Voyage et recherches en Égypte et en Nubie/04

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Voyage et recherches en Égypte et en Nubie
Revue des Deux Mondes, période initialetome 17 (p. 890-918).
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VOYAGE ET RECHERCHES


EN


EGYPTE ET EN NUBIE




IV.
LE CAIRE ANCIEN ET MODERNE.




20 décembre 1844.

Des pyramides au Caire il y a deux lieues et soixante siècles. On ne peut faire un plus grand saut qu’en passant de cette civilisation primordiale à la civilisation nouvelle, que le pacha essaie d’implanter ici. Il y a loin de Chéops à Méhémet-Ali.

Le contraste est grand aussi entre le silence de ces tombeaux où j’ai vécu depuis deux jours et l’agitation bruyante au sein de laquelle je me réveille aujourd’hui. Il me semble entrer au Caire pour la première fois. Je suis toujours frappé de cette cohue tumultueuse, de ce pêle-mêle étourdissant. Dans des rues où l’on touche presque du coude les deux murailles, des ânes galopent, des spahis courent devant un cheval au trot en distribuant des coups de courbache, des chameaux s’avancent à la file, chargés de moellons ou portant des poutres placées en travers, de manière à broyer ou à percer les passans. L’excuse de la jeune femme des Mille et une fruits, que le marchand avait mordue, eût été aussi bonne au Caire qu’elle l’était à Bagdad. « Un chameau chargé de bois à brûler, dit-elle à son mari, est venu sur moi dans la foule, et m’a blessée à la joue. » Combien de fois n’a-t-il pas manqué m’en arriver autant ! Des buffles que l’on aiguillonne viennent se mêler à la bagarre. Supposez le plus léger encombrement, et vous aurez l’idée d’un désordre, d’une mêlée dont rien n’a jamais approché, pas même cette foule d’Alexandrie, si bien peinte déjà par Théocrite dans les Syracusaines, quand Paraxinoé s’écrie tout à coup : On vient de déchirer mon vêtement. C’est ce que je me suis écrié aussi presque en arrivant ; à peine sorti de l’hôtel, il a fallu rentrer.

Pour les embarras de Paris, Boileau n’eût pas daigné en parler s’il eût connu les embarras du Caire. Un écrivain arabe me paraît avoir assez bien rendu cette confusion, seulement elle lui semble mélancolique, et à moi divertissante. « On se trouve là, dit-il, dans un espace étroit et dans des rues qui n’offrent qu’un sentier obscur et resserré, par les boutiques ; quand les chevaux s’y pressent avec les piétons, on éprouve un certain serrement de cœur et une tristesse qui tire les larmes des yeux. » Ce qui achève d’étonner ici, c’est la différence de ces rues animées, bruyantes, et d’autres rues silencieuses et presque désertes ; peu d’instans après notre arrivée, le drogman nous fit faire une tournée d’un quart d’heure à travers un labyrinthe obscur de ruelles et de passages. Nous traversions des cours, des écuries. A tout instant, il fallait ouvrir des portes, car c’était le soir, et chaque quartier se barricade[1]. Par momens, je me croyais dans une cave ou dans un étroit et sombre corridor. Quand je revins à l’air libre, les premières étoiles brillaient au ciel, elles s’étaient levées sans que je les eusse aperçues. J’ai souvent remarqué en Orient ce contraste entre le silence et le bruit, entre le mouvement désordonné et le repos absolu, entre ce qu’il y a de plus lumineux et de plus sombre, de plus vivant et de plus mort.

Les différentes industries sont distribuées, au Caire, dans des quartiers spéciaux, comme elles l’étaient, au moyen-âge, dans nos villes de France, à Paris même, où l’on trouve aujourd’hui la trace de cette distribution dans les noms des rues de la Tixeranderie, de la Ferronnerie, des Maçons, des Brodeurs, etc., dans le nom du quai des Orfèvres, fidèle encore à sa destination primitive. Il en était et il en est encore de même dans plusieurs villes d’Italie. Cette coutume venait-elle de l’Orient, ou, ce qui est plus vraisemblable, tenait-elle à l’organisation des corps de métiers, qui eux-mêmes remontaient peut-être aux corporations que les Romains appelaient collegia.

L’aspect du Caire est très pittoresque, il y a beaucoup plus d’architecture et d’art qu’à Constantinople. Un grand nombre de maisons sont bâties en pierre au lieu de l’être en bois. A chaque coin de rue, on trouve une porte dans le goût arabe, une élégante fontaine, un minaret, en un mot l’original d’une charmante vignette. Ce qui est surtout ravissant, ce sont les moucharabié, espèce de balcons garnis d’un treillage de bois travaillé dont l’élégance et la coquetterie attirent les regards et les étonnent toujours.

Dans l’enchantement où vous jettent ces merveilles, on est tenté de s’écrier avec un des personnages des Mille et une Nuits : « Qui n’a pas vu le Caire n’a rien vu ; son sol est d’or, son ciel est un prodige, ses femmes sont comme les vierges aux yeux noirs, qui habitent le paradis (on ne peut juger que des yeux noirs qu’on aperçoit à travers les trous du voile), et comment en serait-il autrement, puisque le Caire est la capitale du monde ! »

De tels souvenirs reviennent naturellement ici, car, en parcourant les rues de cette ville, on croit relire les Mille et une Nuits, ces contes charmans que Galland a rendus populaires en France, et qui, grace à la naïveté de sa traduction, du reste assez incomplète, sont devenus, pour ainsi dire, une portion de notre littérature, comme les vies de Plutarque, grace à la version du bonhomme Amyot. Les deux traducteurs ont passablement changé le caractère de leur original. C’est ce que j’ai eu occasion d’établir dans cette Revue pour Amyot[2] ; c’est ce que M. Lane, qui a donné la première version exacte des Mille et une Nuits, dit un peu sévèrement peut-être de l’honnête Galland. Du reste, M. Lane, qui connaît la vie arabe et la vie du Caire mieux que personne, déclare que ce sont surtout les mœurs de cette ville qui sont représentées dans les Mille et une Nuits. Il a publié une édition de ces contes illustrée par des vignettes, dont plusieurs reproduisaient très fidèlement un costume, un groupe, un coin de rue, tels qu’on en rencontre à chaque pas en se promenant ici. On a beaucoup discuté sur l’origine des Mille et une Nuits ; plusieurs savans voulaient qu’elles fussent indiennes et persanes. Quelques-uns des élémens de ce recueil se retrouvent en effet dans la littérature sanscrite. L’histoire de Sindbad le marin est persane, sauf une des aventures qui paraît avoir pour origine l’épisode de Polyphème dans l’Odyssée. Cependant M. Lane pense que les principaux contes dont se compose le recueil des Mille et une Nuits, que l’on récitait encore, il y a quelques années, dans les rues du Caire, sont arabes, ou du moins, quelle que soit leur patrie primitive, ont été transportés au sein des mœurs et de la vie arabes, et rédigés au Caire, dans la forme qu’ils ont présentement, vers le commencement du XVIe siècle ; on ne peut placer plus tard l’époque de cette rédaction, car il n’y est question ni de la pipe, ni du café. A cela près, il est impossible d’imaginer un tableau plus fidèle ; à chaque pas que l’on, fait dans les rues du Caire, on retrouve quelques-unes de ces vieilles connaissances que l’on doit aux beaux contes de Scheerazade. C’est un marchand assis les jambes croisées, un barbier, un portefaix, un derviche qu’on a rencontrés quelque part chez M. Galland. De chacune de ces fenêtres grillées, on s’attend à voir descendre le mouchoir parfumé, qui tomba aux pieds d’Azis, en même temps qu’une jolie main et deux yeux de gazelle se laissaient voir à travers le treillage du balcon. Seulement il faut convenir que les mœurs, les habitations, les costumes, ont dans les récits de Scheerazade une fraîcheur et un éclat que le Caire offrait encore au commencement du XVIe siècle, et que depuis la conquête des Turcs il n’a jamais recouvrés. C’est bien l’élégance de l’architecture arabe, mais les maisons sont souvent délabrées ; c’est encore la forme pittoresque du vêtement, mais l’opulence a disparu, la misère en turban et en voile s’offre partout aux regards. La page des Mille et une Nuits qu’on a sous les yeux est une page salie et déchirée.

La vie orientale ne se retrouve aujourd’hui avec toute sa splendeur que dans l’intérieur des maisons, où les voyageurs ne peuvent pénétrer. Heureusement les touristes féminins, qui abondent chaque jour davantage, sont en état de remplir et ont déjà très agréablement rempli cette lacune. Lady Montague avait donné l’exemple pour Constantinople ; mistriss Poole l’a suivi pour le Caire. Sœur de M. Lane, auquel on doit l’ouvrage le plus solide sur les Égyptiens modernes, elle a complété avec beaucoup de bonheur le précieux travail de son frère. Dans un aimable petit livre intitulé l’Anglaise en Égypte, on retrouve les toilettes merveilleuses, les monceaux de bijoux, les repas féeriques, les belles esclaves, tout le harem enfin ; c’est dans le harem que se réfugie et se cache encore ce que la vie orientale a de plus exquis et de plus radieux.

On s’est fait long-temps en Europe une idée bien fausse de la condition des femmes en Orient ; on parle encore de leur réclusion, tandis qu’elles sortent tous les jours pour aller au bain : or, les bains sont pour elles ce que les clubs sont pour les hommes en Angleterre ; elles vont les unes chez les autres passer des journées entières, elles visitent les bazars. A Constantinople, les dames d’un rang élevé sortent en arabas, espèce de carrosse traîné par des bœufs. Au Caire, on les rencontre, précédées de leurs esclaves qui font ranger la foule devant elles, montées sur des ânes de luxe ; ces ânes sont de superbes animaux et ne ressemblent pas plus à leurs frères d’Europe qu’un cheval arabe à un cheval de fiacre.

