée autour de deux baguettes en argent de telle façon qu’une partie s’enroule lorsque l’autre se déroule. La vénération dont les Samaritains l’entourent serait touchante s’ils n’en faisaient pas un objet de commerce en l’exhibant aux étrangers pour de l’argent. Ce qui m’a frappé beaucoup plus que le Pentateuque, c’est la beauté de l’espèce à laquelle appartient le sacristain qui me le montrait; la population juive de Palestine est si laide qu’on est reconnaissant aux Samaritains d’avoir conservé, outre leur vieux parchemin, la finesse et l’élégance primitives de leur race. Au lieu du teint blême et huileux de leurs compatriotes de Jérusalem et de Tibériade, ils ont une fermeté de carnation tout orientale; leur taille est élevée, leurs yeux noirs ont un éclat perçant, leurs mains sont longues et fines ; ils s’habillent avec goût et n’ont garde de porter les hideuses papillotes qui ajoutent au caractère répugnant de la figure des Juifs de Palestine. Je me rappelle qu’en sortant de la synagogue samaritaine, je fus suivi longtemps par une jeune fille de quinze ans environ qui m’offrait une rose que je n’acceptai, moyennant bakchich, qu’à la dernière extrémité, et lorsque je vis bien que la jeune fille allait s’en aller si je continuais à la refuser. Je me plaisais à prolonger le spectacle que m’offrait cette gracieuse enfant, aux yeux d’une profondeur admirable, aux cheveux d’un noir de jais, à la taille souple, vêtue d’un costume pittoresque qui laissait nues ses jambes nerveuses. Elle marchait en se balançant avec une nonchalance charmante, et le geste avec lequel elle me tendait sa fleur était à la fois d’une retenue et d’une hardiesse délicieuses. J’avais rencontré des Juives tellement horribles que la vue de cette jeune fille si différente m’a enchanté. Peu s’en est fallu que je me prononçasse contre le mont Sion et que j’allasse sacrifier sur le mont Garizim!

Malheureusement le mont Garizim n’est pas moins souillé que le mont Sion. Les Samaritains d’aujourd’hui ont presque complètement oublié les traditions de leurs pères; leur lente décrépitude morale est déshonorée par le charlatanisme et la fourberie, conséquences fatales d’un abaissement séculaire. De tous les hauts lieux où Jéhovah se manifestait jadis aux hommes, de toutes ces portes ouvertes sur le ciel, il ne reste rien aujourd’hui. Ne nous en plaignons pas néanmoins. C’est Jésus qui a porté les coups les plus terribles à Sion et à Garizim, à Jérusalem et à Sichem, et les malédictions tombées de sa bouche sur tous ces sanctuaires plus ou moins idolâtres, quoiqu’elles n’aient pas réussi à détourner l’humanité des superstitions locales, ont créé, pour une minorité d’élite, un culte général, universel, désintéressé, dégagé de toute forme exclusive, détaché de tout lieu spécial, sans lien avec les rites conventionnels, un culte d’une originalité telle que ni Juda, ni Éphraïm, ni la Judée, ni .la Samarie n’en avaient eu un instant la vision et qu’aujourd’hui encore presque tous ceux qui se croient chrétiens sont incapables de le comprendre et de le pratiquer. Chose curieuse ! ce n’est pas dans le pays de Génézareth, au bord de ce lac de Tibériade où se sont déroulées les scènes les plus charmantes de sa vie, où se sont manifestées ses inspirations les plus sublimes, que Jésus a posé les fondemens du culte nouveau ; c’est en Samarie, c’est à quelques pas de Sichem, c’est-à-dire au centre même des ennemis de sa race et des croyances des siens. Et l’interlocuteur qu’il a choisi pour lui révéler l’œuvre qu’il venait accomplir n’a pas été moins étrange que le lieu où il la lui a révélée. On connaît l’admirable épisode de la Samaritaine ; mais il faut le relire à Naplouse, près du puits qu’on vous montre comme étant celui où Jésus a eu avec la pécheresse le colloque où il a exposé, dans les termes les plus précis, le but et la portée de sa mission divine. Se mettant tout de suite au-dessus des préjugés religieux de son pays, il demande à boire à la Samaritaine ; étonnée d’une telle familiarité, celle-ci lui répond : « Comment ! vous qui êtes Juif, me demandez-vous à boire, à moi qui suis une femme samaritaine ? car les Juifs n’ont point de commerce avec les Samaritains. » La suite de la conversation amène la Samaritaine, de plus en plus surprise et émerveillée, à s’écrier : « Seigneur, je vois que vous êtes prophète ! Nos pères ont adoré sur cette montagne, et vous dites, vous, que Jérusalem est le lieu où il faut adorer ! » Elle ne comprend pas encore la pensée divine. Jésus lui dit : « Femme, croyez-moi, voici l’heure où vous n’adorerez le Père ni sur cette montagne, ni à Jérusalem. Vous adorez, vous, ce que vous ne connaissez point : nous, nous adorons ce que nous connaissons, parce que le salut vient des Juifs. Mais vient une heure, et elle est déjà venue, où les vrais adorateurs adoreront le Père en esprit et en vérité ; car ce sont de tels adorateurs que le Père cherche. Dieu est esprit, et ceux qui l’adorent doivent l’adorer en esprit et en vérité. » .Hélas ! l’heure dont Jésus parlait était-elle venue ? est-elle venue aujourd’hui même ? C’est ce qu’on ne saurait croire lorsqu’on parcourt la Palestine, et qu’à chaque pas on y rencontre des sanctuaires, non moins profanes et tout aussi apocryphes que celui de Garizim, des sanctuaires où le Père est adoré avec une idolâtrie non moins grossière que celle des Samaritains. L’idée d’un culte tout spirituel rendu à la vérité ne sera peut-être jamais pour la masse de l’humanité qu’un rêve irréalisable, qu’une illusion aussi vaine que sublime; mais il suffit qu’elle ait pénétré dans quelques âmes et qu’elle les console des tristesses de ce monde pour que les paroles de Jésus n’aient point été perdues et pour que l’eau qu’il a fait surgir du puits de la Samaritaine devienne, suivant son expression, «une fontaine jaillissant jusque dans la vie éternelle. »

