Voyage en Syrie/06

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Voyage en Syrie
Revue des Deux Mondes3e période, tome 51 (p. 888-915).
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VOYAGE EN SYRIE

IMPRESSIONS ET SOUVENIRS


XII. — TIBÉRIADE.

Lorsqu’on arrive du mont Thabor, le premier aspect de Tibériade est plein de surprises et d’enchantemens. C’est après avoir traversé péniblement une série de plateaux secs et brûlés par le soleil qu’on aperçoit tout à coup, de l’extrémité du dernier d’entre eux, une sorte de petite mer enveloppée de la plus délicieuse des ceintures de montagnes, et qui ressemble, sous la lumière d’Orient qui illumine ses bords, à une nappe d’eau enfermée dans une vasque d’or. On est à Tibériade, au pays de Génézareth, à la patrie préférée de Jésus. L’émotion qu’on n’éprouve guère aux portes de Jérusalem, il est impossible de ne pas la ressentir en face de cet admirable paysage, où la nature répond complètement à la grandeur et à la grâce des souvenirs. La beauté des lignes générales, la splendeur des couleurs, le charme pénétrant de chaque détail, la majestueuse simplicité de l’ensemble, tout concourt à ébranler l’âme, à réveiller l’imagination que la Palestine avait engourdie. Le lac occupe le fond d’un bassin élevé sur lequel il reflète ses nuances les plus fines ; sa forme est celle d’un ovale qui serait assez régulier s’il n’était légèrement allongé vers le sud ; au nord, dans un horizon lointain, les sommets ravinés et neigeux de l’Hermon se découpent sur le ciel en lignes blanches qu’on distingue le soir à travers une sorte de gaze rosée d’une extrême délicatesse, tandis que, de tous les autres côtés, à l’est, à l’ouest, des collines dont les pentes viennent mourir sur les rives mêmes du lac, ondulent dans l’air transparent avec une souplesse exquise. Quant à la ville de Tibériade, ce n’est qu’un point perdu au milieu de ce merveilleux tableau : on la distingue à ses pieds, avec des colorations noires et des taches blanchâtres qui lui donnent l’aspect d’un monceau de ruines sur lequel on aurait bâti quelques maisons nouvelles et dont surgiraient encore quelques tours et quelques minarets à demi brisés.

Pour gagner cette ville étrange, il faut descendre à travers les escarpemens les plus raides, au risque de se casser vingt fois le cou contre les rochers. Le sentier circule à travers les pierres, qui, dissimulées sous les fleurs, font glisser les chevaux et courir aux cavaliers les plus sérieux dangers. Mais le spectacle qu’on a sous les yeux ne permet point de songer aux dangers. Plus on approche de Tibériade, plus on est frappé de la beauté d’un site qui est, sans contredit, le plus parfait de la Galilée et sans doute l’un des plus parfaits du monde. Le paysage s’anime d’ailleurs et devient vivant. Des groupes de jeunes filles, enveloppées de longs manteaux blancs, sortent de la ville, soit pour aller à la fontaine, soit, tout simplement, pour se promener dans la campagne. On les voit errer sur la montagne comme des fantômes élégans et légers. Aux portes de Tibériade, on les rencontre encore en plus grand nombre, mais il vaut mieux les apercevoir de loin que de près. Presque toute la population est juive ; or, j’ai déjà dit combien les juifs de Palestine étaient affreux ! Tibériade est entourée d’une enceinte d’environ 1 kilomètre de long, construite en blocs de basalte et flanquée de tours circulaires ; mais toutes ces murailles sont en ruine, et la citadelle qui occupe l’angle nord-ouest des fortifications est dans un pitoyable état de délabrement. Une mosquée, dont le minaret ne manque pas de mérite, tombe également en lambeaux. Le tremblement de terre de 1837 a pratiqué partout des brèches profondes qui n’ont point été comblées. Rien ne serait plus lugubre que cette enceinte défoncée si quelques têtes de palmiers qui la dominent n’en rompaient pas la triste monotonie. Dès qu’on l’a franchie, on s’égare au milieu des plus sales et des plus abjectes ruelles que l’on puisse rencontrer dans une ville d’Orient ; presque toutes les maisons sont peintes en blanc, non-seulement à l’extérieur, mais à l’intérieur, ce qui permet, comme les portes et les fenêtres restent longuement ouvertes, de distinguer très bien ce qui s’y passe. C’est un spectacle tout à fait dépourvu de charmes. Autant Tibériade est pittoresque à distance, autant, lorsqu’on y est, la trouve-t-on horrible, sordide, dégoûtante. Il faut aller bien vite se réfugier au couvent des franciscains, dont le jardin forme une sorte d’oasis au milieu du cloaque de la ville, et monter sur la terrasse qui le domine pour y retrouver la vue admirable que l’on contemplait en descendant vers Tibériade et qu’on vient de perdre en y entrant.

J’étais arrivé à Tibériade à l’heure du. coucher du soleil, et c’est le soir, à la lueur des étoiles, que je suis monté, pour la première fois, sur la terrasse du couvent des franciscains. Le paysage s’était effacé dans l’ombre de la nuit ; l’on distinguait à peine la masse imposante de la montagne qui est située derrière Tibériade et dont on admire le jour les formes puissantes et gracieuses. Le lac s’étendait devant moi ; de murmure paisible de ses petites vagues qui viennent se briser mollement sur la plage montait à mes oreilles, et le spectacle qui s’offrait à mes yeux était tellement plein de mystère et de prestige qu’il eût été difficile de ne pas en être remué jusque dans les profondeurs les plus intimes de l’âme. Le lac de Tibériade est une véritable petite mer, mais une mer dont la surface est d’ordinaire aussi pure qu’un miroir, quoiqu’on prétende qu’elle soit souvent troublée l’hiver par des tempêtes semblables à celle où les apôtres doutèrent de la puissance de leur maître et crurent qu’une force brutale allait étouffer, comme il arrive si souvent, hélas ! l’idée divine qui brillait au milieu d’eux. Sur ses bords seulement un léger flot meurt dans les galets ou se perd parmi les fleurs. Toutes les étoiles du ciel se réfléchissaient sur le lac immobile avec une telle pureté et une telle douceur féeriques qu’on eût dit qu’elles s’y baignaient, répandant autour d’elles une demi-clarté d’un effet saisissant. A une certaine distance, toutefois, l’obscurité reprenait ; la vue et l’imagination s’égaraient de nouveau dans l’ombre.

Rien ne saurait rendre l’impression de ce tableau. C’était assurément par une nuit pareille que Jésus rejoignit ses disciples en marchant sur les eaux, et jamais miracle ne se produisit dans des circonstances plus favorables ni dans un milieu plus approprié. Si sceptique qu’il puisse être, si rebelle aux illusions que la vie moderne l’ait fait, il est impossible que le voyageur contemporain qui s’attarde longuement le soir sur les bords du lac de Tibériade, pour peu qu’il soit sensible aux séductions d’une nature sans égale et à l’incomparable poésie des souvenirs évangéliques, ne croie pas apercevoir parfois, au milieu des reflets d’étoiles, une forme plus brillante encore et ne s’imagine pas, ne fût-ce qu’une seconde, que Dieu va s’avancer vers lui.

Tibériade est à la limite ide ce canton de Génézareth, qui a été le champ d’action principal de Jésus, la terre bien préparée où son âme s’est ouverte à la lumière divine, où la semence de sa pensée a germé. Il n’est pas sûr qu’il y soit jamais entré, quoique les pères franciscains affirment que leur couvent est bâti sur le lieu même de la pêche miraculeuse. Mais Tibériade était, à cette époque, une de ces villes profanes, peuplées de païens et d’infidèles, dont le luxe vulgaire choquait son goût délicat et blessait son austère moralité. Son enseignement s’arrêtait à cette limite ; sa région favorite s’étendait de l’entrée du Jourdain à Tibériade, c’est-à-dire dans un espace d’environ trois lieues. Il ne lui a pas fallu plus de place pour développer son apostolat, et c’est sur un théâtre aussi restreint que s’est déroulée une œuvre qui devait plus tard couvrir le monde entier. Cinq villes, dont le nom revient sans cesse dans l’évangile, s’élevaient sur la côte du lac : Magdala, Dalamanuthos, Capharnaüm, Bethsaïn, Choragin. Grâce à Dieu ! elles sont toutes disparues ; les malédictions et les menaces que Jésus, dans ses jours de colère, prononçait contre elles, se sont accomplies ; il en reste à peine la trace, et c’est tout à fait au hasard que les érudits croient les retrouver chacune en un lieu différent. Une seule d’entre elles est encore d’une authenticité à peu près certaine. Magdala, la patrie de Marie-Madeleine, était bien réellement située là où se dresse aujourd’hui le misérable, mais pittoresque village, de Megdel. Un groupe de masures, bâties en torchis et en pierres sèches, dominées par un grand palmier et assises au pied d’une haute montagne fortement escarpée, quelques arbres épineux, les ruines d’une tour, quelques fîguiers sauvages, voilà tout ce qui reste du lieu où Jésus a été le plus aimé ! Le temps et la nature n’ont pas même respecté ce souvenir. Pour arriver à Magdala, il faut traverser des vallées volcaniques qui sont descendues jusque dans le lac et y ont formé de hautes falaises, au pied desquelles on a parfois à peine un sentier suffisant pour passer. Cette sorte de frontière naturelle sépare la petite plaine de Tibériade du pays de Génezareth ; on la franchit péniblement. Le reste de la promenade jusqu’à Tell Houm, emplacement supposé de Capharnaüm, est délicieux. On part de Tibériade aux premières heures de la matinée pour éviter la chaleur accablante et l’éblouissante lumière du milieu du jour. Les teintes moirées du lac ont alors une douceur infinie ; la route que l’on suit est partout bordée de touffes de lauriers roses et d’arbustes en fleurs ; des myriades d’oiseaux aux couleurs les plus vives s’abattent sur les eaux. Le lac est littéralement couvert de mille espèces plus charmantes les unes que les autres. Je me rappelle surtout des oiseaux bleus dont j’ignore le nom, qui, à l’approche de nos chevaux, s’éloignaient sans cesse des touffes de lauriers fleuris pour aller se perdre au loin. La plupart de ces oiseaux se nourrissent des poissons du lac qui sont encore aujourd’hui aussi nombreux qu’à l’époque de la pêche miraculeuse. Comme à cette époque, ils nagent réunis par bancs, de sorte que, si l’on ne rencontre pas un de ces bancs du premier coup, on peut jeter inutilement ses filets pendant plusieurs heures, jusqu’à ce qu’un hasard heureux, qui vous met sur une bonne trace, vous permette de remplir votre barque en deux ou trois minutes. Magdala occupe une extrémité de la plaine ; à l’autre extrémité, en longeant la mer, on rencontre un emplacement de ville, ou plutôt un caravansérail en ruines, Khan-Minieh, après lequel le chemin s’élève sur un rocher qui forme une sorte de promontoire et dans lequel il est profondément taillé. Il n’est point douteux que Jésus n’ait suivi ce sentier et n’ait souvent admiré de là le développement du lac qui, nulle part, n’est aussi souple et aussi gracieux. Quelques pas plus loin, on se trouve dans une plaine nouvelle ; enfin, à quelque distance, on rencontre sept ou huit pauvres cabanes bâties en pierres sèches, et une grande quantité de débris plus ou moins antiques que cache une végétation luxuriante : c’est Tell-Houm, où quelques savans veulent voir les ruines de Capharnaüm, l’orgueilleuse cité à laquelle Jésus reprochait de vouloir s’élever jusqu’au ciel et dont il n’est pas bien sûr qu’il reste une seule pierre sur la terre.