Les femmes en Orient ne sont donc point recluses, mais elles sont séparées des hommes. Elles sont libres de sortir du gynécée[3], mais les hommes ne sont pas libres d’y entrer. Malgré cette séparation, qui est rigoureusement observée, les dames du Caire sont loin d’être étrangères aux affaires et aux intrigues politiques ; au contraire, elles y prennent une grande part. Ceux qu’une coutume barbare leur a donnés pour gardiens sont leurs agens. Plus d’une destitution ou d’un avancement, plus d’une cabale, et de ce que nous appellerions ici une révolution ministérielle, est partie d’un harem.

La température du Caire est plus élevée que celle de la plupart des lieux qui se trouvent sous la même latitude. La température moyenne est de 22 degrés. En général, l’Égypte, à latitude égale, est un pays très chaud, et Assouan, presque sous le tropique, passe pour le point le plus chaud de la terre. On trouve ici très rigoureux l’hiver où nous sommes ; ce serait à Paris un printemps assez doux. La saison est pluvieuse, c’est-à-dire que pendant plusieurs jours nous avons eu quelques ondées. On assure que les plantations dont Méhémet-Ali et son fils Ibrahim ont embelli les abords de la ville ont déjà modifié le climat, en augmentant sensiblement la quantité de pluie qui tombe annuellement.

La population du Caire est estimée à 200,000 ames ; on l’évaluait du temps des Français à 260,000. Ainsi le Caire aurait perdu ce qu’Alexandrie a gagné. On a dit qu’antérieurement ce chiffre s’élevait à 300,000[4]. La capitale de Méhémet-Ali compterait donc 100,000 aines de moins qu’elle n’en comptait sous les Mamelouks ; mais il se peut que les chiffres qui se rapportent à cette époque soient exagérés. En Orient, il est très difficile d’arriver à un dénombrement exact de la population, et je ne sais pourquoi les voyageurs sont toujours portés à lui attribuer un chiffre trop élevé, comme les antiquaires à croire les monumens qu’ils ont découverts plus vieux qu’ils ne sont, et les géologues à reculer l’âge des terrains dont ils s’occupent les premiers. On met à son insu une sorte de vanité à faire l’objet qu’on étudie plus considérable qu’il n’est réellement, ou à le rendre plus respectable par l’antiquité qu’on lui prête, comme si l’on avait quelque chose à y gagner, comme si l’on devenait par là soi-même plus riche ou de meilleure maison.

La population du Caire se compose d’Arabes qui forment la grande majorité, de Coptes qui en représentent environ un vingtième, et de Juifs qui y entrent pour un cinquantième. Il faut y joindre les employés du gouvernement qui sont Turcs. Voici comment un auteur arabe, lbn-Abbas, juge ces différentes parties de la population égyptienne : il attribue les neuf dixièmes de l’intrigue et de l’artifice qui est en ce monde aux Coptes, de la perfidie aux Juifs, de la dureté aux Turcs, de la bravoure aux Arabes. Les Coptes sont les descendans des anciens Égyptiens. Leur langue est un dérivé de la langue des Pharaons ; c’est à l’aide de cette langue qu’on peut se faire une idée du sens des mots écrits en hiéroglyphes. Malheureusement le copte n’est plus vivant aujourd’hui ; il l’était encore au XVIe siècle dans la Haute-Égypte. Un voyageur du XVIe, le père Vansleb, trouva dans un couvent de l’Égypte un vieux Copte qui parlait la langue nationale ; on lui dit que c’était le dernier. Aujourd’hui cet idiome d’antique origine n’est plus employé que pour le culte, comme chez nous le latin. On sait que les Coptes sont chrétiens, et qu’ils ont une littérature ecclésiastique qui date des premiers siècles de notre ère.

Ce débris du peuple pour qui l’écriture était une si grande chose, qui ne pouvait construire un monument ni fabriquer le moindre ustensile sans le couvrir d’inscriptions, et chez lequel presque tous les fonctionnaires, civils, militaires et religieux, recevaient le titre de scribe, comme leurs épitaphes hiéroglyphiques en font foi ; ce reste du peuple écrivain par excellence est encore aujourd’hui en possession de l’écriture. Tous les scribes qu’emploie l’administration sont Coptes ; on les reconnaît à l’écritoire qu’ils portent toujours à la ceinture, assez semblable par sa forme aux écritoires trouvées dans les tombeaux des anciens Égyptiens, et que représente fidèlement l’hiéroglyphe par lequel on exprimait l’action d’écrire et la qualité d’écrivain.

Il serait impertinent de prétendre peindre les mœurs des habitans d’une ville où je ne compte passer que quinze jours, d’autant plus que ce travail a été fait par un homme qui y a passé sa vie. Logeant dans le quartier arabe, parlant arabe, vivant dans la société arabe[5], M. Lane a pu donner de leurs usages sinon un tableau animé, du moins un dictionnaire complet auquel je n’ai la prétention de rien ajouter, Seulement, toujours préoccupé de l’ancienne Égypte au milieu de l’Égypte moderne, je remarquerai en passant quelques traits des mœurs antiques subsistant au sein des mœurs nouvelles. Chez les anciens Égyptiens, la momie du mort était long-temps conservée par sa famille dans son habitation, et aujourd’hui encore les morts sont conservés souvent à domicile dans des caveaux par les habitans du Caire, et particulièrement par les Coptes. L’usage des pleureuses n’est point musulman, car il n’existe point en Syrie ou à Constantinople, et il a été interdit par Mahomet ; il peut être grec, mais il peut être aussi égyptien, car Hérodote en parle déjà, et, sur les monumens où sont représentées si fréquemment les cérémonies funèbres, on voit toujours auprès du cercueil plusieurs femmes dont l’attitude et les gestes expriment la douleur, et de tout point pareilles à celles dont on entend, en se promenant par les rues du Caire, les plaintes étranges assez semblables au gloussement d’une poule qui a perdu ses petits. Quelques-unes des superstitions actuelles semblent remonter à une haute antiquité. Ainsi chaque quartier du Caire a son génie protecteur sous la forme d’un serpent. Or, le serpent était chez les anciens Égyptiens le symbole et l’hiéroglyphe de la divinité.

Des enchantemens par lesquels les Égyptiens étaient célèbres depuis le temps de Moïse, il reste encore quelques vestiges en Égypte. Plusieurs voyageurs ont parlé de cette espèce de seconde vue dont, selon eux, des enfans du Caire ont fait preuve et par laquelle ces enfans apercevaient dans le creux de leur main tachée d’encre[6] et décrivaient exactement des personnages qu’ils n’avaient jamais vus. M. Lane et Wilkinson rendent assez bien compte de la fraude qui avait trompé d’autres voyageurs. Ces explications m’ont ôté toute envie de voir ces petits jongleurs. Il y a aussi de la fraude, je pense, dans l’empire que prennent sur les serpens certains hommes déjà souvent comparés aux psylles de l’antiquité.

J’ai vu un de ces hommes manier des serpens, jouer avec des scorpions ; je l’ai vu irriter une vipère haje de manière à la faire se dresser, le col enflé, ainsi qu’elle est représentée sur les monumens et dans les inscriptions hiéroglyphiques, où elle exprime toujours l’idée de la divinité. Cet hiéroglyphe vivant et furieux était terrible à voir, et je concevais qu’à une époque reculée il eût pu inspirer aux peuples une terreur superstitieuse. Puis l’Arabe a saisi la vipère et l’a mordue avec colère. C’était un spectacle étrange : rage de l’homme contre rage de la bête, duel sauvage qui faisait horreur à contempler ; mais on m’assura que j’avais sous les yeux un duel innocent à armes émoussées, en d’autres termes, que la dent où gît le venin de la vipère avait été arrachée. Du reste, l’Égypte n’est pas le seul pays où a fleuri et où fleurit encore cette étrange industrie des psylles. Il en est parlé dans l’Écriture, dans Virgile et dans Grégoire de Tours. Un des ordres religieux musulmans de l’Algérie, celui d’Aissoua, se compose en, grande partie de jongleurs qui jouent avec les serpens. On a vu des enfans de cette secte manger des scorpions. Il en est de même des sorciers birmans : ils paraissent en public avec des serpens à leurs mains et entortillés à leur col ; ils les font battre entre eux et s’en laissent mordre ; ils les mettent dans leur bouche. L’excès même de cette audace prouve qu’elle n’est qu’apparente, et que les nouveaux psylles ont mis d’avance leurs ennemis hors d’état de leur nuire. Probablement les anciens en faisaient autant.

Bien que cherchant surtout en Égypte le passé et le passé le plus reculé, je ne saurais fermer les yeux au présent, et il ne m’est point indifférent de rencontrer au Caire plusieurs compatriotes avec lesquels je puis tour à tour m’entretenir des antiquités égyptiennes ou les oublier agréablement. On conviendra qu’il y a plaisir à trouver chaque soir dans une ville d’Orient une conversation européenne qu’on rechercherait partout. Partout on serait heureux de rencontrer M. Perron ; j’en dirai autant de M. Linant, qui est à la tête des travaux publics et l’un des hommes qui connaissent le mieux l’Égypte. Il visitait les ruines de Méroé presque au moment où un autre de nos compatriotes, M. Caillaud, venait de les retrouver dans sa curieuse et courageuse expédition en Abyssinie.

Linant-Bey est un homme d’un esprit vif. Son air est ouvert et décidé, ses manières sont franches et cordiales ; on peut l’interroger sur tout ce qui concerne l’Égypte ; le soir, il est très agréable d’aller prendre place sur son divan, et, en fumant un excellent narguilé, de converser avec Mme Linant, qui, toute blanche dans son costume demi-oriental et assise sur des carreaux de pourpre, fait en français les honneurs de son salon arabe avec la grace paresseuse des Levantines.