Peu de spectacles sont plus charmans que celui dont on jouit en quittant Naplouse de bonne heure pour se rendre à Nazareth en passant par Sébaste et Djénine. On traverse d’abord une jolie vallée remplie de cognassiers ombrageant de leurs feuilles et de leurs fleurs des milliers de sources qui jaillissent de tous côtés. Les ruisseaux, torrens, les cascades bruissent et rafraîchissent ce paysage humide et lumineux qui semble avoir combiné tous les avantages de l’Orient et de l’Occident. Lorsqu’on s’élève au sortir de la vallée de Naplouse, on ne peut s’empêcher de se retourner sans cesse pour admirer le panorama de la ville enfouie dans les arbres. Cependant on avance toujours dans une région plus montagneuse et partant plus stérile, mais qui ne ressemble en rien à l’aride Judée. Après quelques heures de marche, on arrive à Sébâstieh, l’ancienne Sébaste, ville jadis splendide, quoique le site où elle est située soit assez triste. C’est Hérode le Grand qui la nomma Sébaste (Auguste) en l’honneur de l’empereur romain qui la lui avait donnée. Il l’embellit, suivant sa coutume, d’édifices magnifiques, dont le principal était un temple dédié à l’empereur et devant lequel s’étendait une place de trois stades et demi. Ou y trouve encore des colonnes qui sont probablement les débris du temple d’Auguste et du théâtre de la ville. Mais la seule ruine importante de Sébaste est celle de l’église de Saint-Jean-Baptiste, bâtie par les croisés entre 1150 et 1180, monument remarquable que M. de Vogüé regarde comme la plus belle des basiliques chrétiennes de la Palestine après celle du Saint-Sépulcre. Les musulmans y vénèrent une chambre sépulcrale qu’ils prétendent renfermer les tombeaux de saint Jean-Baptiste, du prophète Abdias et du prophète Elisée. De Sébaste à Djenine, la dernière station avant d’arriver à Nazareth, la route présente des aspects très variés. Tantôt elle passe par des gorges arides, tantôt elle se déroule à travers des plaines et des vallées d’une grande fertilité ; tantôt elle grimpe sur les montagnes dont la vue s’étend au loin sur la Samarie et sur la Galilée. Ce qui m’a le plus frappé dans cette longue étape, c’est une fontaine ou plutôt une source remplie de femmes qui puisaient de l’eau et qui lavaient du linge. Toutes avaient une tournure d’une souplesse et d’une élégance rares, et le type de quelques-unes était remarquable. Groupées autour des rochers qui avoisinaient la source, elles formaient une sorte de pyramide féminine, pyramide bruyante et aux mille couleurs. On rencontre sans cesse en Orient des tableaux de ce genre ; partout où il y a de l’eau, on est sûr de voir des réunions pittoresques. On va à la fontaine, non-seulement pour y boire, mais pour s’y reposer, pour y faire la conversation, pour y fumer des narguilés. Les fontaines sont les véritables places publiques de ces chaudes contrées où l’on recherche par-dessus tout l’ombre et la fraîcheur. Ce n’est pas seulement à la fontaine d’ailleurs que je rencontrais des femmes d’un aspect intéressant, j’en trouvais sans cesse sur ma route. La plupart d’entre elles étaient simplement vêtues d’un lourd pantalon, d’une sorte de veste ouverte sur la poitrine, et de cette coiffure étrange dont j’ai parlé, espèce de bourrelet en fer à cheval, recouvert de pièces d’argent, qui encadre la figure d’une façon peu gracieuse. Parmi tous les vallons de la Samarie, celui qui m’a paru le plus charmant est le vallon de Béthulie, patrie de Judith. C’est une sorte de petite plaine circulaire entourée de mamelons dont les courbes molles sont d’une élégance ravissante. La ville s’élève sur l’un de ces mamelons. J’ignore si l’on y conserve la moindre relique de Judith, n’y étant point entré, mais j’ai peine à m’expliquer qu’une femme d’un caractère aussi résolu ait pu naître dans un pays où la nature est d’une douceur efféminée. Quand on a passé Béthulie, on s’engage dans une série de petites gorges étroites où les fleurs printanières débordent de tous côtés. Je n’y ai guère remarqué qu’un homme qui semblait y vivre en solitaire dans le costume peu compliqué du père Adam. J’ai cru d’abord à un grand singe, d’autant mieux qu’il ouvrait la bouche et me montrait ses dents, pour m’indiquer qu’il avait faim, avec un geste d’orang-outang. Mais c’était bien un homme renouvelant, en plein XIXe siècle, l’existence primitive des plus vieux anachorètes.