Le pays de Génézareth aurait un charme irrésistible s’il n’était desséché de bonne heure par une chaleur torride. Le lac occupe une dépression de 200 mètres au-dessous du niveau de la mer ; il est entouré de toutes parts de montagnes et de rochers qui forment de puissans réflecteurs de lumière et de chaleur ; à partir du mois de mai, on y respire l’atmosphère embrasée d’une chaudière. Il n’en était point ainsi autrefois. La plus riche des végétations tempérait les ardeurs d’un climat devenu si violent. Josèphe nous apprend que la nature s’y était plu, par une sorte de miracle, à y rapprocher côte à côte les plantes des pays froids, les productions des zones brûlantes, les arbres des climats moyens chargés toute l’année de fleurs et de fruits. Antonin martyr ne nous en fait pas une description moins brillante, et, malgré l’aridité du présent, on n’a aucune peine à croire à toutes ces splendeurs passées. Peu de contrées, en effet, possèdent autant de sources, autant de ruisseaux, que le pays de Génézareth ; seulement on laisse les eaux croupir dans des marais, se perdre sous terre ou s’écouler rapidement dans le lac, au lieu de les diriger et de s’en servir pour arroser les plaines qu’elles enrichiraient. Au mois d’avril et dans les premiers jours de mai, lorsque le soleil ne l’a pas encore calcinée, la fécondité de la campagne tient du prodige. Si les moissons manquent, parce qu’on ne sait pas semer, la nature produit spontanément, avec une abondance extraordinaire, des fleurs et des arbustes. Les arbres seuls font défaut ; on les couperait s’ils venaient à pousser par hasard. Je n’en ai découvert qu’un seul dans toute la contrée, il projetait une ombre bien faible sur un tombeau musulman composé de quelques méchantes pierres que tapissaient les plus beaux liserons et les plus charmans coquelicots.

C’est là que je me suis installé sans façon pour déjeuner, fuyant l’accablante chaleur de la tente. Il était midi ; le lac, sur lequel le soleil dardait directement ses rayons, ressemblait à une immense surface absolument plane, à une mer d’huile d’un blanc laiteux qu’aucune brise ne ridait. Si je m’avisais de soulever un caillou, j’y trouvais immanquablement un de ces petits scorpions assez inoffensifs lorsqu’on ne les dérange pas, mais dont le méchant caractère s’aigrit dès qu’on veut les toucher. De gros lézards, des espèces de salamandres apparaissaient sur les rochers humant la lumière avec volupté ; d’innombrables insectes bourdonnaient dans l’air ; il n’y avait d’autre ombre, dans tout ce paysage dévoré par la lumière, que celle de l’arbre sous lequel je m’étais établi. Quel changement depuis l’époque où Jésus entraînait à sa suite une petite troupe fidèle à travers les frais sentiers, au penchant des collines que recouvraient les riches moissons dont le souvenir revient sans cesse dans l’évangile !

Si transformé que soit le pays de Génézareth, il n’est pourtant pas difficile de retrouver dans son imagination l’image de ce qu’il était autrefois et de rétablir le cadre de la vie de Jésus. Le matin, quand la campagne s’éveille sous les premiers rayons du soleil, avec tout l’éclat de ses fleurs et tous les murmures de ses oiseaux ; le soir, lorsque les lueurs dorées du couchant font ressortir la souplesse inimaginable du contour des montagnes ; la nuit, lorsque le ciel se couvre d’autant d’étoiles que la terre est parsemée de fleurs et que le lac, toujours calme, les réfléchit presque sans en affaiblir l’éclat, le présent disparaît, l’on croit encore que le passé vient de renaître et que les siècles qui l’ont terni n’ont eu qu’une existence illusoire. J’ose dire qu’il est impossible, sinon de comprendre, au moins de sentir toute la poésie de l’évangile, si l’on n’a point relu ce livre exquis au lieu même où les scènes qu’il raconte se sont produites, où la morale qu’il enseigne est tombée pour la première fois des lèvres du divin maître.

On s’explique admirablement le sermon sur la montagne en voyant les pentes fleuries où Jésus conduisait en foule des femmes, des enfans, des hommes d’une simplicité primitive parmi les productions d’une nature merveilleuse, en face d’un ciel immaculé et d’une petite mer sans pareille pour la grâce et pour la douceur. Ce que ce sermon a souvent de plus incompréhensible sous nos âpres régions et dans nos carrières agitées, cette répréhension du travail, ce peu de souci des besoins matériels, cette négation des nécessités les plus évidentes de l’existence, cette ignorance profonde de la réalité, ce dédain pour tes vertus fortes, pour le courage, pour l’énergie de l’âme, pour tout ce qui fait les caractères énergiques et permet de soutenir avec quelque succès la lutte de la vie, cette illusion prodigieuse que la terre appartient aux débonnaires et que la douceur conduit en ce monde au bonheur, toutes ces erreurs économiques, tous ces malentendus moraux, toutes ces impossibilités politiques et sociales qui nous étonnent et où nous ne pouvons voir que de sublimes rêveries, paraissaient assurément fort simples et d’une évidence incontestable dans une contrée aussi clémente et aussi riante que le canton de Génézareth. Une sorte de paradis terrestre, un jardin charmant qui produisait sans effort et sans discontinuité tous les fruits, un climat salubre, qui permettait à une foule entière de se nourrir avec quelques pains et quelques poissons semblaient donner la plus éclatante affirmation de chacune des paroles de Jésus. Quand il disait : « Ne soyez point en souci pour votre vie de ce que vous mangerez et de ce que vous boirez, ni pour votre corps de quoi vous serez vêtus. Regardez les oiseaux de l’air, ils ne sèment ni ne moissonnent, ni n’amassent rien dans les greniers, et notre Père Céleste les nourrit, » il suffisait de contempler les eaux du lac, couvertes de volées d’oiseaux, pour croire à la vérité de ce langage. Et quand il ajoutait : « Pour ce qui est du vêtement, pourquoi en avez-vous souci ? Apprenez comment les lis des champs croissent : ils ne travaillent ni ne filent, cependant je vous dis que Salomon dans toute sa gloire n’a point été vêtu comme l’un d’eux. Si donc Dieu revêt ainsi l’herbe des champs, qui est aujourd’hui et que demain sera jetée dans le four, ne vous revêtirait-il pas beaucoup plutôt, ô gens de peu de foi ! » comment des hommes qui ne connaissaient du monde que les immenses tapis de fleurs des rives du lac de Tibériade n’auraient-ils pas été frappés d’une comparaison aussi juste et d’une preuve aussi décisive ? Tout pousse, tout grandit, tout vit, sans peine apparente en ce lieu délicieux ; or, personne, au temps de Jésus, ne connaissait le conflit brutal des forces de la nature ; personne aussi ne s’apercevait de l’effort caché, du combat terrible que se livrent pour subsister Aux dépens les unes des autres les diverses espèces animales et végétales ; on ne soupçonnait pas le prix auquel sont payés ces biens que la mansuétude du Père céleste semblait répandre sur la terre avec une prodigalité infinie ; on jugeait des choses par ce qu’on en voyait, et ce qu’on en voyait était si beau, si calme, si facile, qu’on se persuadait aisément qu’il en était de même partout et que l’unique souci des hommes sur toute la surface de notre triste globe devait être la recherche de Dieu et de la justice, tout le reste nous étant donné, si évidemment, par surcroît.

Aujourd’hui encore, quand on relit l’évangile au bord du lac de Tibériade, en laissant aller son âme aux impressions que cette lecture provoque, on oublie vite que le monde a vieilli, que ses lois les plus cruelles ont été mises à jour par une science implacable, et qu’au fond de tous les mystères de la nature et de la société une injustice et une violence ont apparu. On oublie aussi qu’il y a des climats trop rudes pour que les lis des champs puissent y pousser, des contrées trop froides pour que les oiseaux du ciel y trouvent leur nourriture.