M. Linant m’a beaucoup parlé du canal entre les deux mers, projet sur lequel il a écrit un mémoire approfondi. L’entreprise serait grande et nouvelle. Les deux mers n’ont jamais été réunies directement ; anciennement elles communiquaient au moyen d’un canal qui de la mer Rouge venait aboutir au Nil. L’origine de ce canal a été sans raison attribuée à Sésostris. M. Letronne a prouvé qu’elle ne remonte pas au-delà du temps où l’Égypte entra en rapport avec la Grèce[7]. Selon lui, l’idée en fut suggérée au roi d’Égypte Néchos par les tentatives un peu antérieures des Grecs pour percer l’isthme de Corinthe. Le canal, qui avait cessé d’être navigable, fut repris par les Ptolémées et ne fut pas abandonné avant la fin du IIe siècle de l’ère chrétienne. Les musulmans rétablirent cette voie de communication entre l’Égypte et l’Arabie, qui ne fut entièrement abandonnée qu’au VIIIe siècle de l’hégire[8]. À ces différentes époques, ce fut toujours par l’intermédiaire du Nil que l’on rattacha la mer Rouge à la Méditerranée. Jamais ne fut tentée jusqu’ici la communication directe à travers l’isthme de Suez ; c’est qu’il s’agissait, pour ceux qui creusèrent le canal depuis Néchos jusqu’aux sultans du Caire, de lier l’Asie à l’Égypte et non à l’Europe. Pour le but qu’on se proposait, rien ne convenait mieux qu’un canal venant à travers le Delta rejoindre le Nil aux environs de Memphis ou du Caire. Aujourd’hui la jonction des deux mers n’étant plus seulement une entreprise égyptienne, mais pouvant être conçue dans l’intérêt commun de tous les peuples méditerranéens, ce qui s’offre naturellement, c’est la voie directe, c’est la coupure de l’isthme. Ce plan, qui avait été tracé à première vue par les ingénieurs français de l’expédition d’Égypte, a été repris d’une manière plus complète par M. Linant, et selon lui n’est plus exposé à aucune objection sérieuse.

La différence de niveau dans les deux mers, dont on a fait quelquefois une objection triomphante, n’est point un obstacle. M. Linant m’a dit de quelle quantité le niveau de la Méditerranée pourrait être élevé en cent ans par le canal, et cette quantité est extrêmement petite. La différence de hauteur entre le point de départ et le point d’arrivée, qui est d’environ trente-trois pieds, au lieu d’être un inconvénient, est un avantage ; elle permettra de produire un courant qui entraînera les matières obstruantes. Quant aux craintes d’inondation, elle ne sont pas mieux fondées, car, toujours d’après M. Linant, l’eau qui s’écoulera par le canal ne sera que la dix-neuvième partie de l’eau du Nil à l’époque où le niveau du fleuve est le moins élevé.

Maintenant que Riquet a réuni par le canal de Languedoc l’Océan et la Méditerranée, Bernadotte, par le canal de Gotha, la mer du Nord et la Baltique, maintenant que la communication du Rhin avec le Danube, projetée par Charlemagne, a été accomplie par le roi de Bavière, il est temps, ce semble, de percer l’isthme de Suez et l’isthme de Panama. De ces deux grandes opérations réservées à notre siècle, la première paraissait appartenir à Méhémet-Ali, mais il semble y avoir renoncé. Ce qui empêche et empêchera le canal de s’exécuter, c’est l’opposition du gouvernement anglais.

Le canal ouvrirait les mers de l’Inde à toutes les nations de l’Europe. Or, plusieurs de ces nations, les Grecs, par exemple, pourraient, grace à l’habileté et à l’économie qui distinguent leurs marins, faire à l’Angleterre[9] une concurrence qu’elle redoute. Aussi s’oppose-t-elle sous main à toute tentative pour percer l’isthme de Suez, comme elle s’oppose, dit-on, pour une raison semblable, à tout percement de l’isthme de Panama.

Si les Anglais ne veulent point du canal qui ouvrirait à l’Europe méditerranéenne la mer Rouge et la mer des Indes, ils s’arrangeraient d’un chemin de fer qui réunirait le Caire à Suez. Ce chemin ne pourrait jamais être une route de commerce, mais il serait commode pour les voyageurs, qui prennent la malle de l’Inde, et peut-être pour des transports de troupes. Selon M. Linant, il coûterait 13 millions, et le canal, œuvre à immortaliser un règne, n’en coûterait que 9. Joignez à cela la difficulté de protéger les rails contre le sable du désert et d’obtenir de la paresse arabe la surveillance nécessaire à l’entretien de la voie ; tout serait donc à gagner du côté du canal ; cependant, si quelque chose se fait, ce sera le chemin de fer[10].

Au premier rang des Français qui ont rendu d’importans services au pacha et à l’Égypte, est le docteur Clot, connu en Europe sous le nom de Clot-Bey. Clot-Bey a établi dans l’armée et au Caire l’organisation sanitaire de l’Europe, il a amélioré le sort des aliénés et fondé une école d’accouchemens ; il a montré un grand courage lors de la peste de 1834, dans laquelle d’autres Français firent preuve d’un dévouement qui coûta la vie à plusieurs, parmi lesquels c’est un devoir de citer M. Rigaud et Dussap, ainsi que deux jeunes saint-simoniens[11]. Bon médecin, excellent opérateur, le regard fin, la parole facile, la voix caressante, Clot-Bey a su gagner la confiance du pacha et charme les Français qui visitent le Caire par l’obligeance la plus aimable et la plus empressée. Sa conversation animée, son salon, où un Français aime à trouver réunis plusieurs autres compatriotes distingués, sa belle collection d’antiquités égyptiennes qu’il a mise à ma disposition sans aucune réserve, m’ont laissé le plus reconnaissant souvenir.

Dans cette collection précieuse se trouvent des échantillons rassemblés avec goût : instrumens, ustensiles, petits meubles, ornemens de tout genre, dont se servaient les Égyptiens et les Égyptiennes. Visiter la collection de Clot-Bey et celle du docteur Abbot, dont je parlerai tout à l’heure, après avoir vu les pyramides et les tombeaux qui les environnent, c’est comme se promener dans les studij de Naples, après avoir fait une course à Pompéi et à Herculanum. Je ne puis donner un catalogue de la collection de Clot-Bey. Je mentionnerai seulement, parmi les nombreux objets qui m’ont frappé, ceux qui me semblent de nature à provoquer quelque remarque intéressante. Plusieurs statuettes de la collection de Clot-Bey sont d’une rare beauté d’exécution. Elles suffiraient pour convaincre ceux qui doutent que le mot beauté puisse s’appliquer aux produits de l’art égyptien. Du reste, ils n’auraient pas besoin d’aller si loin, il leur suffirait de voir sans parti pris quelques statuettes du musée Charles X, et surtout d’admirables bronzes égyptiens rapportés par Champollion, et qui sont déposés à la Bibliothèque royale.

Il faut qu’un peuple ait à un degré assez remarquable le sentiment de l’art, pour appliquer ce sentiment aux ustensiles les moins relevés de la vie usuelle. C’est ce qui eut lieu surtout à la renaissance, quand une salière ne semblait pas au-dessous du talent de Benvenuto Cellini. De même les cuillères en bois, par exemple, que possède Clot-Bey, et dont le manche est formé par l’agencement ingénieux d’une figure humaine ; ces cuillères, ainsi que d’autres objets usuels du même genre, montrent que le besoin et le goût de l’art étaient assez éveillés chez les anciens Égyptiens pour se mêler aux détails de la vie. Aux époques où le sentiment de l’art se retire de la société, on ne voit plus rien de pareil. Aujourd’hui même, c’est assez qu’une cuillère soit bonne à prendre de la soupe ; tout au plus lui demande-t-on d’être en or ou dorée. Une foule de petits objets qu’on rassemble dans les collections sous le nom d’amulettes ont un grand intérêt à mes yeux et un intérêt pour ainsi dire philologique ; ce sont des mots, des lettres, de véritables hiéroglyphes détachés. Ceci est le signe de la vie, voilà le signe de la stabilité ; on peut, en plaçant ces figures à côté les unes des autres, écrire en caractères mobiles une phrase hiéroglyphique. On peut, ce qui est plus important, discerner clairement la véritable nature de ces objets dont l’écriture a fait des signes, et qui, sculptés, sont encore plus aisés à reconnaître que lorsqu’ils sont écrits. Remontant à l’origine de ces signes, on peut se rendre compte de leur valeur par une sorte d’étymologie figurée qui s’adresse aux yeux : car ici la forme remplace le son, et le radical de ces mots de pierre ou de porcelaine n’est pas une syllabe, mais une chose.

Tout ce qui tient à l’état des arts et métiers chez les Égyptiens est d’un grand intérêt. Les objets contenus dans les collections complètent à cet égard les représentations figurées des monumens, et peuvent servir à résoudre des problèmes dont celles-ci ne donnent pas la solution. Cette toile que je touche est-elle un tissu de coton ou de lin ? Ceci conduit à cette question : le coton était-il connu des anciens Égyptiens ? Il croissait certainement en Égypte au temps de Pline ; cet auteur le décrit de manière a ce qu’on ne puisse s’y tromper, et dit qu’on en faisait des toiles remarquables par leur mollesse et leur blancheur, vêtement favori des prêtres égyptiens. Hérodote connaissait une laine végétale[12], qui ne peut être que le coton, mais, selon lui, elle provenait des Indes ; il parle bien d’une cuirasse de lin brodée en or et en laine végétale qui avait appartenu à Amasis, roi d’Égypte, mais ce coton pouvait lui-même être venu de l’Inde. Il n’y a donc pas de témoignage qui établisse avec certitude que le coton existât en Égypte avant le temps de Pline ; et, quand on remonterait jusqu’à Hérodote, cela ne prouverait rien pour une époque plus ancienne[13]. Maintenant que disent les monumens ? Sur aucun d’eux on n’a vu représentée la culture ou la récolte du coton. L’on n’a pas trouvé d’une manière certaine le nom de cette plante écrit en hiéroglyphes. Au contraire, on a vu plusieurs fois représentée la moisson du lin, dont le nom est toujours écrit à côté de la plante.

C’est déjà une forte présomption en faveur de l’emploi du lin, de préférence à celui du coton, chez les anciens Égyptiens. Quant aux toiles qui enveloppent les momies, les opinions ont été partagées. On a d’abord affirmé, et Rosellini a répété[14], que les toiles des momies étaient en coton. L’observation microscopique a démontré, au contraire, qu’au moins dans le plus grand nombre des cas, ces toiles étaient de lin. Ce fait paraît acquis à la science[15]. Il ne s’ensuit pas rigoureusement que la toile de coton, connue des Égyptiens au temps de Pline et même au temps d’Hérodote, leur fût entièrement inconnue plus anciennement, quand leur pays est si voisin de ceux où le coton paraît croître naturellement. Ce qui est certain, c’est que le coton était, en tout cas, d’un usage infiniment plus rare que le lin. Ces considérations ne rendent que plus curieux les échantillons de toile de coton qui peuvent se trouver dans les collections, et en particulier dans celle de Clot-Bey. Du reste, un microscope eût tranché la question, car le fil de lin est plat et celui du coton est arrondi.

Une autre question se présente : les Égyptiens connaissaient-ils-le fer ? Voici chez Clot-Bey une hachette et deux petits hoyaux qui sembleraient le prouver ; mais ces instrumens sont-ils bien certainement égyptiens ? ne peuvent-ils point être de fabrication grecque ou romaine ? Que ne sont-ils accompagnés d’hiéroglyphes, on verrait clair dans leur origine, — oui, clair, grace aux hiéroglyphes ! Ce mot, qui dans notre langue, est encore synonyme d’inintelligible, doit perdre ce sens désormais. Déjà, dans beaucoup de cas, les hiéroglyphes ne sont plus un mystère, mais une explication. Ici, cette explication nous manquent, nous en sommes réduit aux conjectures. On sait que l’usage du cuivre a partout précédé l’usage du fer, métal difficile à extraire, à forger, à tremper. Les héros d’Homère n’ont que des armes de bronze. Dans les traditions mythologiques, l’âge de cuivre a précédé l’âge de fer, comme l’âge d’or a précédé l’âge d’argent. Il est à remarquer que c’est l’ordre historique de l’exploitation de ces métaux. Du reste, il est certain que l’usage du cuivre a devancé l’usage du fer chez les Grecs[16]. D’après les voyageurs Pallas et Gmelin, il en est de même chez les nations tartares. Mais est-il possible que les anciens Égyptiens n’aient pas connu le fer, qu’ils aient taillé le granit et le basalte et y aient creusé des hiéroglyphes innombrables avec une telle netteté à une si grande profondeur[17] ? J’avoue que j’ai peine à le croire. Je ne saurais citer, il est vrai, un instrument de fer qui provienne, avec une évidence incontestable, d’un tombeau égyptien[18] ; mais il faut songer que le fer, en s’oxydant, peut tomber en poussière et disparaître. Où seraient d’ailleurs les instrumens en bronze ou en toute autre matière plus durable que le fer, et que, par conséquent, il serait encore plus inexplicable de ne pas retrouver aujourd’hui ? Je suis donc porté à admettre provisoirement l’emploi du fer chez les anciens Égyptiens, et, par suite, la provenance égyptienne des instrumens que j’ai vus dans la collection de Clot-Bey. Outre les petits objets si nombreux et si curieux que renferme cette collection, j’y ai remarqué une mandoline qui porte écrits en hiéroglyphes le nom et la qualité de son possesseur. Cet instrument de musique est semblable par sa forme à un instrument dont on joue encore aujourd’hui dans les rues du Caire.

Clot-Bey possède les planches de deux sarcophages remarquables l’un se distingue par la beauté des hiéroglyphes creusés dans le bois et remplis par une incrustation colorée ; c’était celui d’un certain Pefpanet. Les débris de l’autre sarcophage offrent un intérêt plus grand encore ; on y lit le nom de Menès, le premier roi de la première des dynasties égyptiennes, le prédécesseur des Pharaons de la quatrième, qui ont élevé les pyramides. Qu’on imagine ma joie, quand Clot-Bey tira d’une cave ces précieux morceaux que n’avait pas vus M. Lepsius, et quand j’y pus lire en beaux hiéroglyphes le nom le plus ancien de l’Égypte et de l’histoire ! Malgré le désir que j’en aurais, je ne puis cependant me figurer que cette planche et les hiéroglyphes qui la couvrent remontent au temps du roi Menès : ce serait alors le plus ancien monument écrit. Malheureusement l’inscription hiéroglyphique ne se prête pas à cette conclusion ; on y voit que le personnage auquel appartenait le cercueil était prêtre de plusieurs dieux, dont les noms sont énumérés dans l’inscription. Ces dieux sont Osiris, Thot, Phta et Menès. Menès, venant ainsi après des dieux connus du panthéon égyptien, figure évidemment ici comme une divinité dont l’hôte du cercueil était le desservant, ainsi qu’il l’était aussi des autres dieux auxquels Menés est associé. On ne peut admettre que ces mots prêtre de Menés veuillent dire ici que le personnage en question fût le chapelain ou l’aumônier de ce roi, car le défunt est avec Menès dans le même rapport qu’avec Osiris, Thot et Phta, et ce rapport, ne peut être, par conséquent, que celui d’un prêtre avec la divinité au culte de laquelle il était consacré.

C’est un exemple de plus de l’apothéose des rois d’Égypte, si fréquente sur les monumens. Du reste, le roi fondateur de la monarchie égyptienne n’en est pas ici le seul objet. Dans la partie de l’inscription qui correspond à celle où il est parlé du roi Menès, le défunt est dit prêtre des mêmes dieux et d’un autre roi dont le cartouche est symétriquement opposé à celui de Menés. Ce cartouche, que je n’avais vu dans aucun recueil publié, et que je crois avoir signalé le premier[19], se lit Sor. M. Prisse y voit avec beaucoup de vraisemblance le nom du roi Soris. Ainsi, bien que le monument ne soit pas contemporain du roi Menès, il n’en est pas moins d’un haut intérêt, puisqu’il présente le nom très rarement trouvé de cet antique roi, et de plus un autre nom de roi jusqu’ici inconnu, et que j’ai été assez heureux pour découvrir ou du moins pour publier le premier. Le nom de Menès est également gravé sur une lame d’or appartenant à Clot-Bey. J’en parlerai à propos de la collection du docteur Abbot.

Cette collection est la rivale de celle de Clot-Bey. Ici sont également de charmantes statuettes. Des sandales à la poulaine montrent que cette mode bizarre est plus ancienne que le moyen-âge. Des castagnettes, si leur origine est bien authentique, font voir que cet instrument, qui accompagne aujourd’hui les danses des almées, et qui est venue aux Espagnols par les Arabes, existait dans l’antique Égypte. Un casque de fer et une cotte de mailles confirment ce que j’ai dit plus haut de l’emploi du fer par les Égyptiens. Des vases portent le nom de l’ancien roi Papi, accompagné de cette devise tracée sur son étendard royal : Qui aime les deux régions. Cette formule est importante, car elle prouve que le roi Papi régnait déjà sur la Haute et la Basse-Égypte, et que les Pharaons de la sixième dynastie, dans laquelle on le place, n’étaient pas souverains seulement d’une portion du pays.

J’arrive aux deux objets les plus remarquables de la collection du docteur Abbot, la bague de Chéops et le collier de Menès. La bague de Chéops est un anneau d’or. L’inscription qui précède le nom de ce roi semble vouloir dire : Divine offrande à la terre d’Anubis dans la région de… offerte au prêtre du trône du roi Choufou (Chéops}. Si le sens est exact, il semblerait indiquer que la bague est contemporaine de Chéops et appartenait à un prêtre attaché à sa personne ; mais on ne saurait dissimuler que ce sens laisse quelque incertitude, et que l’inscription présente des singularités qui peuvent tenir, il est vrai, à l’époque reculée du monument.

L’autre merveille de la collection du docteur Abbot est un collier qui porte le nom du roi Menès. Il en est de même pour le collier que pour les planches de Clot-Bey. Si l’on était certain qu’il remonte au siècle du roi dont il porte le nom, on aurait devant les yeux le plus ancien débris du passé. Ici, le nom de Menès n’étant accompagné d’aucun autre hiéroglyphe, on ne saurait établir directement que le collier, ainsi que les pendans d’oreilles qui l’accompagnent, ne remontent pas à cette monstrueuse antiquité ; mais rien non plus ne prouve qu’ils aient droit à cet honneur. On peut très bien avoir tracé le nom de Menés sur un collier fabriqué long-temps après lui. Peut-être avons-nous là le collier d’un prêtre consacré au culte du roi-dieu Menès ou de la femme d’un tel prêtre. Quoi qu’il en soit de cette supposition ou de toute autre, on n’est pas obligé d’admettre qu’à l’origine de l’histoire égyptienne, on fût arrivé au degré d’art et de luxe que supposent ces ornemens. Il y a plus : j’ai vu dans la collection de Clot-Bey une lamelle d’or qui a fait évidemment partie de la toilette de femme ou de prêtre dont le docteur Abbot possède dans son beau collier la portion principale. Sur cette lamelle d’or est tracé, comme sur le collier, le nom de Menès ; mais, chose singulière, il est accompagné ici du nom d’Amasis. Si l’on suppose qu’il s’agit du premier Amasis, chef de la dix-huitième dynastie, le résultat sera toujours de faire descendre le collier de Menès de 4,500 à moins de 2,000 ans avant Jésus-Christ, c’est-à-dire d’environ 3,000 ans. Toutefois la date de ces bijoux pourrait être singulièrement rapprochée, si on la rapportait au second Amasis, celui qui usurpa le trône d’Égypte sur Apriès, peu de temps avant l’invasion des Perses. Dans cette supposition, l’association du nom d’Amasis et du nom de Menès s’expliquerait naturellement. On concevrait qu’un usurpateur, le chef d’une dynastie, eût voulu abriter son autorité nouvelle sous l’autorité de l’antique fondateur de la monarchie égyptienne, et se rattacher par là aux origines de cette monarchie. César fit ainsi en se disant du sang d’Énée et en mettant sur ses monnaies l’effigie de son aïeule Vénus, et Napoléon en prenant les abeilles de Childéric, qu’on appelait les abeilles de Charlemagne.

Outre les collections d’antiquités égyptiennes de Clot-Bey, du docteur Abbot et celle de M. Rousset, que j’ai eu occasion de citer, il y a au Caire deux sociétés égyptiennes ; chacune possède une bibliothèque où l’on trouve les ouvrages les plus utiles au voyageur qui veut étudier l’Égypte[20].

Les collections nous ont conduit bien loin dans l’antiquité. Une visite à M. Lambert va nous ramener au présent et même à l’avenir, car ce n’est point de l’Égypte ancienne, mais de l’Égypte actuelle et de l’Égypte future, que s’occupe M. Lambert, directeur de l’École Polytechnique du pacha. Après avoir prêché le saint-simonisme à Paris avec un éclat dont on se souvient encore, M. Lambert a renoncé de fort bonne grace à son rôle d’apôtre, et s’est résigné à n’être plus qu’un homme de beaucoup de mérite et de beaucoup d’esprit. On a grand plaisir à causer de l’Europe et de l’Égypte avec cet enthousiaste un peu railleur que la réflexion a désabusé, mais n’a point refroidi, qui, renonçant aux illusions excentriques, n’a point abandonné toutes ses espérances, et qui semble avoir surtout gardé de sa croyance à un ordre social nouveau le vif sentiment des imperfections de l’ordre ancien. C’est ce que j’ai cru trouver du moins dans l’ironie grave de M. Lambert ; elle semblait toujours me dire : Si je reconnais que nous avons été un peu ridicules, permettez-moi de trouver que d’autres le sont beaucoup.

Je veux nommer encore parmi mes hôtes du Caire le savant et excellent docteur Primer, orientaliste et médecin très distingué, dans lequel l’étranger qui lui est recommandé trouve un ami, et j’en finirai avec les Européens du Caire par celui qui est resté très bon Français, quoiqu’il s’appelle aujourd’hui Soliman-Pacha. Soliman-Pacha demeure au vieux Caire, dans la ville fondée par le lieutenant d’Omar. Ancien officier de la grande armée, aujourd’hui chef de l’armée égyptienne, il habite sur les bords du Nil une belle maison dont le rez-de-chaussée est meublé à l’européenne. Un excellent billard et des journaux de Paris rappellent d’abord la France ; de l’autre côté de la rue est le harem du général. On sait que notre compatriote, comme le fameux comte de Bonneval, a embrassé la religion musulmane. Quelque jugement qu’on porte sur une détermination dont je ne me fais point le juge, je ne crois pas qu’on puisse connaître Soliman-Pacha sans éprouver du respect pour la loyauté de son caractère, la franchise de ses manières, sans être touché de l’accueil plein de cordialité qu’il fait aux Français. Si je n’exprimais ces sentimens, je me rendrais coupable d’une double ingratitude. D’abord, en ma qualité de membre indigne de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, je dois être reconnaissant des soins par lesquels Soliman-Pacha a conservé à cette compagnie un de ses membres les plus éminens, M. le duc de Luynes, qu’il recueillit mourant. Je ne saurais oublier la réception qu’il m’a faite à moi-même. Le major-général de l’armée égyptienne s’est souvenu avec beaucoup de bonne grace d’avoir connu mon père à Lyon, quand tous deux étaient jeunes et encore obscurs. « Lorsque votre père, m’a-t-il dit, venait dîner à mon quatrième étage avec ma vieille mère et moi, nous lui donnions toujours la place d’honneur ; aujourd’hui elle doit être pour son fils. » Je n’aime pas, ceux qui m’ont lu le savent, à parler de ce qui m’est personnel ; mais j’espère qu’on verra autre chose que de la vanité dans l’émotion que m’a causée ce souvenir d’un père illustre, ainsi honoré au loin dans un fils dont il est la seule gloire.

Mon suffrage très incompétent n’ajouterait rien à la renommée militaire de Soliman-Pacha, que les gens du métier regardent comme un des plus habiles capitaines qui restent aujourd’hui. Il a deviné la grande guerre, a dit de lui quelqu’un qui l’a faite sous Napoléon, le maréchal Marmont. A en croire des témoins oculaires, la victoire de Nézib fut en grande partie son ouvrage. Il est parvenu à discipliner des Arabes, à former une armée régulière avec des fellahs, des Nubiens, des nègres, à vaincre les préjugés de race en se faisant obéir par des populations qui avaient en horreur ses réformes militaires. On sait que, tandis qu’il faisait faire l’exercice à des recrues, une balle vint siffler à ses oreilles : — Vous êtes des maladroits ! dit-il, vous ne savez pas tirer ; recommencez le feu et visez mieux. — Ce méprisant courage imposa aux Arabes. Les troupes formées par Soliman-Pacha ont pris Saint-Jean-d’Acre, où avaient échoué les soldats de Bonaparte. Plus tard, elles ont héroïquement défendu leur conquête. « Ceux qui auraient douté des qualités militaires des troupes égyptiennes, dit le colonel Smith dans son rapport, auraient pu se convaincre de leur courage et de leur persévérance en contemplant la dévastation et l’horrible spectacle que cette forteresse, autrefois si formidable, offrait à tous les yeux. » En recueillant les éloges accordés aux soldats égyptiens par la loyauté d’un ennemi, l’histoire dira qui les avait formés. Il serait injuste d’oublier que c’est grace à un Français que notre désastre de Saint-Jean-d’Acre a pu être vengé.

Presque en face de la demeure de Soliman-Pacha est l’île de Rhodah. Ce nom veut dire jardin, et, en effet, c’est un jardin charmant[21]. On y voit un grand nombre d’arbres exotiques, et je préfère beaucoup ce beau lieu aux jardins trop vantés de Choubrah, avec leurs plantations régulières, leurs allées cailloutées et leurs kiosques, dont l’ameublement est à demi européen. Ce n’est guère plus oriental que le sérail de Constantinople.

Cette prédilection pour le jardin de l’île de Rhodah m’a peut-être été inspirée en partie par la bonne fortune que j’ai eue d’y rencontrer un sarcophage égyptien avec des hiéroglyphes. J’ai recueilli quelques signes qui m’étaient inconnus, et j’ai retrouvé un titre remarquable, celui de fille royale, donné à une femme qui appartenait à une condition privée. J’avais déjà remarqué sur un monument funèbre du musée de Naples une qualification semblable, fils royal, appliquée à un simple particulier. A quoi peut tenir ce singulier usage, qui rappelle le titre de cousin donné aux ducs par nos rois ?

L’île de Rhodah renferme un monument curieux, le fameux nilomètre ou Mekyas. Un nilomètre est une colonne graduée qui indique la hauteur des eaux du Nil. Celui-ci a été élevé par les Arabes, mais il avait été devancé par les nilomètres égyptiens. C’était d’après la hauteur atteinte chaque année par le Nil qu’on fixait la cote des impôts. Pour que l’année fût bonne, il fallait que l’inondation atteignît seize coudées ; c’est pour cela que seize petits enfans jouent autour de la statue du Nil qui est au Vatican et dont on peut voir une copie dans le jardin des Tuileries.

Une question importante et encore controversée se rattache au nilomètre de l’île de Rhodah : c’est l’origine de l’ogive et de l’architecture que nous appelons si mal à propos gothique. D’abord il faut dédoubler la question pour tenter de la résoudre. Autre chose est l’ogive isolée, autre chose est l’architecture gothique caractérisée par l’ogive, il est vrai, mais aussi par des proportions, une ornementation particulière. De tout temps, il y a eu des arcs pointus qu’on peut appeler des ogives ; il y en a, dit-on, à Persépolis, il y en a à Thèbes ; j’en ai vu dans les murs pélasgiques de Tirinthe et dans une porte de Tusculum ; mais tous ces monumens n’appartiennent point à l’architecture gothique. L’architecture gothique est un ensemble dont l’ogive n’est qu’une partie[22]. Ainsi cette question : Comment et en quel pays est née l’architecture gothique ? est différente de cette autre question, beaucoup plus restreinte, et que seule j’examine en ce moment : L’ogive a-t-elle existé dans l’architecture musulmane avant de se montrer dans l’architecture chrétienne ? Or, c’est à cette dernière question que le bâtiment du Mekyas fournit, une incontestable réponse. En effet, on y trouve l’ogive et on y lit une inscription arabe du IXe siècle, époque où fut reconstruit le Mekyas, et tout le monde sait qu’en Europe l’architecture ogivale ne se montre pas avant le XIIe. Je reviendrai sur ce problème important à l’occasion des mosquées.

La fondation du vieux Caire remonte au temps de la conquête musulmane. Selon la légende arabe, tandis qu’Amrou assiégeait une forteresse nommée Babylone, que les Romains avaient construite pour commander le fleuve presque en face de Memphis, une colombe ayant fait son nid sur la tente du lieutenant d’Omar, celui-ci ordonna qu’on ne levât point la tente pour ne pas troubler l’innocente couvée : compassion gracieuse qui peut étonner chez un homme de ruse et de sang comme Amrou, mais qui est dans le caractère musulman. Ne raconte-t-on pas de Mahomet qu’une chatte ayant déposé ses petits sur le pan de la robe du prophète, il en coupa un lambeau plutôt que de déranger la pauvre mère de famille ? Il étendit si loin ses ménagemens pour les animaux, qu’il prescrivit aux musulmans de ne tuer les scorpions et les serpens qu’après les avoir priés de laisser en paix les fidèles et sur leur refus d’y consentir. Quoi qu’il en soit, l’incident de la tente d’Amrou fit donner à la ville nouvelle, qui s’éleva au pied de la forteresse romaine le nom de Fostat (la Tente), qu’elle portait au moyen-âge. On la nommait aussi et on la nomme encore Misr, qui rappelle Misraim, appellation biblique de l’Égypte. Caire vient de Cahira, nom de la planète de Mars, sous l’influence de laquelle Moez voulut que la nouvelle ville fût fondée.

Le Caire fut bâti à la fin du Xe siècle par le gendre de Moez, calife fatimite. La dynastie des Fatimites, qui se proclamaient les légitimes successeurs du prophète, et par laquelle Abd-el-Kader prétend descendre de lui, régnait sur l’Afrique septentrionale et la Sicile. Telle avait été sa part dans le démembrement du califat, dont le centre nominal était toujours à Bagdad. Il se passa alors en Orient quelque chose de semblable à ce qui advint de l’empire franc sous les faibles successeurs de Charlemagne. Le Caire est donc né de la rébellion d’un des grands vassaux de l’islamisme. Fidèle à son origine et à une destinée que lui faisait la nature des choses, il a été à toutes les époques le siège d’une autorité plus ou moins indépendante des califes de Bagdad et des sultans de Constantinople.

C’est sous la dynastie des Fatimites que s’organisa la secte des ismaéliens à laquelle appartenait ce vieux de la Montagne si fameux au moyen-âge dans les récits des croisades ; le Caire fut long-temps le siége de cette franc-maçonnerie extraordinaire, dans laquelle on finissait par enseigner aux initiés, comme révélation suprême, le néant de toutes les croyances religieuses, l’indifférence du bien et du mal, doctrine qui se résumait dans cette maxime d’une effroyable audace : Rien n’est vrai, tout est permis. La grande loge, qui s’appelait maison de la sagesse, était au Caire ; elle possédait d’immenses richesses et commandait à de nombreux adeptes qu’elle dispersait dans tout l’Orient. Cette étrange institution avait pour but politique d’élever au califat la dynastie fatimite qui régnait en Égypte. C’était un carbonarisme égyptien fondé sur un athéisme philosophique, et qui se proposait pour fin la conquête de la suprématie musulmane. M. de Hammer y voit un reste des anciennes initiations égyptiennes ; mais ces doctrines, si monstrueuses qu’elles soient, sont trop semblables à celles qui furent professées durant les premiers siècles de l’hégire dans diverses parties de l’Asie par les karmathes et d’autres sectaires, qui tous niaient de même la vérité de l’islamisme et la distinction du bien et du mal, pour qu’il y ait lieu d’aller chercher l’origine des initiations ismaéliennes du Caire dans les problématiques initiations d’Héliopolis.

Aux Fatimites succédèrent les Ayoubites, célèbres en Occident par le nom de Saladin, qui montra dans sa personne l’alliance des qualités chevaleresques avec les mœurs et la foi musulmanes. Ce nom est encore présent ici ; Saladin a construit les fortifications et la citadelle du Caire ; il a fait creuser ce fameux puits au fond duquel un âne peut descendre. Il y en a un semblable en Italie, à Orvieto. Comme il s’appelait Yousouf (Joseph), la tradition l’a souvent confondu avec le ministre de Pharaon, et attribué à celui-ci ce qu’a fait le contemporain de Richard Cœur-de-Lion. Les arts florissaient au Caire sous Saladin. Il envoya une horloge à roues à l’empereur Frédéric II. Ce n’était pas une ame commune, celle du prince qui faisait porter devant lui, en guise d’étendard, son drap mortuaire, tandis qu’un crieur disait au peuple Voilà tout ce que Saladin emportera de ses conquêtes.

Alors on voit paraître une première fois les Français sous les murs du Caire. Amaury, roi de Jérusalem, avait disputé l’Égypte au père de Saladin. Il avait marché sur le vieux Caire, que ses habitans brûlèrent comme de nos jours les Russes ont brûlé Moscou. Les troupes françaises, alliées aux troupes égyptiennes, virent les pyramides ; plus tard, les désastres de saint Louis excitèrent au Caire une grande joie, et, à, cette occasion, on chanta, dans les rues de cette ville, des vers qui existent encore.

Deux dynasties de Mamelouks ont régné au Caire. Mamelouk est synonyme d’esclave ; ce n’est qu’en Orient qu’on peut trouver des dynasties d’esclaves. Du reste, les Mamelouks, primitivement achetés, il est vrai, formaient les gardes-du-corps ou, comme leur nom l’indique, la ceinture des sultans d’Égypte, qu’ils remplacèrent. Cette ceinture les étrangla. Le Caire ne cessa point, sous les sultans mamelouks, d’être un centre intellectuel et littéraire ; l’école du Caire remplaça l’école de Bagdad. Le fils de Tamerlan, dont la race devait faire fleurir l’astronomie aux bords de l’Oxus, entretenait des relations littéraires et scientifiques avec les sultans d’Égypte. Un observatoire s’élevait sur le mont Mokatam ; une bibliothèque publique fut fondée, et un sultan d’Égypte sembla vouloir imiter les Ptolémées, créateurs du musée d’Alexandrie. Des professeurs furent attachés à cette bibliothèque, appelée maison de la science[23]. Selon le récit, probablement exagéré, des historiens orientaux, la bibliothèque du Caire contenait seize cent mille volumes. Ce qui est certain, c’est qu’elle était fort considérable. On voit que si les musulmans trouvèrent encore à Alexandrie, après César et les chrétiens, quelques livres à brûler, ils remplacèrent largement ce qu’ils avaient détruit.

La prospérité commerciale du Caire était grande sous les Mamelouks. Il y a plus de monde ici, disait le voyageur Frescobaldi, que dans toute la Toscane, et autant de navires qu’à Gênes, à Ancône on à Venise. La richesse des marchands du Caire est exprimée hyperboliquement, dans les Mille et une Nuits, par la mère du jeune Aladin, quand elle lui dit : « Les esclaves de ton père ne le consultent sur la vente d’une marchandise que quand elle vaut au moins mille pièces d’or ; pour une marchandise de prix inférieur, ils la vendent sans le consulter. »

Au temps des Mamelouks, le Caire se trouva en contact avec les plus lointaines populations de l’Afrique et même de l’Asie ; les rois chrétiens d’Abyssinie faisaient demander au sultan d’Égypte de leur envoyer un métropolitain. Les Mongols s’avancèrent contre le Caire ; un jour, on y apporta une lettre d’Houlagou ; le terrible petit-fils de Gengiskan y disait : « Nous sommes les soldats de Dieu, qui nous a créés dans sa colère. Nous avons purifié la terre des désordres qui la souillaient, et nous avons égorgé le plus grand nombre de ses habitans. » Ces sauvages menaces n’intimidèrent pas les défenseurs du Caire. D’autre part, les Mamelouks reçurent plusieurs ambassades de l’Inde, le commerce de l’Égypte attira dans la mer Rouge des marchands chinois ; le Caire, qui était en rapport avec l’extrême Orient par le commerce, fut mis aussi en rapport avec lui par la religion et par la guerre. En 1350, le sultan de Delhi se soumit à l’autorité spirituelle du calife établi au Caire. Plus tard, les soudans d’Égypte envoyaient leurs flottes disputer l’Inde aux conquérans portugais.

Sous les quatre dynasties qui ont régné successivement au Caire, depuis la fondation de cette ville jusqu’à la conquête des Turcs, des monumens remarquables se sont élevés à toutes les époques ; mais, au nombre des plus belles mosquées que le voyageur admire aujourd’hui, il en est deux qui sont antérieures à la fondation du nouveau Caire : ce sont les mosquées d’Amrou et de Touloun.

La mosquée d’Amrou, fondée au moment de la conquête, la 21e année de l’hégire, est le plus ancien monument religieux qu’ait élevé l’islamisme. C’est l’architecture musulmane à son état primitif ; on peut y étudier le type original de cette architecture, type reproduit dans les autres mosquées du Caire, et plus ou moins modifié en Espagne et en Sicile. Ce qui constitue la mosquée d’Amrou, c’est un grand cloître dont les côtés ont plusieurs rangées de colonnes et entourent un espace découvert ; au milieu est une fontaine pour les ablutions. Cette disposition paraît empruntée, comme celle du cloître chrétien, à la disposition intérieure des habitations grecques et romaines, si elle ne l’a été à celle des cours intérieures dans les grands monumens de l’ancienne Égypte. Du reste, une mosquée sans toit convient parfaitement à un pays où le ciel est presque toujours serein.

Le plan général de la mosquée d’Amrou est le même que celui de la mosquée de Cordoue, qui paraît avoir servi de modèle à toutes les mosquées de l’Espagne ; seulement, à Cordoue, la portion abritée du monument l’emporte de beaucoup sur les portions laissées à découvert. La colonnade qui forme un des côtés du grand cloître, au lieu de cinq nefs comme dans la mosquée d’Amrou, en offre dix-neuf : c’est qu’il pleut quatre fois autant à Cordoue qu’au vieux Caire. Les mosquées de Tanger et de Fez, au Maroc, rappellent aussi la forme des anciennes mosquées du Caire[24] ; il en est ainsi de celles d’Alep et de Damas. Enfin c’est sur le même plan qu’ont été construites les mosquées de Médine et de la Mecque[25]. La mosquée d’Amrou est donc un monument très important pour l’histoire de l’art musulman, dont il offre un type primordial et souvent répété. Le côté de l’édifice où les colonnes sont le plus multipliées est d’un grand effet. Ici comme à Cordoue et à Tunis, on a dépouillé, au profit de l’islamisme, les monumens de l’architecture gréco-romaine. Des chapiteaux différens de formes et d’époques, dont quelques-uns sont très beaux, servent de bases, comme des bases servent de chapiteaux. La conquête a pris ce qu’elle a trouvé, et comme elle le trouvait. Les colonnes n’étant pas assez hautes, on a démesurément allongé les arceaux qui les surmontent. En somme, il y a de la grandeur dans la mosquée d’Amrou, mais c’est une grandeur barbare. La main qui a élevé cette mosquée est la main qui a ravagé Alexandrie.

Il en est tout autrement de la mosquée bâtie deux cent cinquante ans après par le fameux Touloun[26] dans la ville qu’il fonda au nord du vieux Caire et qui fait partie du nouveau. Ici l’art a fait des progrès ; à côté du pesant arc en fer-à-cheval se montre partout l’ogive élancée, qui ne paraissait qu’une fois dans la mosquée d’Amrou. Les ornemens se sont multipliés et embellis. On sent que ce monument est contemporain des brillans califes de Bagdad, et que l’autre date de la rude époque de la conquête. Une tradition veut que le plan de la mosquée de Touloun ait été envoyé à ce prince par un architecte chrétien du fond de la prison où il était retenu. On pourrait donner à cette tradition un sens plus général et, y voir l’expression légendaire de ce fait, je crois très réel, que l’architecture musulmane procède de l’architecture chrétienne. Des artistes chrétiens, envoyés par un empereur grec, travaillèrent à la mosquée de Médine ; la Caaba, l’édifice sacré de la Mecque, la Caaba elle-même fut construite, dit-on, par deux architectes chrétiens, l’un Grec, l’autre Copte. L’art byzantin a produit les mosquées du Caire, de Constantinople et de Cordoue, aussi bien que ce même art, ou une autre altération de l’architecture antique, a produit les églises romanes ou saxonnes d’Occident. La coupole arabe vient du dôme byzantin ; le mirhab, enfoncement situé dans le mur oriental des mosquées pour indiquer la direction de la Mecque, le mirhab est une apside[27]. Le zigzag est un ornement grec. Enfin la disposition en cloître, si remarquable dans plusieurs des mosquées du Caire, et qui se retrouve dans le patio de la mosquée de Cordoue, rappelle le monastère chrétien, héritier lui-même de l’atrium gréco-romain, tel qu’on peut l’observer encore à Pompéi. On voit même au Caire une très belle mosquée, celle d’Hassan, dont la forme, chose étrange, est celle de la croix grecque. La croix semble avoir été placée dans le temple musulman par la main d’un architecte chrétien comme une protestation et une menace, pour dire à l’islamisme : Tu périras par ce signe !

Après les mosquées d’Amrou et de Touloun, antérieures à la fondation du Caire actuel, en vient une qui est contemporaine de cet événement, la célèbre mosquée El-Azar[28], bâtie par Moez en même temps que la ville, qui lui doit sa naissance. Un nouveau progrès se fait sentir. Le fer-à-cheval dominait presque exclusivement dans celle d’Amrou[29], il figurait encore à côté de l’ogive dans celle de Touloun ; dans El-Azar, il a presque disparu. Le fer-à-cheval est le plein cintre de l’architecture orientale. L’ogive lutte contre le fer-à-cheval en Égypte comme elle lutte contre le plein cintre en Europe ; mais elle arrive à remplacer le premier environ deux siècles avant de remplacer le second. Ce sont deux siècles d’antériorité qu’a l’architecture ogivale d’Orient sur la nôtre ; mais cette antériorité ne tranche pas encore, selon moi, la question d’origine. On voit aux bords du Rhin, en Normandie, dans la Marche de Brandebourg et ailleurs, l’architecture passer trop naturellement et trop spontanément du plein cintre à l’ogive pour qu’on puisse admettre que, dans tous les cas, celle-ci ait une provenance orientale ; peut-être a-t-elle plusieurs principes et dérive-t-elle ici de l’architecture romane transformée, là de l’architecture arabe importée ; il en serait de l’ogive comme de la rime, qu’on voit naître chez les poètes de la basse latinité et qu’on retrouve chez les Arabes. Je regrette de n’avoir point visité l’intérieur de la mosquée El-Azar ; elle est curieuse par tout ce qu’elle contient. C’est une maison d’enseignement aussi bien qu’une maison de prière ; c’est une véritable université. On y fait douze cours, les uns sur la religion, les autres sur la jurisprudence, les autres sur les sciences mathématiques et la littérature. L’assassin de Kléber y avait passé plusieurs jours, et les leçons qu’il y avait entendues avaient nourri son fanatisme. La mosquée El-Azar est comme un vaste asile toutes les nations mahométanes y ont leur demeure marquée dans des bâtimens séparés. Ces établissemens particuliers sont au nombre de vingt-six. Dans cette hospitalité cosmopolite il y a de la grandeur ; c’est une sorte de catholicisme musulman.

On voit qu’une mosquée se compose souvent d’un ensemble de bâtimens destinés à des usages fort différens. Dans l’histoire des premiers siècles de l’hégire, la chaire des mosquées sert constamment de tribune aux harangues ; on trouve dans celle d’Amrou un okel pour les voyageurs, des écuries pour leurs chevaux ou leurs chameaux, et un bain public. A celle d’El-Azar est jointe une école, à celle de Kélaoun est annexé un hôpital, le Moristan, destiné surtout aux aliénés, et qui fut le produit des remords de Kélaoun. Touloun fonda près de sa mosquée une pharmacie et des consultations gratuites pour les pauvres. La beauté de ces mosquées montre que, sous les dynasties qui les ont élevées, le Caire était une ville riche et florissante. Les monumens donnent toujours la mesure de la civilisation d’un peuple.

Après la conquête turque, accomplie par Sélim au commencement du XVIe siècle, on ne bâtit plus de belles mosquées. Les dynasties qui jusque-là avaient gouverné l’Égypte s’étaient incorporées au pays ; mais le Turc a toujours été un maître étranger, le pire des maîtres, et l’Égypte, province exploitée et opprimée de loin, n’a échappé au despotisme que par l’anarchie. C’est au Caire que l’empereur ottoman hérita du pouvoir sacré des califes. Depuis long-temps, les sultans d’Égypte avaient cherché à faire du Caire le siège de la papauté[30] musulmane. Le sultan Bibars avait établi dans cette ville un fantôme de calife et s’était fait donner par lui l’investiture de ses états, à peu près comme certains empereurs d’Allemagne se faisaient couronner par un anti-pape. Au XVIe siècle, quand Sélim soumit l’Égypte, il fit signer au dernier des califes abassides établi au Caire une renonciation en forme et un abandon complet de ses droits à la souveraineté spirituelle de l’islamisme. C’est depuis lors que ces droits sont réclamés par les Ottomans, dont le titre, comme on voit, n’est pas des plus respectables, et je ne comprends pas que Méhémel-Ali, dans sa guerre contre Mahmoud, n’ait pas su trouver au Caire un descendant du dernier calife dépossédé pour mettre de son côté la légitimité religieuse, sauf à hériter ensuite de son calife quand il aurait voulu.

Les Mamelouks continuèrent à gouverner l’Égypte sous l’autorité lointaine et toujours mal affermie des sultans. Un fait peut donner la mesure du pouvoir que ceux-ci exerçaient : il existait parmi les Mamelouks un officier ayant un titre particulier et pour fonction spéciale de signifier au pacha envoyé de Constantinople sa destitution, le jour où il cessait d’agréer au divan du Caire. Ce pouvoir des beys mamelouks, précaire, divisé, disputé perpétuellement par la perfidie ou la violence, fut mortel à l’Égypte. Il durait depuis près de trois siècles, quand nous vînmes le détruire.

On a deux relations arabes de la conquête de l’Égypte par les Français. Il est curieux d’étudier la contre-partie des narrations officielles, de lire l’histoire des lions quand ils l’ont écrite. Il est piquant de voir, dans les historiens arabes, le Cid devenu un brigand féroce qui brûle les femmes et les petits enfans, saint Louis et ses pieux compagnons transformés en soldats de Satan, et, dans les historiens grecs, les conquérans de Constantinople, la fleur de la chevalerie européenne, représentés comme des barbares assez grossiers. On ne trouve point un pareil contraste entre les récits musulmans de l’expédition d’Égypte et nos propres récits. Dans celle de ces narrations que j’ai sous les yeux, et dont l’auteur, il est vrai, est un Syrien catholique, il n’y a que de l’admiration pour les généraux français et pour leur chef. L’auteur va même jusqu’à lui faire détruire les murs et la forteresse de Saint-Jean-d’Acre, qui ne nous résistèrent que trop. Il est amusant de voir comment nos généraux républicains sont accoutrés par ne imagination orientale. Leurs noms sont accompagnés d’épithètes homériques. Le général Duranteau, qui était chauve, est appelé le lion à la tête noire sans crinière ; les cavaliers de Kléber sont semblables aux démons de l’enfer ou aux diables de notre seigneur Salomon. Quant à Bonaparte, voici comment en parle Nakoula-el-Turk, c’est le nom de l’historien : « Cet illustre guerrier, l’un des grands de la république française, était petit de taille, grêle de corps et jaune de couleur. Il avait le bras droit plus long que le gauche, était âgé de vingt-huit ans, rempli de sagesse, et dans une position heureuse et, opulente. On dit même qu’il possédait l’art de deviner d’après les astres. Beaucoup d’Égyptiens le regardaient comme le Mahadi[31], et ses habits à l’européenne étaient le seul obstacle à ce qu’ils ajoutassent foi à ses paroles. S’il s’était montré à leurs yeux avec le vêtement nommé feredjé, tout le peuple l’aurait suivi. »

On peut douter de cette dernière assertion. La singerie des mœurs musulmanes ne réussit pas à Abdallah Menou. Bonaparte n’a été que trop loin dans ces complaisances, qui, sans tromper les musulmans, nous dégradaient à leurs yeux, s’il a dit aux oulémas du Caire, comme l’affirme, je crois à tort, le chroniqueur oriental : « Certes je hais les chrétiens ; j’ai détruit leur religion, renversé leurs autels, tué leurs prêtres, mis en pièces leur croix, renié leur foi. Je vous ai souvent dit et répété que j’étais musulman, que je croyais à l’unité de Dieu, que j’honorais le prophète Mahomet. Je l’aime parce qu’il était un brave comme moi et que son apparition sur la terre a eu lieu comme la mienne. Je l’emporte sur lui. » Même sans cette fin, qui gâtait tout, le reste n’aurait pas réussi et ne méritait pas de réussir.

Un passage de cette histoire peut faire juger combien les habitans du Caire comprenaient peu les spectacles que nous étalions à leurs yeux. Notre Syrien, décrivant la fête célébrée en mémoire de la fondation de la république, dit que les Français « fabriquèrent une longue colonne toute dorée et y peignirent le portrait de leur sultan et de sa femme, qu’ils avaient tués dans Paris. » Aucune relation française ne fait, je crois, mention de ces portraits de Louis XVI et de Marie-Antoinette servant d’ornement à une fête républicaine. Les événemens survenus en France après le retour de Bonaparte ont aussi pris une couleur un peu orientale dans le récit du Syrien. Après le fameux discours adressé au directoire par Bonaparte, à son retour d’Égypte, dont la substance est donnée assez fidèlement, on lit ce qui suit : « Un des chefs de la république se leva et commençait à s’excuser ; mais Bonaparte n’écouta pas ses excuses et l’accabla d’injures. Alors le chef le frappa de son épée à la tête. Bonaparte, sentant la douleur du coup, s’élança sur lui comme un lion furieux et lui tira dans la poitrine un coup de pistolet qui le renversa mort baigné dans son sang ; puis, aidé de ses compagnons, il fondit sur les autres et les poursuivit à coups d’épée et de fusil[32]. » Voilà la journée du 18 ou plutôt du 19 brumaire transformée en une émeute de Mamelouks mis à la raison par un pacha courageux.

Le Caire fut un moment français. Sous Bonaparte, le drapeau tricolore flotta sur la grande pyramide plus loin que jamais de la terre. Il fut enjoint à tous les habitans de l’Égypte de porter la cocarde républicaine. Les autorités du Caire célébrèrent l’anniversaire de la fondation de la république française. Un autre jour, revêtu du costume oriental, Ali Bonaparte (on lui avait donné ce nom) célébrait l’anniversaire de la naissance de Mahomet, ou bien, assis à côté du pacha, inaugurait par des rites qui remontaient aux Pharaons, l’inondation bienfaisante dut Nil : singulière alliance, bizarre et quelquefois fâcheux mélange, de l’Égypte et de l’Europe, de l’Orient et de l’Occident, qui dans le présent manquait souvent de grandeur et de sincérité, mais qui préparait l’avenir, qui, sans vaincre les préjugés des musulmans, accoutumait leurs yeux à des spectacles inconnus et leurs oreilles à un langage nouveau.

La France introduisit l’Europe au Caire sous de meilleurs auspices et avec des avantages plus certains en y apportant les lumières, l’industrie, la police des états civilisés. Dans une maison que tout Français salue avec respect, en mémoire des savans qui l’illustrèrent par leurs travaux et un jour l’honorèrent par leur courage, se tinrent les séances de cet institut d’Égypte dont les membres s’appelaient Fourier, Malus, Monge, Berthollet, Geoffroy Saint-Hilaire, Savigny, Dolomieu, Desgenettes, Bonaparte. Monge y exposait sa théorie du mirage ; Berthollet des découvertes dans l’art de la teinture ; Geoffroy Saint-Hilaire montrait dans la structure de l’aile de l’autruche un exemple de la corrélation des parties qui devait le conduire à son grand système de l’unité d’organisation ; Fourier lisait un mémoire sur la résolution des équations algébriques, rapportant l’algèbre agrandie sur cette terre d’Égypte qui fut son berceau.

Dans ces séances si remplies, on trouvait du temps pour entendre quelques morceaux de la Jérusalem délivrée traduits par le bon Parseval de Grandmaison, ou même un chant arabe en l’honneur de l’expédition mis en français par M. Marcel. Les antiquités n’étaient pas négligées ; le brave Sulkowsky lisait un mémoire sur un buste d’Isis. Pour l’académicien Bonaparte, vice-président de l’Institut (Monge était président), il posa, dans la première séance, six questions : il demandait d’abord quelles améliorations on pouvait introduire dans les fours de l’armée ; la première pensée du général était pour le pain du soldat. Les autres questions étaient celles-ci : « Y a-t-il des moyens de remplacer le houblon dans la fabrication de la bière ? Quels sont les moyens de rafraîchir et de clarifier les eaux du Nil ? Lequel est le plus convenable, de construire des moulins à eau ou à vent ? L’Égypte renferme-t-elle des ressources pour la fabrication de la poudre ? Quel est l’état de l’ordre judiciaire et de l’instruction en Turquie ? » Dans chaque ligne, ne sent-on pas l’homme pratique, l’administrateur, le guerrier ?

Un des savans de l’expédition qui concoururent le plus à toutes les entreprises d’utilité générale fut Conté, qui méritait une popularité plus élevée que celle que lui ont donnée ses crayons. « Aucun obstacle n’arrêtait le génie actif et fécond de Conté, dit M. Biot dans un intéressant article biographique ; il fit des machines pour la monnaie du Caire, pour l’imprimerie orientale, pour la fabrication de la poudre ; il créa diverses fonderies. On faisait dans ses ateliers des canons, de l’acier, du carton, des toiles vernissées. En moins d’un an, il transporta ainsi tous les arts de l’Europe dans une terre lointaine et jusqu’alors presque entièrement réduite à des pratiques grossières ; il perfectionna la fabrication du pain ; il faisait exécuter des sabres pour l’armée, des ustensiles pour les hôpitaux, des instrumens de mathématiques pour les ingénieurs, des lunettes pour les astronomes, des crayons pour les dessinateurs, des loupes pour les naturalistes, etc. ; en un mot, depuis les machines les plus compliquées et les plus essentielles, comme les moulins à blé, jusqu’à des tambours et des trompettes, tout se fabriquait dans son établissement. La physique lui fournit en Égypte plusieurs applications futiles : on lui dut bientôt, par exemple, un nouveau télégraphe, qui était moins facile à établir là qu’ailleurs, à cause du mirage et des autres phénomènes analogues et propres à cette atmosphère, brûlante. On voulut, à propos des fêtes annuelles, donner aux Égyptiens un spectacle frappant, celui des ballons, et il fit des montgolfières. »

J’aime à m’arrêter à tout ce que les Français avaient commencé pour la civilisation de l’Égypte. Cette belle place de l’Esbekieh qui est sous mes yeux, dont l’aspect est déjà presque européen et autour de laquelle s’élèveront de jour en jour de nouvelles habitations franques, cette place était un lac. Les Français l’ont comblé et planté. En me promenant sous cet ombrage que m’envoie ma patrie, je me rappelle qu’à Rome je me suis promené, auprès du Colisée, sous des arbres plantés aussi par mes compatriotes. Là comme ici, comme à Venise, les Français ont laissé une promenade. Un feuillage que le vent emporte et un peu d’ombre, est-ce donc tout ce qui reste des conquêtes ? Non, c’est là une phrase ; toutes les fois que le peuple conquérant est le plus civilisé, il féconde le sol conquis, et même, lorsqu’il l’a perdu, il laisse un germe que l’avenir développera. On peut annoncer hardiment cet avenir à l’Égypte.

La petite pièce est toujours à côté de la grande, et je serais ingrat de ne pas mentionner un opéra-comique dont la lecture m’a fort réjoui ; il est intitulé Zélie et Valcourt, ou Bonaparte au Caire. Dans cette pièce, composée pour être représentée sur le Théâtre de la République et des Arts, le vaillant Sulkowsky chante avec Aboubokir, pacha du Caire, un duo sur les femmes :

Eh ! pourquoi sous vos lois cruelles
Prétendez-vous les enchaîner ?
C’est à vous d’en recevoir d’elles,
Au lieu d’oser leur en donner (bis).

Bonaparte paraît pour arracher au farouche Aboubokir la belle Zélie et l’unir à Valcourt. De jeunes musulmans crient : Vive la France ! en jurant d’exterminer les Mamelouks, et des almées dansent en l’honneur de la liberté. Voilà ce que l’occupation du Caire inspirait aux vaudevillistes de l’an VIII. A tout poème sa parodie.

Mais nous sommes bien loin de cette tragique histoire du Caire que nous avons traversée et surtout des hiéroglyphes que je n’oublie point. Patience, nous allons retrouver le sérieux de l’histoire avec Méhémet-Ali, et les hiéroglyphes à Héliopolis, où nous retrouverons aussi la France.

  1. On divise ordinairement le Caire en vingt-trois mille quartiers, quoique, sur le témoignage de ceux qui m’ont instruit de ces particularités, il n’y en ait que dix-sept mille bien marqués. On les ferme tous les soirs avec leurs portes par le moyen de certaines serrures de bois. — Voyages de Lebruyn, I, 27.
  2. Voyez la livraison du 1er juin 1841.
  3. Ce mot rend assez exactement celui de harem, qui n’a aucun rapport avec serai, château, dont nous avons fait sérail. Ce dernier terme ne doit s’appliquer qu’au palais du grand-seigneur. Confondre le harem et le sérail, c’est faire comme un Turc qui croirait qu’en français chambre à coucher est synonyme de château des Tuileries. Les mœurs grecques à l’égard des femmes se rapprochaient assez des mœurs actuelles de l’Orient. Les femmes habitaient l’étage supérieur de la maison comme elles le font généralement au Caire, et, on le sait, se mêlaient peu à la société des hommes.
  4. Chabrol, Expédition d’Égypte, partie moderne, II, 2, 364,
  5. L’ouvrage de M. Lane a pour titre : The modern Egyptians.
  6. Cette jonglerie, qui n’est qu’un cas particulier de la catoptromantie (divination par les miroirs), n’est point particulière à l’Égypte ; les musulmans de l’Inde ont un procédé de divination semblable. — Reynaud, Description du cabinet Blacas, t. II, p. 401-2.
  7. Voyez, dans la Revue des Deux Mondes du 15 juillet 1841, le Canal de jonction des deux mers sous les Grecs, les Romains et les Arabes.
  8. En 720. Weil, Geschichte der Kalifen, 119.
  9. Omar, pour une autre raison, s’opposa, selon une tradition arabe, au percement de l’isthme : il craignait que les Grecs ne vinssent attaquer la Mecque et troubler le pèlerinage. – Weil, Geschichte der Kalifen, 123.
  10. J’apprends qu’une souscription a été ouverte à Trieste pour faire les frais du canal, entreprise à laquelle cette ville est si intéressée.
  11. Rapport du docteur Prus sur la peste, pièces et documens, 343.
  12. Virgile a dit :
    Quid nemora AEthiopum molli canentia lanâ.
  13. On a voulu que le mot bussos, en latin byssus, en hébreu butz, désignât le coton ; mais dans plusieurs cas au moins ce mot ne peut avoir été employé que pour désigner le lin. Hérodote dit qu’on enveloppe les morts dans des toiles de byssos ; on va voir que les momies sont en général enveloppées dans des toiles de lin. Hérodote nous apprend ailleurs que le byssos était employé à panser les blessures, ce qui, ainsi que l’a remarqué M. Penot (Mémoires de la Société de Mulhausen, t. 14, 72), convient mieux au lin qu’au coton. L’expression byssos paraît avoir été appliquée à des substances diverses.
  14. Monumenti civili, I, 354.
  15. C’est l’opinion de MM. Thompson, Ure et Baines. