Voyage et aventures sur mer de Narcisse Gelin, Parisien

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VOYAGES
ET
AVENTURES SUR MER
DE NARCISSE GELIN,
PARISIEN.

CHAPITRE PREMIER.


Comment Narcisse Gelin eut l’idée de voir la mer, en regardant un moulin à vent.

Narcisse Gelin était un bon jeune homme, bien doux et bien honnête ; son père, Bernard Gelin, qui tenait un magasin de merceries, rue du Cadran, lui fit donner une éducation libérale.

Aussi à dix-neuf ans, trois mois et un jour, Narcisse Gelin ayant terminé sa philosophie, aurait pu, s’il eût voulu, raisonner fort proprement sur l’âme et sur les idées innées ; mais Narcisse préféra ne pas raisonner du tout.

Doué d’une imagination ardente, vagabonde, puissante et désordonnée, sentant bouillonner en lui l’âme d’un poète, il dit à son père Bernard Gelin : — Je serai poète… je suis poète. — Sois donc poète, dit Bernard, qui exécrait ses voisins et adorait son fils. — D’autant plus, ajouta-t-il, que ça vexera Jamot l’épicier, dont le fils n’est qu’un homme de lettres.

Et voilà comment Narcisse fut poète.

Du jour où Narcisse fut poète, il allait en coucou chercher la poésie aux Batignolles, à Vincennes et aux prés Saint-Gervais. Il se pâmait devant les arbres poudreux des grandes routes, s’extasiait devant les moulins à vent, dont la meule insouciante broie également le froment du riche et du pauvre, et dont les ailes agitées par le vent ressemblent aux voiles d’un navire

À cette pensée de navire, Narcisse Gelin, qui n’avait jamais vu de navire, tressaillit. Tout-à-coup une pensée soudaine l’illumina. La véritable poésie n’est pas décidément sur terre, se dit-il ; elle est sur mer : là, une vie rude et énergique ; là, des tempêtes ; là, des combats ; là, des hommes forts ; là, des hommes âpres ; là, des hommes à part… — Je verrai la mer, j’irai sur mer.

Et retournant à la boutique paternelle, il tourmenta, obséda, taquina, tortura tant et si bien Bernard Gelin, que le bonhomme fit une petite pacotille d’objets qui devaient parfaitement se vendre aux colonies, — y ajouta cinquante louis, quelques larmes et sa bénédiction ; embrassa Narcisse, et le conduisit à la diligence de Brest.

Or, il avait choisi Brest comme lieu d’embarquement, parce qu’un cousin de sa mère était écrivain du port.

Narcisse arrivant à Brest fut droit chez le cousin, lui exposa ses désirs, sa volonté de poète, et lui demanda ses conseils.

Le cousin était justement l’intime du capitaine de la Cauchoise, jolie goëlette en chargement pour la Martinique.

Le cousin arrêta le passage de Narcisse Gelin sur la Cauchoise. Narcisse eût voulu un nom peut-être plus poétique, plus sonore. La Cauchoise lui paraissait assez vulgaire ; pourtant il se décida, le choix étant très borné dans ce port militaire. Mais en vérité, il eût bien donné dix louis de plus pour que la goëlette se fût nommée l’Ondine ou la Phébé. Il fallut donc se résigner, d’ailleurs il comptait se dédommager sur le nom du capitaine, car le capitaine devait s’appeler au moins d’Artimon ou Stribord. — Point, le capitaine s’appelait Hochard !!! — Malgré son bon naturel, ce fut un tort que Narcisse ne lui pardonna jamais.

On attendait un vent favorable pour sortir du goulet, et ce fut un beau jour pour Narcisse, que le jour où son cousin lui dit : Il faut pourtant faire connaissance avec votre navire, allons à bord.

Ils s’embarquèrent à Recouvrance dans un bateau de passage, et se dirigèrent vers la Cauchoise, mouillée en grande rade pour faciliter son appareillage. — La houle était forte ; le canot, petit et conduit par un plougastel, roulait d’une affreuse manière. — Narcisse comptait sur un accident, une émotion forte. Il n’eut que mal au cœur.