Je me rappelle qu’ayant gravi la montagne où la tradition veut que Jésus ait prononcé le sermon des béatitudes, je m’y suis assis quelques heures pour y méditer à loisir sur ces promesses de bonheur dont aucune n’est bien centaine, pas même hélas ! celle qui annonce à ceux, qui pleurent qu’ils seront consolés. J’y étais absolument enfoui sous les bleuets ; la vue que j’avais autour de moi était fort belle ; d’un côté, le mont Thabor, de l’autre l’Hermon, puis, un peu plus près, le lac de Tibériade et l’emplacement de Magdala, à demi caché malheureusement par le mont d’Arbelle. Cette montagne est bien haute pour que Jésus y ait conduit une foule nombreuse. Qui sait cependant si ce n’est point en effet là qu’a été prononcée la plus belle et la plus consolante leçon de morale que l’humanité ait jamais reçue ? On y arrivait sans doute à travers des sentiers bordés d’arbres qui en rendaient l’ascension facile, et la vie oisive de l’Orient permet les longues promenades aussi bien que les rêveries sans fin. Quoi qu’il en soit, il n’est pas de lieu au monde où l’on se sente plus rapproché de ce royaume céleste auquel les Galiléens croyaient comme à une réalité prochaine, qui a été durant des siècles la sublime vision de la plus noble partie de notre race, et dont le mirage, si c’en est un, ne s’évanouira jamais complètement dans la conscience humaine. Ceux qui se persuadaient jadis que le règne de la justice se lèverait un jour sur la terre, que l’idéal de pureté, de résignation, de dévoûment et d’amour qui les charmait deviendrait la loi même de l’existence actuelle, se sont trompés sans doute ; mais qu’importe ? Nous devons à cette erreur ce qu’il y a de plus noble en nous. Ce n’est point en vain qu’ils se sont bercés d’espérances et qu’ils ont essayé de se soumettre à des règles absolues, forçant notre nature imparfaite à s’élever au-dessus d’elle-même, du milieu où elle est placée et des choses éphémères qui l’oppriment. L’âme ne se développe qu’en s’exaltant ; le progrès est toujours le fruit d’un désir démesuré. Si l’homme se rendait parfaitement compte de la brutalité et de la misère profonde de tout ce qui est et de tout ce qui peut être, s’il se bornait à constater froidement le néant des principes et la contingence des lois que sa raison découvre, s’il connaissait exactement les bornes imposées à sa volonté, ne perdrait-il pas au contact de la vérité les seuls instincts qui justifient la vie et qui semblent lui donner quelque portée ?

C’est précisément parce qu’ils n’ont et n’auront jamais d’existence matérielle que le bien qu’il crée et le beau qu’il réalise exercent sur sa pensée une action si bienfaisante. Vouloir faire de la morale une science fondée sur une doctrine certaine, claire, logique et constante est une entreprise plus que téméraire ; les raisonneurs de tous les siècles l’ont tenté vainement. Dès qu’on cherche à expliquer ce que c’est que le bien, dès qu’on le rattache à une théorie générale sur l’origine et les destinées de l’humanité, dès qu’on s’efforce d’en retrouver la cause et d’en faire, ainsi qu’on dit aujourd’hui, la genèse, on se heurte à des difficultés, à des contradictions qu’aucune philosophie n’est capable de résoudre. Le bien se sent, il ne se définit pas ; encore moins se démontre-t-il. La morale est un art, une poésie, la plus belle de toutes, mais soumise à la condition générale qui veut que la poésie nous séduise d’autant plus qu’elle nous arrache plus complètement à la réalité. Sait-on pourquoi une ode, un tableau, une statue, une symphonie nous émeuvent profondément ? On ne sait pas davantage d’où vient le charme que nous trouvons à la vertu. Si l’on examinait de très près nos actions les plus généreuses, on s’apercevrait qu’elles sont contraires aux conseils de la raison et qu’elles aboutissent à une simple duperie, de même que, si l’on s’avisait de rechercher d’où vient le vêtement des lis des champs que Jésus prenait pour un don gratuit du Père céleste, on reconnaîtrait qu’il est le produit d’une série de destructions et de combinaisons violentes. Le monde ancien croyait que la sagesse consistait à vivre conformément à la nature, c’est qu’il ne savait pas ce que c’était que la nature : il la jugeait d’après les apparences, n’ayant point encore découvert qu’elle n’enseigne que l’égoïsme, que la satisfaction de l’appétit du plus fort aux dépens du plus faible. Le monde moderne ne se trompe pas moins lorsqu’il attend de la science une notion plus élevée du devoir. Le devoir n’est pas du ressort de la science, le dévoûment échappe à toute démonstration. La science, dans ses manifestations matérielles, ne peut créer que l’industrie ; dans ses manifestations spirituelles, elle ne va pas au-delà de la police. Ne lui demandez de produire ni l’art ni la morale, elle en est incapable. Dieu me garde de vouloir prédire l’avenir ! Dieu me garde surtout de prétendre mettre des bornes à la puissance humaine ! mais il me semble que le beau et le bien sont arrivés depuis longtemps à leur apogée. Nous ne verrons jamais une floraison de chefs-d’œuvre pareils à celle qui a resplendi sur la Grèce et jamais un idéal aussi pur que celui qui a brillé sur la Judée n’apparaîtra à nos regards. L’évangile a dit le dernier mot en morale comme Phidias a dit le dernier mot en art.

On s’étonne quelquefois du charme extraordinaire que ce livre a exercé et exerce encore sur les âmes ; lorsqu’on compare sa doctrine à celle des plus nobles stoïciens, on se demande pourquoi ce n’est pas l’enseignement de ces derniers qui a pris dans la conscience humaine la place qu’y occupe l’enseignement de Jésus. Assurément, s’il fallait, pour entraîner la volonté, des observations exactes, des raisonnemens bien liés, une grande force de dialectique, Épictète ou Marc-Aurèle auraient mérité plus que personne de devenir les maîtres de l’humanité. On ne saurait leur reprocher les illusions qui éclatent à chaque instant dans les discours évangéliques ; ils avaient sondé la réalité tout entière et ne trouvant nulle part autour d’eux la justice, n’espérant en aucune manière la voir se lever sur la terre, ils s’étaient décidés, par un effort sublime, à l’engendrer en quelque sorte en eux-mêmes et à l’y maintenir intacte au milieu de l’agitation des misères extérieures. Mais c’est là précisément ce qui fait leur faiblesse ; si grande et si admirable qu’elle soit, leur œuvre est trop manifestement factice, elle prête trop aux objections pour ne pas offrir à l’imitation des obstacles presque invincibles. L’incomparable séduction de l’évangile tient, au contraire, à la part qui y est faite à l’imagination, au rêve, à l’erreur si l’on veut ; rien n’y est sec, rien n’y est doctrinal, rien n’est arrêté ; je ne sais quoi de transparent et d’aérien y circule d’un bout à l’autre ; à chaque page, ce souffle charmant de l’espérance et de la foi en soutient les conseils. L’aspérité du commandement s’y dissimule toujours sous. la grâce d’une promesse dont la réalisation paraît si prochaine qu’on ne s’avise pas de douter un instant qu’elle ne soit certaine. C’est quelque chose qui rappelle l’attrait irrésistible du pays de Génézareth. Il a fallu le soleil de la Grèce pour animer les marbres de ses statues ; il a fallu aussi l’azur du lac de Tibériade pour colorer l’évangile. Tout ce qu’il y avait de fraîcheur et de délicatesse dans le paysage est passé dans le livre, et il y en avait tellement qu’après tant de siècles, le prestige n’en est pas même affaibli !

Chose étrange cependant, cette contrée délicieuse, qui a inspiré la plus fine et la plus délicate des morales, a donné également naissance au plus froid, au plus pédantesque, au plus fastidieux corps de lois qui ait jamais peut-être été fait. On sait qu’à la suite de la conquête romaine, la Palestine resta quelque temps le siège principal des études religieuses du judaïsme ; les rabbins s’établirent dans plusieurs villes de la Galilée, notamment à Séphoris et à Tibériade. C’est de l’académie de Tibériade, formée vers 180, que sortit le célèbre rabbi Juda, surnommé le Saint, qui recueillit les codes partiels et les lois traditionnelles des écoles pharisiennes et en forma, dans le premier quart du in6 siècle, la vaste compilation connue sous le nom de la mischna (répétition ou seconde loi). Autour de cette première composition vinrent successivement se grouper une multitude de commentaires, d’annotations, de discussions qui en augmentèrent à la fois le volume et l’ennui ; ces nouveaux recueils, beaucoup plus considérables que la mischna elle-même, qui leur sert de texte, reçurent le nom de guemara (complément). La réunion de la mischna et de la guemara forma le talmud (doctrine), œuvre indigeste, stérile, qui a fait perdre à la race juive toute initiative morale et qui est restée absolument étrangère au reste de l’humanité.