À l’extrémité de cette suite de gorges fleuries s’ouvre la plaine d’Esdrelon. On s’arrête à la petite ville de Djenine, qui la domine tout entière. La situation de Djenine est des plus pittoresques. La ville n’a rien de remarquable en elle-même, mais elle est environnée de cactus et de palmiers qui lui font une délicieuse ceinture de verdure. Une grande mosquée, au pied de laquelle s’étend un jardin dont les arbres sont magnifiques, domine le paysage de sa large coupole. Presque en face de la ville, sur une colline élevée, est placé le cimetière. C’est là que les bourgeois vont se promener le soir, contempler le coucher du soleil et admirer l’un des plus beaux panoramas qu’on puisse voir. Derrière eux, les monts de la Samarie prolongent leurs ondulations puissantes jusqu’au Carmel, qui s’avance majestueusement dans la mer ; à l’autre extrémité de la plaine, une série de montagnes moins élevées, mais dont les formes sont agréables à l’œil et qui toutes rappellent de grands souvenirs historiques, arrêtent le regard. Voici le mont Gelboë, où Saül, vaincu par les Philistins, périt avec trois de ses fils ; plus loin, c’est le petit Hermon, sur lequel brille, comme un point blanc, je ne sais quelle mosquée ou tombeau de santon ; en se rapprochant, on aperçoit les collines de la Galilée. L’immense plaine d’Esdrelon s’étend au milieu de ces montagnes. La lumière du soir couvre ce tableau majestueux et charmant d’une lumière dorée d’une délicatesse inimaginable. Les jardins de la ville sont remplis d’oiseaux dont on entend les derniers chants. Sur les arbres les plus élevés viennent s’abattre des vols de cigognes qui se perchent sur leurs branches pour passer la nuit. Par les soirées très claires, on distingue Nazareth. On y sera demain !

Djénine est la seule étape de mon voyage en Palestine où je n’aie pas couché dans un presbytère ou dans un couvent. Il n’y a pas de mission catholique dans cette ville ; par conséquent, il n’y a pas non plus d’asile ouvert aux voyageurs chrétiens. J’ai profité de l’occasion pour m’introduire dans une maison arabe et contempler d’un peu plus près l’existence qu’on y mène. Cette maison se composait d’une cour où logeaient les animaux, d’une salle inférieure où toute la famille s’était entassée pour me laisser la libre disposition de la chambre principale, sorte de pièce élevée où se tenaient d’ordinaire hommes, femmes, enfans, animaux, mobilier, etc. On l’avait démeublée à mon usage ; mais il y restait encore dans les coins de grandes outres remplies d’huile, tandis que le long des murs étaient suspendus des linges, de vieilles robes et autres guenilles d’où sortaient des parfums peu agréables et des puces moins agréables encore. La porte était la seule ouverture, aucune fenêtre n’étant pratiquée dans la muraille. Une natte était étendue sur le plancher ; les indigènes n’y marchaient qu’après s’être déchaussés. Je m’amusai longtemps à contempler, dans la salle inférieure, le spectacle de la famille réunie autour d’une sorte de brasero où se faisait la cuisine commune. L’éclat de la braise se réfléchissait sur les visages et sur les costumes en teintes rouges du plus bel effet. Les femmes parlaient beaucoup, les hommes restaient immobiles, les enfans dormaient. La nuit arrivée, le brasero presque éteint, chacun s’étendit sans changer de place et commença à ronfler. Je n’avais pas envie d’en faire autant. Ma chambre ne me tentait guère. En revanche, j’étais séduit par une petite terrasse située tout à côté et d’où je regardais avec admiration le ciel s’illuminer au feu des étoiles et la campagne autour de moi s’envelopper de grandes ombres. Assurément cette terrasse était fort étroite, fort sale, fort mal disposée, et néanmoins c’est elle qui m’a fait comprendre un des plus grands charmes de la vie orientale. Elle était environnée de murs peu élevés sur lesquels les propriétaires cultivaient des rosiers et des fleurs diverses. C’est le seul luxe des habitans de la Palestine. Ils ont la passion des fleurs ; les terrasses de leurs maisons sont de véritables jardins. Mon drogman, un médiocre bourgeois, me racontait qu’il possédait à Jérusalem plus de cent trente vases de fleurs ; les plus grandes dépenses qu’il se permît étaient l’achat d’une nouvelle espèce de lis ou de roses ; il en avait de toutes provenances ; chaque jour il en acquérait de nouvelles. Ces sortes de parterres élevés, couverts de plantes variées, avec des tonnelles pour s’abriter le jour contre les ardeurs du soleil et de grands espaces vides pour apercevoir le soir le ciel étincelant d’étoiles, servent aux Orientaux de salon, de chambre à coucher, de lieu de résidence durant l’été. Mollement étendus au milieu des fleurs dont les parfums les enivrent, tandis que la tiédeur de l’atmosphère les pénètre de toutes parts, ils se livrent à ces rêveries sans fin, à cette douce somnolence, qui endorment toutes les sensations et qui ne laissent plus subsister qu’un vague sentiment de bien-être, de bonheur et de paix. La nature entière, engourdie comme eux, ne leur apporte que des bruits indistincts, que des murmures confus. Parmi tous les prestiges de l’Orient, il est certaines heures où celui de nuits pareilles semble le premier de tous. Endormir son esprit dans l’oubli et l’absence de tout désir, paralyser son âme, non sous des émotions trop fortes, mais par l’absence de toute émotion, étouffer en soi l’activité sensible pour ne laisser subsister que je ne sais quelle sensation végétative, n’est-ce pas pour ceux qui ont souffert une sorte d’idéal, trompeur peut-être, mais dont le rêve est rempli de séductions?