On accosta la goëlette. — Narcisse faillit tomber deux fois à l’eau, mais avec l’aide du cousin, il se guinda sur le pont.

En le parcourant d’un air effaré, il cherchait des visages rudes, marqués, bronzés, des têtes de forban. — Il vit trois Bas-Normands blonds, frais et roses, qui buvaient du cidre sur l’avant, et jouaient à la drogue.

Deux autres marins lavaient et étendaient du linge sur l’avant du navire.

— Il ne leur manque plus que de repasser pour être de parfaites blanchisseuses, pensa Nacisse avec une cruelle répugnance.

Narcisse fut introduit chez le capitaine Hochard ; le capitaine n’était pas seul, il fit signe aux nouveaux venus de s’asseoir, et continua la conversation qu’il avait commencée avec un homme d’un embonpoint extraordinaire, qui se tenait debout devant lui.

Narcisse put à son aise examiner le lieu où il se trouvait : c’était une petite chambre boisée comme à terre, un canapé comme à terre, des chaises, une table, un plafond, une fenêtre, des gravures encadrées, tout cela comme à terre.

Narcisse soupira, et avant d’abaisser ses regards sur le capitaine, il se figura, par la pensée, l’homme qui devait commander à la tempête, braver les élémens en furie. — Il devait avoir six pieds, un crâne de granit et des yeux flamboyans. — Il regarda et vit M. Hochard : c’était un homme de quarante ans à-peu-près, d’une taille moyenne, maigre, d’une physionomie insignifiante, fort poli, des manières communes, mais prévenantes ; de plus, il portait une perruque blonde, des boucles d’oreille, une redingote marron, un gilet noir, un pantalon bleu, des bas blancs et des souliers à boucles. — Il est impossible de se rendre compte de l’affreux serrement de cœur qu’éprouva Narcisse, quand il eut complété cet ignoble et prosaïque signalement.

De ce moment, il se proposa de demander au cousin s’il n’y aurait pas moyen de débarquer en accordant une indemnité au capitaine.

Pour se distraire, il se prit à examiner l’interlocuteur de M. Hochard.

On l’a dit, l’interlocuteur était fort gros, d’une haute taille, chauve et très coloré ; deux petits yeux gris toujours en mouvement, donnaient une rare expression de vivacité à sa bonne et joviale figure ; son costume était celui d’un homme du peuple, une veste et un pantalon.

— Allons, allons, monsieur le capitaine, disait le gros homme, soyez raisonnable, ne rançonnez pas un pauvre diable comme moi ; — en vérité, 600 francs pour moi et mes caisses…, c’est aussi par trop cher…

— Comme vous voudrez, répondit le capitaine, mais je n’ai qu’un prix, et je ne fais jamais marchander mes chalands.

— Ses chalands !… — Narcisse n’y tenait plus, il se croyait assis près du comptoir paternel de la rue du Cadran.

— Mais enfin, disait le gros homme, que fait un homme de plus ou de moins sur un équipage comme le vôtre… monsieur le capitaine ?

— Cela fait un dixième, voilà tout.

— Eh bien !… dix au lieu de neuf, puisque je ne demande qu’à manger avec vos matelots, monsieur le capitaine.

— Je n’ai pas deux prix, je vous l’ai déjà dit, répondit imperturbablement le froid M. Hochard. — Je ne surfais jamais.

Ces débats faisaient bouillir l’âme de poète de Narcisse.

— Allons donc, puisqu’il faut en passer par là, dit le gros homme avec un profond soupir ; mais une dernière condition, monsieur le capitaine : mes caisses ont besoin d’air, je ne voudrais pas qu’elles fussent descendues dans la cale au moins, — vous savez ce qu’elles contiennent, et l’humidité les pourrait gâter.

— On les placera dans le faux-pont.

— Et je pourrai les visiter quand il me plaira, monsieur le capitaine ?