Personne n’ignore qu’il y a deux talmuds, le talmud de Jérusalem, émané dans la seconde moitié du IVe siècle des écoles de Palestine et dont la source première était à Tibériade, et le talmud de Babylone, rédigé au Ve siècle par Asché, célèbre docteur de l’académie de Sora, et par son disciple Rabbina, et terminé l’an 500 par rabbi José. La guemara de Babylone, plus complète et plus claire que celle de Jérusalem, est celle dont l’autorité a prévalu parmi les juifs. Mais ni l’une ni l’autre n’ont dépassé le cercle étroit d’une race. A partir de l’évangile, Israël a cessé d’écrire pour le monde ; il n’a plus écrit que pour lui-même. Le caractère de perfection absolue qui a fait des psaumes l’exemplaire immortel de la poésie religieuse, le goût, la mesure, le charme qui ont permis à la Bible entière, produit d’un esprit si différent du nôtre, d’échapper au sort commun des littératures orientales que les savans seuls en Occident peuvent apprécier, et de devenir, au contraire, le livre par excellence, la lecture universelle ; l’ensemble de qualités exquises qui se sont développées peu à peu dans les discours des prophètes et qui ont atteint dans ceux de Jésus leur épanouissement complet, tout cela a disparu du talmud pour ne laisser place qu’aux arguties mesquines, qu’à la casuistique vaine et étouffante sous lesquelles paraissent devoir périr toutes les œuvres sémitiques. On se rend aisément compte à Tibériade de la décadence intellectuelle des juifs. Une incontestable décadence physique y correspond. Si la vue du lac, si l’aspect d’un paysage enchanteur y expliquent l’évangile, en revanche, la population juive qu’on y rencontre fait comprendre la chute profonde de ce peuple étrange qui semble destiné à donner au reste de l’humanité les plus frappantes leçons de grandeur et de bassesse, de force et de décrépitude, de splendeur et de misère. Tibériade est restée presque absolument juive. A quelque distance, sur une des hauteurs qui dominent le pays de Génézareth, s’élève la petite ville de Jafet, où les juifs de toutes les nations viennent attendre l’apparition prochaine du Messie. J’ignore pourquoi une destinée aussi glorieuse est réservée à Jafet, dont le passé n’a rien de remarquable et dont il n’est même pas question dans la Bible. C’est peut-être à cause de son heureuse situation et de la beauté de la contrée qui l’entoure. Ce qu’il y a de sûr, c’est que cette contrée tout entière est envahie par une population laide, sordide, aux yeux rouges, éraillés et clignotans, aux nez crochus, aux longues boucles descendant sur les tempes, aux visages jaunes ou lépreux, à la physionomie triste et inquiète, aux costumes gluans, population accourue d’Allemagne, de Russie, de Pologne, de Valachie, de tous les points de l’Europe avec le dessein évident de gâter par sa présence une des plus ravissantes régions du globe.

J’ai passé un samedi, la journée du sabbat, à Tibériade. Dès la veille au soir, tous les habitans avaient arboré leurs habits de fête aux couleurs éclatantes qui faisaient encore mieux ressortir la parfaite laideur de leurs visages. Néanmoins l’aspect général de la ville ne manquait pas d’une certaine gaîté pittoresque. Sur le pas des portes, le long des murs, au milieu même des rues, se formaient des groupes dont on pouvait admirer à distance l’ardente coloration. Dans d’intérieur des maisons, blanchi à la chaux, comme je l’ai dit, des lanternes, de grandes lampes, parfois même de véritables lustres remplis de lumières répandaient une clarté très vive qui se réfléchissait aux alentours. Vers cinq heures du soir, chacun avait quitté ses affaires pour s’occuper uniquement de la prière. Un bourdonnement confus d’hymnes, je ne sais quelles mélopées aiguës et traînantes, sortaient de tous les coins de la ville. On voyait sur les terrasses des maisons de graves personnages se promenant de long en large en murmurant, tantôt avec une volubilité extraordinaire, tantôt, au contraire, avec une lenteur affectée, de dévotes cantilènes ; auprès des synagogues, le bruit atteignait les proportions d’un véritable vacarme ; pour accompagner les voix, la plupart des chanteurs frappaient en cadence dans leurs mains ou se servaient même de taraboucks. Le tapage pieux s’est prolongé fort avant dans la nuit. A chaque instant, mon sommeil en était troublé, et chaque fois que j’étais prêt à m’endormir de nouveau, une note criarde, un brusque claquement des mains arrivant jusqu’à moi me rappelaient que nous étions à la veille du sabbat et que depuis tant de siècles une invincible espérance soutenait la dévotion de cette étrange race juive, qui semble avoir en Palestine encore plus d’énergie, de vitalité, de confiance en l’avenir que dans le reste du monde.

Et qui sait, après tout, si cette confiance n’est pas justifiée ? Ce n’est point à Jafet sans doute que commenceront pour les juifs des destinées nouvelles ; mais il est possible que la liberté moderne soit pour eux le signal de transformations fécondes et ressuscite le génie créateur qui les a abandonnés dans la servitude. L’histoire des Hébreux est remplie de révolutions si profondes que toutes les conjectures sont permises quand on parle du peuple à la fois le plus persistant et le moins immuable qui ait jamais existé. Il n’est pas certain que le judaïsme ait perdu toute sa force d’expansion, ait épuisé toute sa sève en poussant les deux grands rameaux du christianisme et de l’islamisme qui ont couvert l’Occident et l’Orient et qui, sous des formes différentes, ont fait triompher sa pensée dans le monde méditerranéen tout entier. D’ailleurs si son énergie morale est détruite, son énergie matérielle ne l’est pas, et dans le champ des succès pratiques, de grandes moissons lui sont encore réservées.

Les découvertes de l’érudition moderne ont totalement modifié l’idée que nous avions du peuple juif ; son passé nous est apparu bien différent de l’image que nous nous en étions formée. Le monothéisme constant, rigide, qui nous paraissait une création spontanée de son génie, qui nous semblait être né avec lui, a été, au contraire, le résultat d’une série d’évolutions où sa pensée s’est développée à travers mille péripéties morales et historiques dans lesquelles l’action des causes extérieures n’a pas eu moins de part que ses propres instincts. Il est difficile de préciser dès aujourd’hui l’influence que les différens peuples auxquels ils ont été mêlés ont exercée sur les Hébreux ; leurs premières migrations matérielles sont enveloppées du voile de la légende ; un nuage plus épais encore couvre leurs origines religieuses. Il est certain toutefois qu’en s’établissant à l’ouest du Jourdain, ils ne détruisirent pas tout d’un coup les divinités locales qu’ils y trouvèrent installées avant eux, et que leur monothéisme national se prêta à des compromis qui, plus tard, amenèrent d’heureuses combinaisons. Partis d’un polythéisme primitif, ils s’étaient élevés dans le cours de leur vie errante et agitée à une conception divine dont ils devaient tirer graduellement les plus réelles conséquences. Est-ce Moïse qui substitua au culte de El Shaddaï et aux formes très simples de la religion antique l’adoration de Yahveh ? On l’ignore ; mais le nouveau dieu, quelle que fût son origine, était incontestablement le dieu terrible et sévère du tonnerre, dont le caractère répondait à l’existence tourmentée d’une tribu nomade, errant au milieu d’une nature sauvage, qui les menaçait sans cesse de ses violences. Ce fut aussi le dieu de la victoire ; il soumit aux Hébreux les peuplades cananéennes et phéniciennes sur le territoire desquelles ils parvinrent enfin à trouver une résidence fixe ; il vainquit leurs dieux particuliers et établit sur eux sa domination. Seulement en les subjuguant il ne les expulsa pas, car ils subsistèrent longtemps à côté de lui, objets d’un culte inférieur sans doute, mais qui ne fut pourtant jamais déserté. Il fallut des siècles et tout l’effort des prophètes pour les faire disparaître, encore ne furent-ils pas réellement chassés ; au lieu de les éliminer, Yahveh les absorba : à mesure que les Hébreux quittèrent l’existence de tribu courant les aventures pour devenir une véritable nation. Ils adoptèrent sans même s’en apercevoir les élémens essentiels des religions du pays où ils s’étaient fixés ; l’image sombre du dieu du désert commença à emprunter différens traits aux divinités locales ; Yaveh s’adoucit à leur contact, il s’assimila leurs principaux attributs, il devint susceptible de présider à l’agriculture, à la paix, à l’abondance aussi bien qu’à la conquête. Dès lors, il fut en mesure de satisfaire seul aux besoins multiples d’une population civilisée et définitivement établie ; il ne fut plus nécessaire de recourir à Baal pour suppléer à ce qui lui manquait ; on put, qu’on me passe le mot, se contenter de lui ; mais s’il devint le dieu unique d’Israël, ce ne fut qu’après avoir en quelque sorte combiné tous les élémens divins qui flottaient autour de lui et qui s’étaient maintenus longtemps à ses côtés.

L’histoire des Hébreux, depuis leur arrivée en Palestine jusqu’à la captivité, n’est autre chose que la longue lutte de leur dieu national contre les dieux indigènes. Tous les peuples antiques croyaient avoir besoin de s’assurer l’appui d’un ou de plusieurs dieux, de faire contrat avec eux, de les opposer aux dieux de leurs voisins et de leurs ennemis. Les Hébreux suivirent tout simplement la loi commune. Il n’est point exact de dire, comme on l’a dit trop souvent, qu’ils atteignirent sans aucun effort à la notion d’un dieu suprême ; ce fut, au contraire, le résultat dernier, le produit lent et définitif de leur développement moral et historique ; l’on pourrait même sans témérité aller jusqu’à prétendre qu’avant l’islamisme, lequel n’est, en somme, qu’une hérésie juive, la conception monothéiste n’a jamais eu une netteté absolue. Yahveh n’était point ce dieu du monde, ce dieu universel, la négation des autres dieux, il n’était que le dieu des Hébreux. Durant toute la royauté juive, son nom servit d’étendard au parti national, tandis que les partis étrangers suivaient celui des dieux étrangers. Enfin, grâce à l’admirable école de prophètes qui soutenaient sa cause, il l’emporta sur ses adversaires. Mais son prestige s’évanouit dans sa victoire, car elle en montra du même coup la profonde illusion. On n’avait cessé de répéter que la force d’Israël résidait dans sa fidélité à Yahveh, et ce fut précisément à l’heure où cette fidélité devenait générale, où la ferveur publique était à son comble, qu’Israël tomba. Jamais démenti plus cruel n’avait été donné à l’espérance ! Jamais la vanité des promesses divines n’avait éclaté d’une manière plus terrible ! Assurément, si les juifs avaient été doués d’un tempérament moins robuste, si les faits avaient eu prise sur eux, s’ils avaient été capables de sacrifier la foi à l’évidence, ils se seraient rappelé, en présence d’une pareille catastrophe, les paroles de l’Assyrien : « Ne te laisse pas abuser aux promesses de ton Dieu ! Où sont les rois d’Arpad, de Hamath, de Separvaïm ? Quel est le peuple que son Dieu a jamais sauvé de mes mains ? » Le dieu d’Israël n’avait pas mieux tenu ses engagemens que ceux d’Arpad, de Hamath et de Separvaïm, il n’avait pas mieux sauvé son peuple des mains des ennemis, il ne l’avait par conséquent pas moins abusé. Pour échapper à une réalité aussi brutale en conservant le système religieux sur lequel reposait tout l’édifice social d’Israël, on dut recourir à des distinctions, à des explications, à des réserves, en appeler de la lettre à l’esprit, interpréter le contrat passé entre le peuple fidèle et son dieu d’une manière exclusivement morale, qui permît de laisser croire qu’il n’avait pas été violé. Il en résulta une seconde et plus profonde transformation de la conception divine. Grandi par ses propres échecs et par la défaite même de son peuple, le dieu d’Israël s’éleva au-dessus des agitations politiques qui ne purent plus l’atteindre qu’indirectement et temporairement, devint dieu unique et sans second, celui qui est ! à l’exclusion de tous les autres. Sans doute, il n’en resta pas moins la propriété principale d’Israël, qui l’avait deviné et adoré alors que personne ne le connaissait encore ; mais son régime dut s’étendre sur la terre entière, en dépit des insuccès partiels et temporels qui ne compromettaient pas son triomphe général et final.

Les derniers temps du royaume de Juda furent remplis par l’élaboration de cette idée nouvelle d’où le christianisme est sorti. Le dieu jaloux du premier mosaïsme, le dieu terrible qui avait besoin de sacrifices humains et dont la volonté implacable punissait les fautes des pères jusqu’à la quatrième génération, le dieu formaliste qui tenait avant tout aux pratiques extérieures, fit place à un dieu de justice et d’amour, au dieu d’Israël qui se plaignait de la multitude des sacrifices, « qui était rassasié d’holocaustes de moutons et de graisse de bêtes grasses, qui ne prenait point de plaisir au sang des taureaux, des agneaux et des boucs, » que toutes les grimaces du culte fatiguaient, que les violences de la nouvelle loi indignaient et qui ne voulait plus qu’on dît : « Les pères ont mangé des raisins aigres et les fils en ont eu les dents agacées. « Pour la première fois une piété aimable, une charité délicate, un sentiment profond de compassion envers le pauvre et l’opprimé, je ne sais quoi de tendre et d’exquis qui annonce déjà Jésus, se font jour de toutes parts dans une race qui jusque-là n’avait montré que rudesse et égoïsme. Ennobli par le malheur, Israël sent son cœur s’adoucir et comprend à la fois le charme désespérances et des séductions matérielles. La conviction de sa supériorité intellectuelle le rassure sur l’avenir. Au milieu de l’oppression et des blessures de la guerre, le rêve d’une revanche éclatante et lointaine hante de plus en plus son imagination ; mais cette revanche ne s’y présente pas uniquement sous la forme de victoires militaires, de conquêtes accomplies par la force. Une révolution morale se prépare. La réparation est certaine : c’est au sein même de Juda que les grands empires qui l’ont écrasé viendront un jour chercher la vérité, c’est autour des vaincus d’aujourd’hui que se rangeront demain toutes les nations de la terre, c’est sous le sceptre de son Dieu que l’univers entier trouvera enfin le bonheur et la justice. Le monothéisme est créé, le messianisme va naître.

Il ne faudrait pourtant point se tromper sur le caractère et la portée de cette immense révolution, la plus grande peut-être à laquelle l’humanité ait assisté, parce qu’elle contenait en germe le christianisme et l’islamisme. L’unité divine, telle que les prophètes l’entrevirent, n’était point encore le monothéisme pur que le monde a connu plus tard. Jérémie, le premier, et après lui Isaïe ont exprimé la pensée que Yahveh est le Dieu éternel, à côté duquel il n’en existe point d’autre, auprès duquel tous les autres ne sont que des idoles vaines. Mais Yahveh n’en restait pas moins un Dieu strictement national, dont le culte ne devait se répandre que pour rassembler de tous les points du monde les croyans à Jérusalem. Les Hébreux n’opposaient pas une religion internationale, universelle, aux religions des peuples étrangers, ils se bornaient à leur opposer leur religion personnelle dans l’espoir qu’un jour ils s’y convertiraient et que, reconnaissant sa suprématie, ils n’hésiteraient pas à lui sacrifier leurs croyances particulières. L’unité ne résultait donc pas de la ruine de toutes ces nationalités, mais de leur absorption par l’une d’entre elles. Il faut arriver, je le répète, jusqu’à l’islamisme pour trouver un monothéisme strict., complet, indiscutable. Des deux grandes colonies religieuses que le judaïsme a fondées dans le monde, le christianisme et l’islamisme, la seconde est celle qui a le plus fidèlement continué ses traditions dogmatiques, tandis que la première a surtout conservé ses traditions morales. C’est à l’école des juifs et des judéo-chrétiens que Mahomet a créé l’islam, qui est en même temps une sorte de réaction contre les développemens métaphysiques et moraux du dernier mouvement religieux de la Judée et l’épanouissement normal, régulier de ce mouvement. Tombé dans une intelligence logique, dans un cœur sec, le dogme de l’unité divine, tout en se développant, devait amener un retour aux conceptions sévères du passé. Dieu, souverain unique, absolu, ne pouvait manquer d’être aussi complètement arbitraire ; on le dépouilla des vaines tendresses que lui avaient prêtées les prophètes et dont le caractère était trop manifestement humain. Son attitude envers le monde est hostile ; tout-puissant et omniscient, il se manifeste surtout par ses fantaisies, ses colères, et il récompense, et il punit suivant son gré, il endurcit le cœur de ceux qu’il veut perdre, il prédestine sans motif ceux qu’il veut sauver, et tout le monde doit trembler devant lui. Au lieu d’être la raison universelle des choses, il en est la cause universelle, mais brutale ; c’est sa volonté, non son intelligence et sa bonté qui dirigent le monde. De là cette condamnation de la science, cette réprobation de la pensée qui ont fini par perdre toutes les civilisations musulmanes. De là aussi ce réveil du prophétisme sous une forme dégénérée, seule raison d’être de Mahomet. L’islamisme n’admet pas le messianisme, car il est impossible qu’un Dieu aussi élevé que le sien au-dessus de l’humanité, consente à s’abaisser jusqu’à elle. La monarchie divine obéit à une étiquette plus sévère. Dieu s’y révèle d’une manière solennelle, mécanique, par l’entremise de ses prophètes, aux paroles desquels on doit se soumettre aveuglément comme à des ordres sans réplique.

Il y a loin de ce monothéisme abstrait au monothéisme panthéiste des Aryens, qui considère toutes les divinités comme de simples noms, comme des manifestations de l’unité supérieure des choses, mais on doit le regarder comme le dernier résultat des conceptions sémitiques. Tandis que l’Aryen n’a jamais su détacher complètement sa personnalité du milieu qui l’entoure et a vu, à bon droit, dans l’univers, une immense combinaison de forces qui entrent sans cesse en lutte, qui s’engendrent mutuellement et dont les innombrables transformations produisent tous les phénomènes, le Sémite s’est séparé peu à peu de la nature, et, la considérant comme étrangère à lui, en est venu à en chercher l’origine dans une cause qui la dominât et qui le dominât également lui-même. C’est ainsi qu’il a conçu la notion de Dieu, créateur suprême, isolé du monde, qu’il façonne comme un vase entre les mains du potier. Le despotisme divin était la conséquence inévitable d’un pareil système. Les juifs n’y arrivèrent jamais complètement, mais ce fut l’œuvre particulière de Mahomet et des Arabes. Cette œuvre ne pouvait être l’apanage d’un seul peuple. Par sa nature même, elle était universelle. L’islamisme sut faire ce que le judaïsme n’avait point fait, il sut briser tout lien avec une nationalité particulière, avec un culte local, pour devenir réellement cosmopolite. Se laissant ramener à deux dogmes essentiels, d’une simplicité parfaite, il s’adapta sans peine au génie et aux mœurs des races les plus différentes, et la rapidité extraordinaire de son expansion prouve suffisamment que ses prétentions à l’universalité étaient justifiées.

Les débuts du christianisme ont été plus lents et plus pénibles. De même que l’islamisme devait être l’épanouissement de l’idée du monothéisme, de même le christianisme fut l’épanouissement de l’idée du messianisme. Mais s’il est relativement facile de s’élever à l’a conception de l’unité divine et d’admettre que Dieu se manifeste par un prophète, il l’est beaucoup moins de savoir à quels caractères reconnaître le Messie. Parmi le grand nombre de ceux qui passaient et disparaissaient en Israël, y en avait-il un qu’on pût regarder comme le véritable ? A coup sûr non, si on s’en tenait à la conception première qui voulait que le Messie relevât la patrie terrestre et réunît tous les peuples du monde autour de Jérusalem. Mais là aussi allait se produire une de ces transformations que la souplesse merveilleuse du génie judaïque a rendues si nombreuses et si fécondes. Tandis que la masse des juifs, les yeux fixés sur l’horizon, y cherchaient l’aurore de l’apparition qu’ils attendaient avec tant d’impatience, quelques-uns d’entre eux se prirent à dire : « Vous vous trompez. Le Messie est venu. Vous l’avez méconnu, vous l’avez tué ; mais il reviendra juger les vivans et les morts. » Nouvelle étrange sans doute, mais qui changeait, après tout, peu de chose aux espérances judaïques. Il était assez indifférent que le Messie eût passé une première fois incompris et méprisé sur la terre, puisqu’il allait y apparaître de nouveau et puisque son règne n’y était qu’ajourné.

Pendant longtemps, les chrétiens ne crurent pas moins sérieusement que les juifs à la fin prochaine du mal, à une ère future de justice, de paix et de bonheur. Eux aussi, ils tenaient les yeux fixés sur l’horizon, avec une confiance d’autant plus vive qu’ils connaissaient déjà le Sauveur, qu’ils l’avaient vu et que sa personne, ses actes, ses discours avaient laissé dans leurs âmes une ineffaçable impression. Mais précisément parce que leur espérance était plus précise, la réalité les trompa plus manifestement encore que les juifs. Les siècles s’écoulèrent et Jésus ne revint pas. Peu à peu, on s’habitua à son absence, on se résigna même à ne plus l’attendre ; le christianisme se détacha du judaïsme pour continuer séparément ses glorieuses destinées. A partir de la séparation des deux églises, il n’y a plus rien de juif dans les dogmes de la religion nouvelle ; la métaphysique grecque et l’organisation politique romaine s’en emparent et lui font subir les plus profondes modifications. Mais le rêve des origines l’a imprégné d’un charme poétique, d’une séduction pénétrante qui ne s’effaceront jamais. Tous les sentimens délicats, toutes les vertus exquises que le messianisme avait fait naître en Judée prirent dans le christianisme une forme plus pure, plus délicieuse encore. La partie morale de l’œuvre des prophètes passa tout entière dans l’évangile ; la douceur, la compassion, la charité y trouvèrent leur expression définitive. Est-ce à dire que l’évangile, comme on s’est plu quelquefois à le soutenir, ne soit que l’écho, que le prolongement de la prédication prophétique ? Non certes ! Peu importe qu’on retrouve dans les derniers des prophètes, dans Jérémie, dans Isaïe, dans Ézéchiel, presque toutes les maximes, presque tous les enseignemens de Jésus. Sans doute si la morale était une science, s’il s’agissait de découvrir le devoir et le démontrer comme on découvre et comme on démontre les lois de la physique, par exemple, celui-là serait l’inventeur et mériterait d’être appelé maître qui le premier aurait enseigné l’abnégation, la résignation et l’amour. Mais, en morale, enseigner n’est rien ; il faut persuader. La forme donnée au précepte est plus importante que le précepte lui-même. En épluchant les philosophes antiques aussi bien que les prophètes antérieurs à Jésus, on y rencontrerait assurément la plupart des doctrines de l’évangile ; qu’importe, puisque chez aucun d’entre eux elle n’a eu cet accent particulier, irrésistible qui a ému et subjugué l’humanité ? On avait dit bien souvent avant Jésus : « Aimez-vous les uns les autres ! — Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait ! » mais nul ne l’avait dit avec une expression si touchante, avec une tendresse si profonde que tout le monde crût à la parfaite simplicité du conseil. Ce ne sont ni les prêtres de Jupiter, ni les pédans des écoles, ni les orgueilleux du portique qui auraient trouvé le chemin de nos âmes et qui auraient transformé nos cœurs ; ce ne sont pas non plus les prophètes, dont la rhétorique surchauffée, le style lâche et prolixe, la pensée perpétuellement tendue ne pouvaient produire qu’une excitation factice. La grande originalité de Jésus réside dans la fraîcheur et dans la grâce de son inspiration. En écoutant sa parole, les juifs d’abord, puis le monde entier furent sous le charme, car jamais la conscience humaine n’avait été remuée d’une manière à la fois si douce et si souveraine : c’est de cette émotion qu’est né l’idéal moral qui restera l’œuvre incontestée, la création sublime, l’invention indiscutable du christianisme.

Quoi qu’il en soit, et après avoir proclamé tout ce que l’islamisme et le christianisme ont apporté de nouveau sur la terre, il n’en reste pas moins vrai que l’une et l’autre religions sont issues du judaïsme, qu’elle ne sont même, à tout prendre, que de grandes hérésies juives qui se sont développées outre mesure aux dépens du tronc dont elles étaient sorties. Durant des siècles, le judaïsme lui-même, frappé de stérilité après ce prodigieux effort de production, a perdu toute action sur le monde. L’abaissement politique des juifs a achevé d’éteindre en lui tout ce qu’il aurait pu conserver sinon de vitalité, au moins d’initiative. Indirectement mêlé au mouvement intellectuel arabe, il a contribué sans doute à ses heureux débuts, mais il n’a pas été capable de le préserver d’un arrêt subit, suivi bientôt d’un recul profond et d’une décadence irrémédiables. Son rôle dans le moyen âge est tout à fait secondaire, effacé. Condamnés alors à concentrer toute leur activité sur les intérêts terrestres, les juifs ont acquis lentement, progressivement la grande supériorité pratique qui est restée depuis le caractère principal et distinctif de leur race. Asservis politiquement et moralement, ils sont devenus matériellement les maîtres du monde. Dans presque tous les pays, la richesse publique est aujourd’hui entre leurs mains ; il ne leur manquait plus que la liberté ; notre siècle la leur a rendue. Quel usage en feront-ils ? comment emploieront-ils leur force ? chercheront-ils à dominer à leur tour ceux qui les ont si longtemps dominés ? Questions pressantes et dont les campagnes antisémitiques qui se poursuivent dans les plus grandes nations européennes prouvent la gravité.

Il est certain que le pouvoir, après la fortune, risquent de passer un peu partout aux juifs. Longtemps obligés de se contenter de métiers inférieurs, voués uniquement au commerce, à l’industrie, à la banque, ils ont, depuis leur émancipation, la noble ambition des enrichis qui désirent consacrer leurs loisirs aux intérêts et aux œuvres générales. On les voit assiéger les fonctions élevées et occuper un à un tous les abords de la puissance. Il n’y aura rien de surprenant à ce qu’un jour ils parviennent à s’en emparer complètement. En effet, s’ils ont montré durant toutes les périodes de leur histoire une grande inaptitude politique, cela ne les a pourtant point empêchés de poursuivre sans cesse, à côté de leur idéal moral, un idéal profane, très terre à terre, qu’à certains momens ils ont paru sur le point de réaliser. Et peut-être l’auraient-ils réalisé, si les espérances spirituelles n’étaient pas venues les en détourner pour les lancer dans des aventures pratiquement de plus en plus périlleuses, mais moralement de plus en plus fécondes. Sous le règne de Salomon, par exemple, ils furent bien près de devenir un peuple comme les autres, uniquement occupé de sa prospérité industrielle, d’art, de commerce et de plaisirs. Peu s’en fallut que le goût du bien-être et des joies mondaines ne l’emportât sur la véritable vocation d’Israël, qui était l’invention du monothéisme et la préparation du christianisme. Si Salomon eût réussi, s’il eût lancé définitivement son peuple dans les voies profanes, si le développement intellectuel et commercial qu’il avait inauguré se fût prolongé, la carrière sacrée des Hébreux eût été interrompue ; ils fussent devenus semblables aux Phéniciens, aux Sidoniens, aux Tyriens, aux nations de même origine qu’eux, qui les ont précédés ou suivis sur le sol de la Syrie. Jérusalem eût brillé quelque temps d’une splendeur toute matérielle ; il n’en resterait pas aujourd’hui beaucoup plus de vestiges que de Tyr et de Sidon. L’échec de cette tentative purement mondaine fut donc pour Israël un bonheur véritable. Néanmoins il laissa dans les cœurs un regret plein d’amertume. L’éblouissement du règne de Salomon ne se dissipa jamais tout à fait dans les crises les plus cruelles de l’histoire hébraïque, il se trouva toujours des esprits pratiques pour déplorer l’illusion généreuse qui avait fait préférer à Israël une vaine espérance religieuse aux jouissances certaines de la réalité.

C’est une remarque fort juste que ce même peuple hébreu, dont la pensée morale s’est élevée à un si haut degré de pureté et de désintéressement, a toujours eu cependant un goût particulier pour les biens terrestres et des aptitudes singulières pour les acquérir d’abord, puis pour en jouir avec une véritable passion. Il en est des nations chargées d’une mission divine comme des individus chargés d’un grand apostolat : à certaines heures, l’inspiration d’en haut entre en lutte avec les instincts inférieurs, et la faiblesse humaine s’effraie de tous les sacrifices auxquels il faut consentir pour soutenir un rôle désintéressé. Le trouble, la timidité, la tentation, l’emportent un instant sur le courage et le dévoûment. Satan monte sur la montagne, et montrant du doigt toutes les richesses de la terre : « Je te donnerai tout cela, dit-il, si tu veux m’adorer. » Sous le règne de Salomon, Israël faillit succomber à l’épreuve. Nation profondément sensuelle, portant, comme toutes les nations orientales d’ailleurs, des préoccupations matérielles jusque dans son idéal le plus délicat, puissamment douée pour la vie gaie, heureuse, féconde, elle faillit préférer la sagesse vulgaire à la sublime folie qui devait faire sa gloire. Salomon lui donna, dans ses écrits comme dans ses actes, l’exemple et le conseil de cette sagesse. Les ouvrages qu’on lui attribue portent tous la trace d’une préoccupation mondaine ; il ne fut pas très éloigné d’arriver à une notion scientifique des choses qui aurait été mortelle à la religion ; au lieu de célébrer la puissance créatrice de Yahveh, il se mit à décrire les créatures « depuis le cèdre jusqu’à l’hysope ; » de la science au doute, la distance est courte, Salomon la franchit ; le dégoût de toutes choses s’empara de lui. « Vanité des vanités ! . Rien de nouveau sous le soleil… Augmenter sa science, c’est augmenter sa peine… J’ai voulu rechercher ce qui se passe sous le ciel et j’ai vu que ce n’était qu’affliction d’esprit. »

Lorsqu’on professe des maximes aussi désespérées, on n’a plus d’autre refuge, pour fuir les tourmens de l’âme, que la joie et les plaisirs. Le Cantique des cantiques est l’expression achevée du rêve de sensualité exquise qui risqua un moment de remplacer le rêve surnaturel d’Israël. Parfaitement indifférent en religion, absolument sceptique en morale, tandis qu’il renfermait dans son harem trois cents reines et six cents concubines, qu’il embellissait son palais, qu’il y faisait régner un ordre et une élégance extraordinaires, Salomon montra aux cultes étrangers une parfaite tolérance. S’il bâtit à Yahveh un temple splendide, il n’hésita pas non plus à élever sur le mont des Oliviers des autels à Moloch et à Astarté. Des contemporains lui en firent-ils un reproche ? Rien n’est moins certain ; tout fait supposer, au contraire, que ce sont des écrivains plus récens et tout préoccupés d’idées inconnues à son époque qui le lui ont imputé à crime. Enivré de joies matérielles, Israël laissait sommeiller la pensée divine, et ce ne fut que sous l’aiguillon de la souffrance qu’il se réveilla.

Les catastrophes qui suivirent la mort de Salomon, les discordes et les divisions qu’elles produisirent, les tristes déceptions qui en résultèrent le ramenaient à des espérances plus hautes que les réalités dont il se contentait. Depuis lors la décadence politique ne cessera pas un seul jour, en sorte qu’à aucune autre époque l’idéal terrestre ne put être repris. Mais qui sait si nous ne le verrons pas renaître de nos jours sous une forme nouvelle, appropriée aux conditions de la société moderne ? Assurément, il n’est pas à craindre que les juifs d’aujourd’hui rêvent de ressusciter David ou Salomon et d’aller vivre sous le sceptre d’un roi puissant et pacifique qui régnerait d’une mer à l’autre, au milieu de nations tributaires. Une espérance aussi mesquine peut suffire aux malheureux qui végètent dans l’abjection et la misère à Jérusalem et à Tibériade ; mais l’immense masse des Sémites qui couvrent en ce moment l’Orient et l’Europe peut, sans trop de témérité, concevoir de plus hautes ambitions. Elle possède la plus grande des forces contemporaines, c’est-à-dire la richesse ; son activité ne connaît pas de bornes, sa souplesse ne connaît pas d’obstacles ; des siècles de servitude l’ont habituée à tourner, toutes les difficultés et à ne se laisser jamais arrêter par les scrupules d’une délicatesse timorée que donne un long exercice du commandement et un long usage de la liberté ; elle sait au besoin braver l’ironie et surmonter le dédain ; enfin les démentis incessans de l’histoire l’ont ramenée au scepticisme de Salomon et, lasse de porter la parole d’un Dieu dont toutes les promesses ont été trompeuses, elle paraît bien résolue à ne plus placer son espoir qu’ici-bas.

Dans cette évolution nouvelle que la race juive me semble sur le point d’exécuter, sa pensée pourra conserver une forte originalité ; peut-être même arrivera-t-elle à de nouvelles créations morales et philosophiques. Tout fait supposer qu’elle se débarrassera peu à peu du monothéisme étroit des dernières années du royaume de Juda pour revenir peu à peu à des notions religieuses plus compatibles avec une puissance matérielle. Il est à remarquer que, durant la période de leurs conquêtes et de leurs succès, à l’époque où ils s’établissaient avec tant d’énergie sur le territoire où devait s’écrouler leur vie nationale, refoulant devant eux, ou écrasant les peuples qui s’opposaient à leurs progrès, les juifs n’étaient pas encore monothéistes ; ils adorent leur dieu, dieu violent qui. leur donnait la victoire dans les combats, mais, à mesure qu’ils s’établissaient dans une contrée, ils y respectaient et adoraient, je l’ai dit, les dieux pacifiques, les dieux de la fécondité et de l’abondance dont le culte les y avait précédés.

Plus tard, chaque fois qu’ils étaient sur le point d’atteindre uni haut degré de gloire et de prospérité, c’était à, la suite d’un abandon partiel de leur foi particulière et grâce à des compromis nombreux passés avec les influences étrangères, qu’ils obtenaient ces avantages matériels. Saül et David eux-mêmes, malgré leur zèle pour Yahveh, n’hésitaient pas à donner à leurs enfans le nom de Baal. Quant à Salomon, je viens de rappeler dans quel éclectisme théologique, ou plutôt dans quel scepticisme universel il était tombé ; ce fut certainement sous son règne, le plus heureux de l’histoire juive, que l’idée monothéiste courut les plus sérieux dangers. Si, comme on doit le croire, de brillantes destinées sont encore réservées aux israélites, ils n’en assureront la durée qu’en renonçant aux admirables, mais stériles conceptions que la petite caste sacerdotale et prophétique fit triompher au retour de Babylone et qui ne pouvaient être qu’une consolation dans la défaite, non un encouragement à de nouveaux succès. À cette condition, le judaïsme sera sans contredit de toutes les doctrines religieuses la plus susceptible de s’adapter aux nécessités modernes et aux idées par lesquelles, depuis un siècle, le monde est dirigé. Le christianisme, qui prêche le renoncement à la vie, qui nie en quelque sorte la terre, pour lequel l’existence actuelle n’est que la préparation à la mort, ne s’accommodera qu’avec peine à la soif d’activité, ; au besoin de bien-être, à l’ardeur matérielle que les grandes découvertes de la science et les progrès immenses de l’industrie ont répandus de toutes parts. Quant au fatalisme musulman, il est la négation même de toute civilisation. Rien ne serait plus aisé, au contraire, que de ramener les dogmes judaïques à des formules assez simples pour ne blesser en aucune manière la raison contemporaine, et assez élastiques pour supporte ? une interprétation qui ne contrarierait nullement le développement pratique de l’humanité. L’unité divine, telle que l’entendaient les premiers juifs, n’était en quelque sorte que la combinaison de tous les éléments divins qu’ils croyaient découvrir au-dessus de la nature. S’il paraît aujourd’hui démontré que le monde obéit à des lois qui ne lui sont point extérieures et que l’univers est le produit de forces internes qui naissent incessamment les unes des autres, on s’accorde généralement à penser que ces lois et ses forces ont une ; unité supérieure dont la formule sera la dernière découverte de la pensée humaine. Sans doute, l’unité des lois et des forces naturelles n’est point l’unité divine ; il n’y a pas de contradiction cependant entre les deux idées ; elles peuvent subsister côte à côte sans se détruire ; au besoin même elles peuvent se confondre.

Le second des dogmes judaïques, le messianisme, ramené à sa forme primitive que le christianisme a si profondément altérée, n’est pas si l’on veut y autre chose que la croyance au progrès social, avec cette seule condition particulière que ce progrès doit être accompli par les mains et sous la direction des juifs. L’orgueil hébraïque acceptera sans peine cette condition et tâchera de la réaliser. Au moment où, dans les plus grandes nations de l’Europe, les juifs semblent sur le point d’arriver à l’influence politique et d’acquérir peu à peu la puissance publique, serait-il bien téméraire de leur part d’espérer que le jour est prochain où ils feront triompher dans le monde l’idéal de justice et de bonheur dont le rêve, depuis tant de siècles, les poursuit à travers toutes les déceptions et les soutient à travers toutes les épreuves ? Peu importe que cette révolution soit l’œuvre d’un messie ou qu’une race entière l’accomplisse par une série d’efforts combinés ! L’essentiel, c’est qu’elle se produise, c’est qu’elle donne les fruits qu’on en attend. Tandis que l’islamisme se perdait dans le fatalisme et que le christianisme s’enivrait d’espérances surnaturelles, le judaïsme ne s’est jamais laissé détourner de l’idéal purement terrestre qui était son invention principale ; rien de moins juif que la parole de Jésus : « Mon royaume n’est pas de ce monde ; » les plus terribles catastrophes n’ont pas décidé le judaïsme à abandonner la conviction que ce monde même verrait s’ouvrir une ère de félicité générale. C’est pourquoi les doctrines modernes de la perfectibilité et du progrès s’allient si aisément à ses antiques convictions. C’est pourquoi aussi, en cherchant à s’emparer de toutes les grandes forces sociales et à jouer partout les premiers rôles, les juifs peuvent se persuader qu’ils ne travaillent pas seulement à la satisfaction de leurs intérêts personnels, qu’ils travaillent aussi à la réalisation des plus beaux rêves de leurs pères, au bien commun de tous les hommes. Si les philosophes qui nous ont enseigné que la violence, le crime et l’injustice doivent disparaître de ce monde pour ne laisser subsister que le bien et la liberté, ne se sont pas trompés, les juifs réussiront dans leur nouvelle et grande entreprise ; mais si ce sont les pessimistes qui ont raison, si le progrès est également un mirage, si le mal et le malheur sont éternels, ils succomberont, comme ils ont déjà succombé tant de fois, à la poursuite d’une noble et généreuse illusion, et cette dernière défaite ne sera peut-être pas moins glorieuse pour eux que toutes celles qu’ils ont déjà subies sans se laisser abattre, sans perdre leur confiance en eux-mêmes et leur foi en l’avenir.

Je ne sais trop par quelle fantaisie d’esprit c’est au bord du lac de Tibériade que je me suis laissé aller à rêver pour les juifs une nouvelle mission historique. Ceux qu’on rencontre dans toute la Palestine ne songent évidemment qu’au passé et ne vivent que de souvenirs. Mêlés aux ruines de leur ancienne splendeur, ils ne sont pas moins ravagés et dévastés que le pays qui a été le théâtre de leur prospérité et de leur chute ; ils portent la trace d’un abaissement, j’allais dire d’un avilissement en apparence ineffaçable. C’est que leur situation en Palestine, comme dans presque tout l’Orient d’ailleurs, est encore aussi triste qu’elle l’était en Occident en plein moyen âge. Méprisés, détestés, insultés de tous, ils se vengent des populations qui les oppriment en les exploitant. Ils ont tous les vices, toutes les laideurs de la servitude, et l’on sent très bien en les contemplant qu’ils seront les derniers à accepter l’œuvre de leurs concitoyens plus heureux qui s’efforcent au loin d’allier la régénération de leur race au progrès général de l’humanité. C’est le résidu, la lie d’une nation. L’attachement qu’ils gardent à leurs traditions est la seule chose par laquelle ils soient touchans ; encore souffre-t-on d’un attachement qui les condamne à demeurer dans une contrée où toute activité utile est impossible, où ils doivent vivre d’abjection et de misère, adonnés aux plus vils métiers, se nourrissant d’usure et de commerce honteux.

Il ne reste plus rien à Tibériade du mouvement intellectuel qui a produit la michna ; la casuistique elle-même s’est éteinte dans les plus doctes et les plus stérilisantes arguties morales et théologiques. La piété ne s’y manifeste plus que par ces dévotions bruyantes et mécaniques qui troublent la nuit du vendredi au samedi le sommeil des voyageurs. Si l’on retrouve le christianisme auprès du lac de Tibériade, il faut donc convenir qu’il n’en est pas de même du judaïsme, qui ne s’y manifeste que par ses côtés repoussans. Aussi est-ce avec une sorte de satisfaction qu’après avoir assisté à la journée du sabbat j’ai repris la route de Nazareth. Il fallait d’abord repasser par le mont des béatitudes, puis gagner le village de Loubieh, où le général Junot soutint un combat héroïque contre une armée de mamelouks. Loubieh est située sur une colline pierreuse et aride ; j’y arrivai vers midi. La lumière avait une violence prodigieuse, mais précisément à cause de cela elle n’y produisait pas ces effets factices qu’on remarque dans presque tous les tableaux d’Orient. J’ai beaucoup voyagé en Orient ; je n’y ai jamais vu ce qu’on voit chaque année au Salon de peinture, je veux dire des murs d’un blanc éclatant se détachant sur un ciel d’un bleu cru. Le ciel d’Orient est trop lumineux pour avoir des tons aussi secs ; il est baigné dans une sorte de clarté blanchâtre qui lui donne des colorations laiteuses d’une finesse exquise. Quant aux murs, ils sont tellement cuits et recuits par le soleil, qu’ils en paraissent toujours jaunis ou noircis. Je me rappelle la sensation étrange que me produisit le paysage de Loubieh à midi. L’ombre des maisons descendant perpendiculairement du sommet à la base des constructions assombrissait le village ; un phénomène du même genre se produisait sur les cactus ; aux alentours, l’air surchauffé avait des trépidations violentes : était-ce un effet d’aveuglement ? Je ne sais, mais il me semblait être en face d’un pays incolore et dont cependant la vue brûlait les yeux. Je me réfugiai pour déjeuner sous un bosquet de sycomores, où je ne fus dérangé que par quelques petites tortues qui ne s’attendaient pas à ma visite et qui n’en parurent pas très satisfaites. A quelque distance de Loubieh, après avoir traversé une plaine très fertile, on entre dans le champ dés épis, ainsi appelé parce qu’on suppose que c’est là que les disciples de Jésus, pressés par la faim, arrachèrent des épis pour en manger le grain. Les pharisiens s’indignèrent ; outre que manger le bien d’autrui passait à leurs yeux pour un crime, c’était le jour même du sabbat que les disciples de Jésus se conduisaient ainsi, et violer le sabbat était, selon eux, un crime bien plus considérable encore. Mais Jésus les reprit avec sa morale ordinaire : « N’avez-vous point lu, leur dit-il, ce que fit David quand il eut faim, lui et ceux qui étaient avec lui ? comment il entra dans la maison de Dieu et mangea les pains de proposition qu’il ne lui était pas permis de manger ni à ceux qui étaient avec lui, mais aux prêtres seuls ? Ou n’avez-vous point lu dans la loi qu’au jour du sabbat les prêtres, dans le temple, violent le sabbat et sont sans péchés ? Or je vous dis qu’il y a ici quelqu’un de plus grand que ce temple. Et si vous compreniez ce que signifient ces paroles : Je veux la miséricorde et non le sacrifice, vous n’auriez pas condamné les innocens. » Paroles admirables, malheureusement trop oubliées ! Comme le jour du sabbat était passé, j’aurais pu, pour mon compte, arracher sur ma route tous les épis que je rencontrais ; mais je n’en avais pas besoin.

Plus loin, au village de Kefr-Cana, j’aurais pu aussi, si j’avais eu soif, me désaltérer moralement au souvenir de l’eau que Jésus changea en vin. On montre encore, en effet, les deux urnes où le miracle s’accomplit. Je les ai vues et touchées. « Ces urnes, dit le Guide indicateur du frère Liévin de Hamme, que j’ai eu déjà l’occasion de citer, ces urnes sont en pierre du pays, assez grossièrement travaillées. Celle que j’ai mesurée a 0m,53 de diamètre, 0m,56 de profondeur, et son épaisseur est de 0m,13. L’autre est un peu plus petite. Quant à leur forme, elles ressemblent à une sorte de pain de sucre, c’est-à-dire qu’elles se terminent en cône. » Et il n’y a pas moyen de douter de leur authenticité, car le frère Liévin de Hamme ajoute : « Autrefois, on montrait des urnes de Cana un peu partout : les unes en porphyre et les autres en agate, etc. ; mais l’évangile de saint Jean (II, 6) dit explicitement : Or, il y avait six grandes urnes de pierre. » Hélas ! pourquoi faut-il qu’il y en ait encore deux et qu’on les rencontre sur son chemin peu de temps après avoir médité cette sublime maxime : « La miséricorde vaut mieux que le sacrifice ? »

En revenant de Tibériade, on va coucher à Nazareth, puis on prend le chemin de Saint-Jean-d’Acre. On quitte alors la Galilée pour la Phénicie, contrée nouvelle et qui rappelle des souvenirs bien différens. C’est passer d’un monde dans un autre. On ne retrouvera plus désormais les illusions heureuses qui vous reportaient pour quelques jours aux temps antiques, qui vous faisaient croire un instant que le monde de la Bible et de l’évangile était ressuscité pour vous ! C’est avec un indicible serrement de cœur que j’ai dit adieu, du haut du plateau qui domine Nazareth, où j’aurais voulu monter une dernière fois, à cette contrée délicieuse que je suis sans doute destiné à ne jamais revoir, mais dont rien ne me fera perdre la mémoire, il était tard, il fallut m’arracher assez vite à mes contemplations et âmes regrets. Je partis profondément ému. Salut donc, terre bénie, montagnes aux formes exquises, vallées profondes que le soleil de midi brûle de ses rayons et que le soir emplit d’ombres bleues ; plaines chargées de fleurs, horizons transparens ; lac charmant où tous les prestiges du royaume céleste se sont réfléchis ; sommets où éclatait la voix des prophètes ; collines vertes où Jésus semait à profusion, parmi les groupes d’enfans et de femmes, les paroles de vie et les promesses éternelles ; champs fertiles où germaient, à côté des plus riches moissons, les plus nobles croyances ; fontaines célébrées par la muse biblique où les jeunes filles se pressent encore, comme autrefois, au déclin du jour, portant sur leurs têtes des urnes élancées ; sentiers, torrens, rochers, abîmes qui tous avez vu passer Dieu ! vous êtes bien réellement la terre paternelle et sainte, vous êtes bien réellement la patrie ! En vain le monde s’est éloigné de vous et vous a oubliés ; en vain les illusions de l’âme se sont dissipées devant les réalités de la nature, en vain les rêves que vous aviez fait naître ont été suivis de réveils cruels, en vain l’humanité, fatiguée de croire, a essayé de savoir et n’a trouvé, comme Salomon, au fond de toute science que misère et dégoût. L’impression que vous avez laissée dans nos consciences ne s’effacera pas, le bien que vous avez créé survivra à tous les désenchantemens. Nul ne sait ce que sera l’avenir ; les prophètes se taisent à bon droit, car leurs déclamations ne rencontreraient qu’ironie et leur tristesse ne serait point comprise. Peut-être le cantique des anges ne retentira-t-il jamais plus sur nous, peut-être l’idéal de l’évangile s’évanouira-t-il dans de puissantes, mais sombres vulgarités. Qu’importe ! tant qu’une lueur divine brillera dans les cœurs, c’est vers vous que se tourneront les regards qui cherchent l’aurore de la délivrance, de l’amour, de la liberté, et, à supposer que cette dernière chimère s’évanouisse aussi, que le scepticisme l’emporte définitivement, que tous les autres hommes enfin vous méconnaissent ou vous dédaignent, ceux qui ont passé par de telles épreuves qu’il ne leur reste plus rien à attendre de ce monde et que la vérité n’a pour eux que des angoisses, iront vous demander encore quelque soulagement. Terre de la résignation et du sacrifice, il y aura toujours des malheureux pour venir pleurer sur votre sein !


GABRIEL CHARMES.

  1. Voyez la Revue du 15 mai, du 15 juin, du 15 juillet, du 15 août et du 1er septembre 1881.