Au reste, à l’époque où je me trouvais à Djénine, la saison n’était pas encore assez avancée pour me permettre de passer la nuit sur une terrasse. Vers minuit, l’air devenant plus frais, il fallut rentrer dans ma chambre et faire connaissance avec un autre côté, celui-là absolument dépourvu de poésie, de la vie orientale. Mon lit se composait d’un simple tapis posé sur une natte. Au bout de quelques minutes, je me sentis en proie à des milliers d’insectes. Mon drogman et mon hôte, qui étaient restés dans la même chambre que moi, ronflaient à qui mieux mieux; cependant, ce dernier s’ étant mis à tousser, mon drogman l’invita à aller dormir sur la terrasse, afin de ne pas nous incommoder. Si son rhume s’en trouva bien, je ne sais; mais il aurait pu rester dans ma chambre et y tousser tant qu’il aurait voulu sans risquer de m’éveiller, attendu qu’il m’était absolument impossible de fermer l’œil. Les chiens aboyaient dans la campagne, nos bêtes piaffaient dans la cour, mais il me semblait que les puces qui se promenaient sur moi faisaient plus de bruit encore. Le lendemain matin, j’avais les bras rongés par les piqûres. Qu’importe! une nuit sans sommeil est un médiocre inconvénient dans un long voyage. À l’entrée de la Galilée, il faudi’ait être bien amolli pour y faire quelque attention.


XI. — NAZARETH. — LE MONT THABOR.

Autant la Judée est sombre et désolée, autant la Galilée est gaie, aimable, souriante. Ce qu’en ont dit les voyageurs passés et présens est presque au-dessous de la vérité. Malgré le déplorable appauvrissement produit par l’islamisme, cette charmante contrée a conservé tous les caractères d’une sorte de paradis terrestre merveilleusement approprié au rêve de bonheur absolu dont Jésus charmait ses disciples dans les longs entretiens où il leur parlait des félicités prochaines du royaume de Dieu. A peine quitte-t-on Djénine pour traverser la plaine d’Esdrelon qu’on se sent dans un milieu nouveau. Cette plaine serait ravissante si elle n’avait pas été odieusement déboisée. Mais, en dépit des outrages qu’elle a subis, il en est peu d’aussi dignes d’admiration. Nulle part peut-être les montagnes n’ont des formes plus exquises, des teintes plus fines, des pentes plus adoucies. M. Renan en a fait une description qui a paru quelque peu molle à ceux qui n’avaient pas vu la délicieuse région dont elle cherche à rendre le charme délicat. « Pendant les deux mois de mars et d’avril, dit M. Renan, la campagne est un tapis de fleurs d’une franchise de couleurs incomparable. Les animaux y sont petits, mais d’une douceur extrême. Des tourterelles sveltes et vives, des merles bleus si légers qu’ils posent sur une herbe sans la faire plier, des alouettes huppées, qui viennent presque se mettre sous les pieds des voyageurs, de petites tortues de ruisseaux, dont l’œil est vif et doux, des cigognes à l’air pudique et grave, dépouillant toute timidité, se laissent approcher de très près par l’homme et semblent l’appeler. En aucun pays du monde les montagnes ne se déploient avec plus d’harmonie et n’inspirent de plus hautes pensées. » Tout cela est vrai à la lettre, sans aucune exagération de douceur et de naïveté. Que de fois n’ai-je point remarqué sous les pieds de mon cheval ces alouettes huppées qui ne songeaient même pas à fuir et qui se bornaient à me saluer au passage d’un chant perlé! Que de fois n’ai-je point rencontré ces petites tortues d’eau douce, à l’œil vif et doux, ces cigognes à l’air pudique, ces merles bleus si légers qu’ils se posent sur une herbe ou sur une fleur sans la faire plier! Quant aux montagnes de la Galilée, rien ne saurait en rendre la grâce exquise ; il y a beaucoup de montagnes plus élevées, plus pittoresques, plus puissantes; il n’y en a pas dont les lignes soient plus pures et les contours plus délicats. En s’avançant dans la plaine d’Esdrelon, on aperçoit tout à coup le mont Thabor; l’antiquité le comparait à un sein, et nulle comparaison ne donne une idée plus exacte de l’extrême souplesse de ses contours arrondis. Antonin Martyr, à la fin du VIe siècle, fait un tableau enchanteur de la fertilité de la Galilée, qu’il compare à l’Egypte pour l’abondance des fruits et la richesse des moissons. A cette époque, elle était encore couverte d’ombrages qui ont tous disparu. Y a-t-elle autant perdu qu’on serait tenté de le croire? Peut-être sa nudité, que recouvre sans la cacher le tissu de fleurs le plus brillant que l’œil puisse contempler, fait-elle encore mieux ressortir sa souveraine et irrésistible beauté.