— Quand il vous plaira…

— Voilà votre argent, — c’est chose faite, monsieur le capitaine, dit le gros homme en tirant un sac de sa poche. Il paya en or, salua, et sortit en trébuchant.

— En voilà un qui n’a pas le pied marin, dit le cousin.

— C’est un pauvre diable ; il va faire voir des figures de cire aux Antilles, dit le capitaine…

— Mais, mon cher, sa pacotille fondra au soleil, riposta ingénieusement le cousin.

— Ma foi, ça le regarde. — Puis, saluant Narcisse, M. Hochard continua avec sa voix monotone :

— Mais nous ne fondrons pas, nous autres, je l’espère bien ; aussi je suis enchanté, monsieur, de faire votre connaissance, j’ose croire que nous nous entendrons bien, vous serez ici comme chez vous, comme à terre, mon Dieu… Pas la moindre différence. Je vous le répète… comme à terre.

Ici une grimace significative de Narcisse Gelin.

— Nous sommes au mois de juillet, nous appareillerons avec une brise faite, nous gagnons les Açores, les vents alizés, et nous arrivons à la Martinique… comme sur des roulettes.

Narcisse était désespéré…

— Pourtant, capitaine, fit-il, on n’a jamais vu de traversée sans tempête… sans…

— Bon Dieu ! que dites-vous là, mon cher monsieur ? je suis à ma vingt-et-unième année de navigation, et excepté quelques petits coups de vent par-ci par-là, j’ai toujours été favorisé de temps superbes… de temps magnifiques.

— Que le diable t’étrangle, toi et tes temps superbes, — pensa Narcisse, malgré le peu de logique de ce souhait.

— Si nous partions au mois de février ou mars, je ne dis pas, nous aurions bien à craindre quelque petite queue d’équinoxe, mais au mois de juillet !… ajouta-t-il avec un air de joyeuse et intime conviction ; ah ! mon Dieu !… au mois de juillet… vous ne vous apercevrez seulement pas que vous avez quitté la terre…

— Comme c’est agréable, pensa Narcisse. Aussi, prenant son parti violemment : — Ne pourrai-je pas débarquer de votre bord, monsieur ? demanda-t-il au capitaine.

— Dieu du ciel ! et pourquoi ? Où trouverez-vous un meilleur navire, monsieur ? Et quel équipage ! Des Bas-Normands doux et rangés comme des filles ! ça se mène avec un fil ; jamais un mot plus haut que l’autre, c’est sage et tranquille, jamais ça ne jure… Voyez-vous, pour la morale ou non, j’ai mes principes là-dessus, et je m’en suis bien trouvé ; aussi est-ce moi qui ai toujours à passer les religieuses que le gouvernement envoie aux colonies, et je vous assure que les saintes filles n’ont jamais eu à rougir d’un mot inconvenant…

— Allons… il ne manquait plus que cela, dit impérieusement Narcisse…

— Sans doute, monsieur, je vous le répète, pour les égards, la sûreté, la tranquillité et les bonnes mœurs, vous ne trouverez jamais mieux que la Cauchoise… Aussi croyez-moi, restez-y. — D’ailleurs votre passage est arrêté, payé d’avance, signé ; il me serait impossible de vous rendre un sou de ce que vous m’avez donné. — C’est la loi maritime. Si vous voulez voir les ordonnances…

— Non, monsieur, c’est inutile, dit Narcisse atterré, foudroyé. — Le mal est fait, je le subirai, mais c’est une leçon dont je profiterai… Et comme le capitaine Hochard allait recommencer ses litanies sur la sûreté, les égards et la politesse…, Narcisse remonta courroucé sur le pont, descendit furieux dans son canot, et ne reparut à bord de la Cauchoise que le jour de l’appareillage. Ce jour-là, il avait rencontré sur le port l’homme aux figures de cire, qui lui avait proposé de prendre une chaloupe à eux deux pour porter leurs bagages.

Narcisse y consentit, serra le cousin dans ses bras, et lui dit les larmes aux yeux : Vous le voyez, cousin… vous le voyez… un temps magnifique, un petit vent de nord-est, une mer superbe… Comme c’est amusant !… Embarquez-vous donc après cela… Cherchez donc des émotions, des mœurs tranchées ! Ah ! si c’était à refaire…

L’homme aux figures de cire interrompit ces lamentations, en faisant observer que la goëlette avait déjà fait deux fois le signal de venir à bord.

Narcisse se précipita dans la chaloupe en maugréant.

— Vous n’avez jamais navigué, monsieur ? lui demanda le gros homme.

— Non, et vous ?

— Moi, mon Dieu, non, pas plus que vous, mon bon monsieur, je m’en vais aux Îles pour montrer ces figures-là… et tâcher de gagner mon pauvre pain.

— Que représentent vos figures ? demanda machinalement Narcisse.

— Cette caisse-là…, répondit le gros homme en montrant une des deux boîtes (elles avaient chacune à-peu-près six pieds de long sur quatre de large et d’épaisseur), celle-là représente la Passion de notre Seigneur, mon bon monsieur, et celle-ci le grand Napoléon, un Albinos aux yeux rouges, et notre sainteté le pape, mon bon monsieur…

— Ça m’est bien égal, pourquoi me dites-vous cela ? répondit Narcisse, enchanté de faire tomber sa mauvaise humeur sur quelqu’un.

— Je vous dis cela, dit le gros homme avec soumission, parce que vous me le demandez, mon bon monsieur…

— Laissez-moi tranquille, je ne vous parle pas, entendez-vous, intrigant !… hurla Narcisse, qui rugissait en voyant les rayons d’un beau soleil de juillet étinceler sur les vagues.

On accosta la goëlette…

Le gros homme fit monter ses caisses à bord avec des précautions inouies, et surveilla lui-même leur emménagement. Du reste, il amusa beaucoup les matelots bas-normands par la maladresse avec laquelle il descendait les échelles des panneaux, et ces bonnes gens riaient aux larmes en lui nommant les mâts et les manœuvres, dont il écorchait les noms de la façon du monde la plus grotesque.

Le soir, à cinq heures un quart, la Cauchoise donna dans la panne, sortit du goulet, et suivit le cap à l’ouest-sud-ouest par un joli frais de nord-est.

Narcisse resta sur le pont jusqu’au coucher du soleil, et au moment où cet admirable spectacle rallumait en lui le flambeau de la poésie, comme il allait savourer cet imposant tableau, qu’il regardait comme une compensation bien due à ses éternelles déceptions, il fut pris du mal de mer, et deux matelots le descendirent dans sa couchette.

L’homme aux figures de cire resta sur le pont jusqu’au soir, et continua d’amuser les quatre marins de quart par son ignorance nautique.

Seulement, au moment de descendre dans le faux-pont, passant près du taquet, qui retenait l’écoute de grande voile, il s’aperçut que cette manœuvre n’était pas assez serrée, et regardant bien si personne ne l’observait, il raidit ce cordage, en le tournant en croix autour du taquet avec l’habileté d’un marin consommé ; puis il alla voir ses caisses.


CHAPITRE II.


Des Choses surprenantes que vit Narcisse Gelin dans l’entrepont de la goëlette.

Narcisse Gelin ne dormait pas, Narcisse Gelin invoquait, — je ne dirai pas Dieu, car Narcisse avait reçu une éducation libérale, et le beau de l’éducation libérale est de ne pas croire en Dieu, — mais Narcisse invoquait Apollon et les Muses. Le bon jeune homme croyait aux Muses… — Muses, disait-il, envoyez-moi, s’il vous plaît, un événement, une tempête, un naufrage… quoi que ce soit… Mais de la poésie, pour Dieu, de la poésie ! J’ai quitté la boutique paternelle, mon foyer domestique, Paris, mon département, mon pays ! la France ! ma belle France, et vous comprenez bien, Muses, que ce n’est pas pour vivre avec des commerçans, entendre parler commerce et marché, poivre et sucre… que l’on s’abandonne aux caprices des flots, au souffle dévorant de la tempête… Ainsi de la poésie !… Ô Muses !… quelque chose de tranché, de heurté, de bizarre, de terrible… s’il vous plaît. Je ne sais si les Muses l’entendirent, mais il se passa tout-à-coup quelque chose de fort singulier dans l’entrepont de la goëlette.

Le cadre (ou lit) de Narcisse était suspendu à l’arrière de cet entrepont, au milieu d’un petit entourage en toile qu’on lui avait galamment installé ; mais cette toile ne joignant pas juste au plafond, un espace restait vide, et à travers cette lucarne improvisée, Narcisse put jeter un coup-d’œil investigateur dans le faux-pont.

Cet entrepont était faiblement éclairé par la lueur d’un fanal placé près de l’archipompe, et cette lueur donnait en plein sur les deux caisses de l’élève de Curtius, posées droites et appuyées sur la muraille du navire.

Tout-à-coup Narcisse aperçut une masse qui lui parut d’abord informe, mais qui se dessina bientôt. Dans cette masse, il reconnut le gros homme, l’homme aux figures de cire. — Le vil industriel vient voir ses caisses, pensa Narcisse. Va ! butor à l’âme vénale, pense à ton commerce ; penses-y, au lieu de rester sur le pont. Puisque tu es assez heureux, assez robuste, pour ne pas éprouver le mal de mer, au lieu de te laisser aller au doux far niente de tes rêveries, à voir trembler dans la mer les étoiles du ciel, à entendre… Mais Narcisse interrompit tout-à-coup sa période, ouvrit des yeux énormes, suspendit sa respiration. Il crut rêver. — L’homme aux figures de cire s’était approché de ses caisses, et, après un moment d’incertitude, il avait poussé un ressort. — Le couvercle de la première caisse s’abaissait, et, à la lueur incertaine du fanal, Narcisse aperçut dans le fond trois figures. Quelles figures ! et ce n’était ni un Albinos, ni le grand Napoléon, ni sa sainteté le pape.

— C’est sans doute la caisse à la Passion, pensa Narcisse ; mais je ne vois pas le Christ.

En effet il n’y avait pas de Christ non plus.

— Après tout, pensa encore le fils du mercier, il ne les a pas habillées pour la route, de peur d’abîmer leurs costumes.

Mais voici que la scène change.

À un mot que dit le gros homme, les trois figures quittent le fond de la boîte, en sortent, et s’avancent empesées, droites et raides.

— Cet homme-là est un sorcier ou un furieux mécanicien, se dit Narcisse en sentant le froid lui gagner les reins.

Mais voici que les trois figures étendent les bras, se détirent, se secouent, et rajustent les haillons dont elles sont couvertes.

— Pour le coup, ceci devient trop poétique : c’est forcé ; ce n’est pas nature, pensa Narcisse en retombant glacé sur son oreiller.

Mais il voulut voir tout, jusqu’à la fin, le dénoûment de cette scène. Son âme de poète se tendit, fit effort, et Narcisse Gelin se redressa et continua de regarder. Quand il se remit à sa lucarne, le gros homme avait sans doute ouvert aussi la boîte à la Passion ; car, au lieu de trois, ils étaient six, sans compter l’industriel, six armés jusqu’aux dents, — et la lumière du fanal luisait, étincelait sur les lames de longs poignards, dont ils assuraient la garde dans leurs larges mains.

— Sommes-nous parés ? dit le gros homme à voix basse.

— Oui…

— Adieu ! — Vat ! fit le Curtius. — Et lestes et adroits comme des chats sauvages, ils se hissèrent par les deux panneaux entrouverts.

Narcisse Gelin n’eut pas la force de pousser un cri ; la sueur ruisselait de son front : il commençait à comprendre que ce pouvait bien être des pirates.

Et ce doute se changea en conviction, lorsque, après quelques cris étouffés, quelques trépignemens sur le pont, il y eut un moment de silence à bord de la Cauchoise, et puis qu’un immense et retentissant hourra ébranla la goëlette jusque dans sa membrure.

Tout-à-fait fixé sur la moralité du gros homme, Narcisse le considéra dès-lors comme un chef de pirates, et l’Albinos, le grand Napoléon, sa sainteté le pape, Jésus-Christ et les acteurs de la Passion comme des scélérats de sa troupe, qui pouvaient avoir jeté à l’eau le capitaine Hochard et ses matelots, les estimables Bas-Normands, qui avaient de si bonnes mœurs. Il y avait du vrai dans ses conjectures ; et, par une singulière fatalité, par un étonnant caprice de notre organisation, cet événement, qui devait le mettre en liesse et joie, puisqu’il lui promettait une vie rude et forte, des mœurs tranchées, heurtées ; cet événement, dis-je, le trouva froid, prosaïque : on eût dit que son âme de poète avait été frappée du même coup de poignard qui frappa au cœur l’honorable M. le capitaine Hochard.

Et Narcisse Gelin commença de trouver le pauvre M. Hochard un être assez poétique, il le regretta même : il le poétisa aux dépens du gros élève de Curtius ; il poétisa tout, jusqu’aux matelots bas-normands, qu’il avait maudits, eux si roses, eux si frais, eux si bonnes gens : il vit une belle opposition entre ces hommes si simples et les périls continuels qui les assiégeaient. Cette bonhomie au milieu de la tempête lui parut sublime ; cette goëlette transportant tout-à-l’heure d’un monde à l’autre cette petite colonie, simple, bonne, naïve, comme un tableau de Téniers, lui parut avoir aussi sa poésie à elle, une poésie qu’il préférait de beaucoup à celle de la Cauchoise de maintenant, montée par une demi-douzaine de scélérats, allant porter partout le meurtre et le pillage.

Et il se fit aussi une singulière révolution dans ses sympathies littéraires. Il se prit à adorer Gessner et ses idylles, ses jolis moutons si blancs, son gazon si frais, ses arbres si verts, ses fleurs si parfumées : oh ! qu’il regrettait ses bergers et leurs flûtes, et leurs danses, et leurs chants, et la violette, et le corset des jeunes filles, et la cloche du soir, et le bêlement des troupeaux, et la nuit paisible et pure du joli village qui se mire aux eaux limpides du lac !…

— Oh ! disait Narcisse en se roulant dans sa couverture avec un frisson prodigieux… oh ! voilà une poésie vraie, douce et consolante ! oh ! que je donnerais maintenant les vagues les plus monstrueuses pour un petit ruisseau qui glisse sur le sable, — les figures les plus tannées, les plus cicatrisées, pour une douce et gracieuse figure d’enfant ou de jeune fille… — un ciel noir, orageux, fût-il sillonné de mille éclairs, et déchiré par les éclats de la foudre, pour le ciel pur et riant du mois de mai, au lever d’un beau soleil.

De pensées en pensées, de peurs en peurs, de regrets en regrets, Narcisse gagna le point du jour. Il commençait à voir sa position en face. — Que vont-ils faire de moi ? se disait-il…

Il allait peut-être se répondre à lui-même, lorsqu’un coup de canon retentit longuement sur l’immensité de la mer…

— Qu’est-ce que cela ? pensa Narcisse ; je n’ai pas vu de canon à bord…

Un bruit sec, accompagné d’un sifflement assez aigu, l’étonna bien davantage, surtout quand il vit un boulet d’une jolie taille entrer par le flanc du bâtiment, ricocher sur le plancher, du plancher au plafond, et du plafond aller se loger à moitié dans le bord opposé…

— Je suis perdu, dit le poète, les dents serrées, en s’évanouissant de terreur.


CHAPITRE III.


Ce qui advint à Narcisse Gelin, et comment il eut de terribles sujets de stupéfaction.

Quand Narcisse Gelin revint à lui, il était au grand air, sur le pont de la goëlette, les fers aux pieds et aux mains, placé entre deux marins vêtus d’un pantalon blanc, d’une veste bleue et d’un petit chapeau couvert d’une coiffe blanche, fort propre ; chacun était armé d’un sabre.

Il tourna la tête, le malheureux, et vit l’homme aux figures de cire accommodé comme lui, et ses six compagnons verrouillés et cadenassés de la même façon, soumis à la même surveillance.

Puis à une encablure de la goëlette, un beau brick de guerre, étroit, hardi, élongé, — pour le moment en panne, et portant à sa corne un large pavillon bleu, à croix rouge et blanche dans un de ses angles. — C’était le pavillon anglais.

— Pourriez-vous me dire, monsieur, dit Narcisse en s’adressant au gros homme, ce que tout cela signifie ?

— Tiens, cet autre !… Je n’y pensais plus… Cela signifie, mon garçon, que dans un quart d’heure… mais, dis-moi, tu vois bien les vergues de ce brick

— Qu’entendez-vous par les vergues ? fit gravement Narcisse…

— Ah ! l’animal !… — Ce bâton qui croise le mât en travers… Comprends-tu ?

— Je comprends.

— C’est heureux. — Vois-tu au bout de cela un homme accroupi, à cheval sur ce bâton… ?

— Je vois l’homme accroupi.

— Sais-tu ce qu’il fait ?

— Je ne sais pas ce qu’il fait

— Il arrange une corde.

— Pour… ?

— Pour… pour nous pendre.

— C’est-à-dire…, pour vous pendre… vous, mais pas moi.

— Ah ! c’te farce…, toi comme nous, donc ; tiens, est-il bégueule celui-là !

— Je ne suis pas bégueule, mais vous comprenez bien, mon cher ami, que cela ne peut pas être, vous êtes des pirates, à la bonne heure, mais je ne suis pas pirate, moi ; je m’appelle Narcisse Gelin, poète connu et domicilié à Paris, passager à bord, et pas du tout de votre bande…

— Alors dis-leur… c’est trop juste…

— C’est ce que je compte faire… Heureusement voici venir un officier.

Prenant alors l’air aussi digne que possible, tempéré pourtant par une nuance de soumission, Narcisse Gelin commença en ces termes :

— Je dois éclairer votre conscience, monsieur l’officier : — parti comme passager à bord de la Cauchoise ; c’est un heureux hasard que je n’aie pas partagé le sort de l’infortuné capitaine et de ses malheureux ma…

L’officier l’interrompit alors en anglais, d’un air irrité, et donna dans cette langue un ordre aux matelots qui serrèrent les pouces de Narcisse, de façon à les briser…

— Eh bien ! reprit le gros homme, sais-tu ce qu’il vient de dire ?…

— Mon Dieu, non… ! reprit Narcisse tout tremblant, en regardant ses pouces.

— Il vient de dire, — bâillonnez ce chien, et voilà…

— Mais il n’entend donc pas le français ?

— Pas un mot, ni lui, ni les autres.

— Mais, Dieu du ciel, vous savez l’anglais, vous…

— Comme ma langue propre…, mon fils.

— Mais alors, dites-lui… tout… bien vite.

— Du tout… tu m’as appelé intrigant dans la chaloupe. — Tu seras pendu… ça t’apprendra.

Narcisse allait répliquer, mais le bâillon l’en empêcha.

Il fit bien quelques gestes assez démonstratifs, mais cette pantomime toucha peu les Anglais.

— Pour te consoler, lui dit le gros homme, je vais t’expliquer tout cela, il est bien juste que tu saches pourquoi l’on te pend.

— Je m’appelle Benard, depuis vingt ans que je fais la course ; il y a environ six mois, je montais un lougre, et quel lougre, mon fils ! — Je rencontre un brick anglais marchand, qui revenait de Lima, chargé de gourdes, je l’attaque et le prends. — Comme il était mauvais marcheur, je le coule lui et son équipage, je garde les gourdes et je file… Ce gredin de brick que tu vois là… me pince au vent le lendemain ; je lui parais suspect, il vient à mon bord, visite tout, trouve les gourdes, quelques paperasses du capitaine que l’on avait bêtement gardées, et il comprend l’histoire. — Au lieu de nous faire tous pendre comme il en avait le droit, et comme il va le faire tout-à-l’heure, il nous met tous aux fers, et nous mène en Angleterre pour faire un exemple. Ma foi là, je me tortille tant des pieds et des mains, que je dérape du ponton, je file à la côte, je fais marché avec un contrebandier qui me débarque à Calais. De Calais je viens à Brest. — Je vois cette jolie goëlette en armement, je fais mon plan avec des amis que j’embauche ; la malice des figures ne va pas mal ; cette nuit, nous envoyons le capitaine d’ici par-dessus le bord avec ses dix faï-chiens de Normands ; tout va bien, très bien, et il faut qu’au petit jour, nous ayons pour réveil-matin une visite de ce gueux d’Anglais, — le même de la fois du lougre, c’est un entêtement ridicule de la part du bon Dieu : enfin l’Anglais, ce gueux de même Anglais est venu à bord, a visité les papiers, m’a reconnu, et comme j’ai tout avoué, vu que sans cela j’aurais été pendu tout de même, il va faire notre affaire tout de suite, pour que ça ne soit pas remis indéfiniment, nous souquer à tous un bout de filin autour du cou, car il est bien sûr de ne pas rencontrer parmi nous un cardinal ou un évêque. — Je te parie que dans une heure, quoique tu m’aies l’air d’un chanteur, tu auras la respiration si gênée, que tu ne pourras pas seulement chanter, j’ai du bon tabac… Ah ! mais voilà le signal, pavillon rouge en berne, c’est la danse… Adieu, mon agneau… Aussi, pourquoi diable m’as-tu appelé intrigant !

Il était moralement et physiquement impossible à Narcisse Gelin de répondre un mot ; il se résigna, se confia à la Providence, ferma les yeux, et sentit son cœur faillir.

Il ne pensait plus du tout à la poésie, et tout ceci était poétique pourtant, ce beau ciel, cette mer bleue, ces pirates garrottés, ces costumes pittoresques, cette justice si franche et si brutale, ce Benard avec sa force colossale, sa vie errante, ses crimes, sa piraterie.

Il faut l’avouer à la honte du fils du mercier, rien de tout cela ne trouva écho dans son âme : il ne pensait qu’à une chose, à la corde qui allait lui serrer le cou, et d’avance son gosier se contractait tellement, qu’il n’aurait pu avaler une goutte d’eau. Le pirate Benard avait merveilleusement deviné le phénomène physiologique. Ainsi qu’il l’avait annoncé à Narcisse Gelin, ce dernier eût été dans l’entière impossibilité de chanter : J’ai du bon tabac.

On passa les pirates l’un après l’autre à bord du brick.

L’un après l’autre on les hissa au bout-dehors de la grande vergue, au bout d’un cartahut, en réservant Benard pour la bonne bouche, comme il disait plaisamment. Narcisse Gelin et Benard restaient tous deux seuls : — Après vous, lui dit Benard en ricanant ; et quand le fils du mercier se sentit guinder au bout du cordage, les derniers mots qu’il entendit furent : Ah ! je suis un intrigant !…

Plaignez le poète.

— C’est tout de même vexant de manquer une aussi belle affaire, murmurait Benard à moitié chemin de la vergue.

Quand sa tête toucha la bouline : — Ah ! dit-il, voilà que je vais faire couic

Et puis ce fut tout : les corps des forbans furent jetés à la mer.

On mit un équipage à bord de la goëlette, qui gagna Portsmouth avec le brick.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Le père de Narcisse Gelin dit quelquefois d’un air de supériorité à son voisin Jamot l’épicier : Mon fils le poète est aux îles… Il fait une fameuse fortune !

Depuis trois mois il attend une lettre de Narcisse.


eugène sue.