Quand on a traversé de part en part la plaine d’Esdrelon, on arrive au pied d’une chaîne de collines au sommet desquelles est construit Nazareth, dans un large pli de terrain dont la forme est celle d’un immense entonnoir. Il faut une bonne heure pour gravir cette chaîne, mais le spectacle qu’on garde sous les yeux durant toute l’ascension est tellement agréable qu’on n’éprouve aucune fatigue à la faire. Quoique le sentier soit détestable, on peut se fier à son cheval, lui laisser la bride sur le cou, et concentrer toute son attention sur le merveilleux tableau qui se déroule devant soi et qui devient de plus en plus séduisant à mesure qu’on l’embrasse plus complètement du regard. Enfin la plaine d’Esdrelon disparaît derrière les rochers, et l’on se trouve en face de Nazareth, un gros bourg perché comme un nid d’aigle au flanc de la montagne. Il est probable que la ville n’a pas beaucoup changé depuis les temps évangéliques. Si elle n’était pas gâtée par quelques grands établissemens chrétiens, on pourrait encore s’y croire à l’époque de l’enfance de Jésus. Malheureusement l’église catholique de l’Annonciation, un immense orphelinat anglais et un petit oratoire, perché sur une éminence, rappellent immédiatement à la réalité contemporaine. M. Renan n’en a pas moins raison de dire que, même de nos jours, Nazareth est un lieu délicieux, « le seul endroit peut-être de la Palestine où l’âme se sente un peu soulagée du fardeau qui l’oppresse au milieu de cette désolation sans égale. » C’est à Nazareth que je me suis débarrassé pour la première fois du cauchemar des lieux saints qui m’avait poursuivi sans cesse en Judée et en Samarie. À la vérité, on montre encore à Nazareth les fondemens de la maison de Marie ; mais, comme par bonheur et par miracle la maison elle-même a été transportée, ainsi que chacun le sait, à Lorette, il n’en reste que des vestiges sans importance auxquels on ne s’arrête pas longtemps. Ce n’est pas que les personnes très pieuses ne puissent y trouver beaucoup d’objets intéressans, depuis une colonne où se tenait l’ange Gabriel durant l’annonciation jusqu’à la cuisine de la Vierge et l’atelier de saint Joseph ; mais les guides mêmes reconnaissent que tous ces lieux manquent d’authenticité. Il n’y a réellement que trois choses à voir à Nazareth, l’ensemble de la ville, la montagne qui la domine et une fontaine nommée Fontaine de la Vierge, parce qu’on suppose sans invraisemblance que la Vierge a dû souvent y venir avec ses compagnes y puiser l’eau nécessaire à son ménage. Ce qui donne à la ville, prise dans son ensemble, un aspect particulièrement pittoresque, c’est la manière dont elle est gracieusement étagée sur la montagne. Les maisons en sont d’ailleurs assez ordinaires ; elles ressemblent à ces cases sans style qu’on rencontre partout en Palestine ; mais les groupes qu’elles forment, les balcons et les colonnes qui ornent quelques-unes d’entre elles, l’air de propreté et de fraîcheur qu’elles ont presque toutes impriment, à Nazareth un cachet d’élégance qu’aucune autre ville de Palestine ne possède au même degré. Les rues sont étroites, assez sombres, médiocrement entretenues. On y remarque une variété de population qui plaît aux regards. Des Bédouins, armés de longues lances, comme les hommes d’armes du moyen âge, en gravissent les pentes à cheval avec une étonnante dextérité. Les habitans sont doux et fort intelligens. Antonin Martyr observe que les femmes juives, ailleurs dédaigneuses pour les chrétiens, y sont pleines d’affabilité. M. Renan ajoute que les haines religieuses sont moins vives à Nazareth qu’autre part. L’observation est juste appliquée aux rapports des musulmans et des chrétiens ; mais ce fanatisme se montre encore, m’a-t-on affirmé, dans la manière dont on traite les Juifs. Aucun d’eux n’habite Nazareth ; il ne leur est même pas permis d’y séjourner sans imprudence ; ils ne peuvent qu’y passer.

L’horizon de la ville est borné de tous côtés par les pentes des collines au milieu desquelles elle est placée ; mais quelques minutes de marche conduisent sur le plateau qui la domine et dont la vue, si souvent décrite, défie cependant toute description. Le Carmel s’avançant en pointe abrupte sur la mer, les monts Moab avec leurs reflets bleuâtres, le grand Hermon couvert de neige, le Thabor, la plaine d’Esdrelon, le golfe de Koupha, un coin de la vallée de Tibériade, Nazareth, toute la Galilée et une partie de la Samarie, les sites les plus beaux et les plus grands de l’histoire sont là sous les yeux du voyageur ! Il est impossible d’échapper à l’émotion de pareils souvenirs. Combien de fois Jésus a-t-il erré sur ces hauteur ! Combien de fois, en contemplant ce sublime paysage, a-t-il senti s’éveiller en lui l’inspiration divine ! Il aimait particulièrement les montagnes; les actes les plus importans de sa carrière s’y sont déroulés : il s’y retirait pour prier, pour méditer sur son œuvre, pour s’entretenir avec les anciens prophètes. Or tous les lieux qu’il apercevait de la montagne de Nazareth lui apportaient un enseignement, une consolation ou une espérance. Les longues années de sa jeunesse sur lesquelles l’Évangile est presque muet se sont certainement passées là, dans une contemplation féconde, d’où il est sorti assuré de sa mission et décidé à la remplir jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’au supplice. Tandis que la plupart des sanctuaires de la Judée inspirent le doute ou même la négation, le plateau de Nazareth ne saurait provoquer que la plus entière confiance. Il est sûr que les pas de Jésus l’ont foulé, il est sûr que sa pensée y a mûri sous les rayons d’un soleil splendide, en face d’une des plus nobles et des plus riantes perspectives du monde. Si sa trace humaine peut se retrouver quelque part, c’est assurément à cette place. Le christianisme est né là; cette cime a été son berceau, et, par bonheur, aucun temple moderne, aucune construction païenne n’en a jusqu’ici déshonoré la simplicité. Il est donc permis d’y rêver en liberté, après Jésus, aux destinées de l’homme, d’y agiter comme lui l’éternel problème auquel il a donné la seule solution qui réponde sinon aux objections de notre esprit, du moins aux inspirations de notre cœur, de chercher à y entrevoir, par-delà l’horizon délicieux de la Galilée, l’aurore du royaume de Dieu. Mais, dès que le soir commence à tomber, il faut descendre dans la vallée pour aller contempler, à la fontaine de la Vierge, le défilé des femmes de Nazareth, qui s’y rassemblent au déclin du jour. Antonin Martyr, je l’ai dit, avait été frappé de la beauté de ces femmes, il y voyait même un don de Marie. J’avoue que mon admiration n’a pas été aussi vive que la sienne, bien que le type syrien ne manque ni de grâce ni de langueur. Le spectacle de la fontaine de la Vierge m’a causé quelque déception. J’avais la mémoire remplie de descriptions charmantes auxquelles la réalité ne répond pas. Le chemin qui conduit à la fontaine avait encore augmenté mon attente; il grimpe à travers des cactus et des constructions pittoresques, et l’on y rencontre sans cesse une longue procession de femmes qui vont à la source ou qui en reviennent. Les premières, la cruche placée en travers sur la tête, marchent d’un pas précipité; les autres, la cruche relevée, s’avancent par groupes de quatre ou cinq avec cette souplesse de; démarche et ces attitudes exquises qu’ont toutes les femmes d’Orient chargées de fardeaux. Quelques-unes vous disent : « Bonjour ! « en passant dans le meilleur français. Prévenu par cette première scène tout à fait séduisante, convaincu d’ailleurs qu’il n’était pas possible d’éprouver de surprise désagréable à Nazareth, je m’avançais plein de confiance vers la fontaine. De loin, le coup d’œil justifiait toutes mes espérances. Qu’on se figure une sorte d’arceau pittoresque au centre duquel coulent deux ou trois filets d’eau qui forment à terre une grande mare où une cinquantaine de femmes, vêtues des costumes les plus brillans, grouillent et se pressent les unes contre les autres. Les couleurs, les poses, tout semble rappeler les plus belles scènes de la vie antique. Mais dès qu’on s’approche, on est abasourdi par un tel vacarme que les plus fortes illusions s’effacent et que la réalité de tous les temps apparaît dans sa parfaite laideur. Ces femmes, qu’on admirait à distance, sont des mégères plus ou moins affreuses qui se battent, se bousculent, se poussent mutuellement dans la vase avec un bruit épouvantable. Par malheur pour moi, au moment même où j’approchais, deux cavaliers peu galans, désireux de faire boire leurs chevaux, pénétraient par force au milieu de cette masse tapageuse. Jugez les cris nouveaux, les imprécations, les jurons arabes, les plus violens des jurons ! J’en ai éprouvé un serrement de cœur. « Nul doute, dit M. Renan, que Marie n’ait été là presque tous les jours et n’ait pris rang, l’urne sur l’épaule, dans la foule de ses compatriotes restées obscures. » Hélas ! nul doute aussi qu’elle n’ait été mêlée à des tumultes pareils à celui dont j’ai été témoin, qu’elle n’ait été éclaboussée par l’eau trouble et par les paroles grossières qui rejaillissaient devant moi sur les femmes de Nazareth.

Si la beauté de ces femmes m’a paru beaucoup moins remarquable qu’on ne le dit généralement, en revanche, leur costume pittoresque m’a beaucoup frappé. Leur tête est recouverte d’une sorte de voile qui s’y enroule comme un diadème et qui retombe ensuite gracieusement sur les épaules. Celles qui sont peu favorisées de la fortune se contentent d’un simple foulard, mais il est noué avec élégance et encadre bien la figure. Leur robe est largement décolletée sur le devant jusqu’à la taille, non pas en carré, mais en forme de cœur ; une légère guimpe transparente recouvre seule leur poitrine et leur gorge ; quelques-unes n’ont pas de guimpe du tout, mais c’est la minorité. Leur jupe d’indienne ou de cotonnade très légère est peinte des plus vives couleurs ; elles la relèvent sans cesse autour d’une ceinture bigarrée, afin de pouvoir marcher plus librement ou de s’avancer dans l’eau sans mouiller leur vêtement ; on aperçoit alors de larges pantalons bouffans, bleus, blancs, rouges, d’une variété de teintes inépuisable qui laissent passer le bout de jambes nerveuses et de pieds bien cambrés. C’est dans ce costume original qu’on voit les femmes de Nazareth défiler autour de la fontaine de la Vierge. Les derniers rayons du soleil couchant se jouent autour de leurs voiles et les revêtent de nuances dorées ; les collines voisines, le toit des maisons, les cactus, les rochers sont également noyés dans une poussière d’or; toute la campagne environnante, éclairée de la même lumière, s’éteint peu à peu; enfin la nuit ensevelit également sous ses ombres et la montagne où Jésus se préparait à sa mission divine et la fontaine où sa mère, mêlée à la foule de ses compagnes, se livrait aux soins vulgaires de la vie.

Le mont Thabor n’est qu’à trois heures environ de Nazareth, mais c’est une excursion assez fatigante à cause de la raideur des pentes de la montagne. Comme tous les sentiers de la Palestine, le sentier qui y conduit regorge de rochers et de cailloux ; néanmoins il est ombragé de chênes verts et d’arbustes dont la végétation luxuriante repose les yeux. On monte dans les bois, au milieu des fleurs. Arrivé au terme de l’ascension, on traverse des ruines d’anciennes fortifications que recouvrent des multitudes de plantes, et l’on se trouve en face d’une église grecque et de quelques établissemens catholiques. Le mont Thabor a été couronné jadis de nombreuses constructions dont il ne reste plus que des débris. On peut y retrouver encore le plan de vieilles basiliques d’une grande richesse. Mais si les archéologues éprouvent un vif plaisir à s’attarder au milieu des pierres, les voyageurs ordinaires sont trop fortement attirés par la vue dont on jouit du mont Thabor pour s’occuper longtemps d’autre chose. C’est la vue de la montagne de Nazareth largement développée dans toutes les directions. Il n’y a nulle part de perspective plus splendide. Je me garderai bien d’essayer d’en donner une idée, car on s’épuise en Galilée à dépeindre les innombrables spectacles qu’une nature d’une variété et d’une perfection infinies présente sans cesse à l’admiration. On comprend sans peine que la tradition ait placé sur le mont Thabor la scène de la transfiguration. Aucun lieu n’était plus propre à lui servir de théâtre. C’est sur ce merveilleux piédestal que Jésus devait pour la première fois se montrer aux hommes sous une forme divine. Il dominait de là tout le pays où sa prédication avait retenti, où sa vie s’était écoulée, tout le pays qui constituait le monde à ses yeux, ou du moins aux yeux des disciples pleins d’ignorance et de simplicité que sa parole avait entraînés. Il était donc naturel qu’il choisît ce point central pour apparaître en maître, en conquérant, en Dieu, aux regards éblouis de ceux qui allaient répandre son enseignement sur les contrées lointaines qu’ils embrassaient du regard. Pierre aurait voulu s’arrêter dans cette contemplation sublime, il aurait voulu garder pour lui seul la vision miraculeuse dont il avait été témoin : « Il nous fait bon d’être ici, disait-il, restons-y ! » Prétention naïve, qui prouve combien les illusions étaient profondes en ces âmes primitives. Il n’est jamais donné à l’homme d’admirer longtemps la divinité, heureux déjà s’il peut l’entrevoir dans un rêve de quelques minutes et se consoler ensuite de la contingence et de l’éternelle déception des choses par ce grand souvenir. Sur le point de mourir, Jésus avait voulu donner à ses disciples cette suprême consolation ; mais c’est de sa passion prochaine, de ses souffrances, du mépris dans lequel il allait tomber qu’il les entretenait, en redescendant de la montagne où sa gloire leur était apparue, comme pour les avertir que rien ne dure en ce monde, que rien n’y reste pur, que l’éclair du ciel n’y brille qu’une seconde et que la souillure de la terre y atteint rapidement même ce qui nous paraît le plus divin.

J’ai été témoin, au pied du mont Thabor, d’une scène bien pittoresque et qui, malgré mon peu de goût pour les pèlerins et pour les pèlerinages, m’a réellement ému. Je m’étais assis pour déjeuner, au pied de la montagne, sous un arbuste en fleurs; j’avais en face de moi une série de petites collines boisées. A chaque instant, je voyais circuler sur ces collines des détachemens de cinq ou six Grecs, les uns montés sur des ânes, les autres marchant à pied. Ils étaient vêtus de costumes multicolores et portaient soit des tarbouch rouges, soit des turbans blancs, bleus ou dorés. Ils descendaient à travers des sentiers verdoyans, au fond sombre desquels ils mêlaient un fourmillement de couleurs qui aurait charmé le plus exigeant coloriste. Il me semblait avoir sous les yeux le délicieux petit tableau de Diaz, la Descente du bois; c’étaient les mêmes groupes éclatans, les mêmes tons d’une vivacité imprévue, les mêmes teintes brillantes noyées dans une sorte de vapeur dorée et estompées par des ombres profondes. Ces détachemens formaient l’avant-garde d’un grand pèlerinage orthodoxe composé d’environ deux mille personnes que j’allais rencontrer à quelque distance. Tout pèlerinage est précédé ainsi d’un certain nombre de Grecs qui lui vendent des fruits, des rafraîchissemens, des objets pieux, car le petit commerce est en Palestine l’escorte obligatoire de la dévotion. Mon déjeuner fini et ma route reprise, j’ai croisé le pèlerinage au milieu d’un charmant vallon couvert d’arbres et de fleurs, cadre fait à souhait pour un pareil tableau. En tête du cortège, deux cawas à cheval portaient d’immenses drapeaux russes. A leur suite marchaient dans un ordre relatif la plus étrange foule que j’aie vue de ma vie. Une multitude de Russes de toutes conditions, de femmes, d’enfans, de popes grecs, de petits bourgeois, de moujiks crasseux, de guides, de moukres, mêlés et confondus avec quelques ânes et quelques chevaux qui portaient les gros bagages, s’avançaient en chantant sous un soleil de feu. Ils étaient divisés par escouades que dirigeaient plus ou moins quelques moines. Les femmes avaient presque toutes la tête et le corsage couverts de fleurs, ce qui empêchait de remarquer leur laideur et ce qui leur donnait une apparence gracieuse. Quelques pèlerins, plus pieux que les autres, marchaient nu-tête, mortification suprême en un pareil climat ; d’autres, les efféminés, avaient d’immenses parapluies rouges ou bleus ; mais en général c’étaient les fleurs qui servaient à garantir des rayons plus qu’ardens du soleil. Comme le pèlerinage dure plusieurs semaines, il faut que chacun emporte avec soi tous les ustensiles du ménage. On voyait donc des samovars passés en sautoir autour des bustes, des paquets de toute sorte placés sur les épaules comme des sacs de soldat ou accrochés tant mal que bien à des bras fatigués. Le cuivre reluisait parmi les marguerites, les coquelicots et les bleuets. Les hommes portaient de larges bottes ; beaucoup de femmes en faisaient autant. Leurs jupes relevées laissaient passer des jambes informes enfouies dans ces grossières chaussures. Presque toutes ces femmes étaient vieilles ; quelques jeunes paysannes à l’œil vif, à la démarche plus légère, égayaient cependant l’ensemble de la troupe. Cette longue farandole, d’où s’élevait le mélancolique et touchant murmure des hymnes grecs, se déroulait lentement dans la verdure. Il était impossible de n’être pas touché du spectacle d’une dévotion aussi sincère. Quelle différence entre de pareils pèlerinages et les pèlerinages de Lourdes ou de la Salette ! Ces pauvres Russes qu’une foi enthousiaste pousse en Palestine n’ont d’autre préoccupation que d’y retrouver des souvenirs pieux, des impressions religieuses ; ils vont le long des routes, au bord des ruisseaux, comme le faisaient les disciples de Jésus, dans l’espoir que quelque écho perdu de la sainte parole y retentira encore à leurs oreilles charmées ; aucune fatigue, aucun dégoût, aucune misère ne les rebutent ; c’est en vain que les cailloux de la route déchirent leurs pieds, ils ne sentent pas la souffrance, tant le ciel sur lequel ils ont les yeux constamment fixés leur semble inondé de cette lumière surnaturelle à travers laquelle on aperçoit Dieu.

À peine avais-je quitté les pèlerins russes que je me trouvais en présence de personnages bien différens. J’étais sur un immense plateau où est placé un khan ruiné qui a tout à fait l’aspect d’une vieille forteresse, le Souk-el-Khan ou Khan-et-Toudjar (marché du khan ou marché des marchands). Ce plateau est habité par des Circassiens et des Tcherkesses, que la conquête russe a chassés de leurs provinces et que le gouvernement turc a répandus un peu partout en Asie-Mineure et en Syrie. La tournure de ces Tcherkesses est plus pittoresque que rassurante. Avec leurs bonnets de feutre, leurs longues houppelandes, leurs poitrines couvertes de cartouches, leur air sombre et sauvage, ils ressemblent à de véritables brigands. Ils le sont, en effet, et les populations paisibles parmi lesquelles ils vivent les regardent avec raison comme un fléau des plus dangereux. Par bonheur, le climat de Syrie les décime rapidement ; il est fort probable qu’ils disparaîtront peu à peu des contrées où on les a transplantés, mais où ils ne peuvent pas vivre. En attendant, outre l’industrie du vol et du pillage, ils pratiquent l’élevage des chevaux. J’ai vu sur le plateau du Souk-el-Khan d’immenses troupeaux de cavales lancées au triple galop, la crinière et la queue au vent, bondissant avec une rapidité vertigineuse à travers les rochers, les crevasses, les accidens de terrains de toutes sortes. On se serait cru transporté dans les grandes plaines de l’Amérique, au milieu d’animaux sauvages, indomptés, superbes. Mais les Tcherkesses ramenaient en Asie et en Orient. Je disais tout à l’heure qu’ils ne ressemblaient guère aux pèlerins russes; c’est pourtant le fanatisme religieux qui les a poussés, eux aussi, en Palestine. Ils n’ont pu supporter de vivre sous le joug infidèle de la Russie; ils ont tout quitté, patrie, souvenirs, espérances, pour chercher au loin une terre où l’islam dominât encore. Montés sur des chevaux fougueux que j’apercevais dans la plaine, poussant devant eux leurs troupeaux et leurs familles, ils sont allés tout droit, à l’aventure, où la fatalité les a conduits. Par une amère ironie, elle en a conduit un grand nombre sur la plus chrétienne des contrées. Ils y meurent avec une rapidité foudroyante, mais ils y restent plutôt que de retomber sous une domination qui blesse leurs croyances. Dans toutes les religions, la foi produit donc le même mépris des souffrances, la même indifférence pour la vie, le même dégoût de tout ce qui n’est pas l’espérance souveraine qu’elle entretient dans les cœurs !


GABRIEL CHARMES.

  1. Voyez la Revue du 15 mai, du 15 juin, du 15 juillet et du 15 août.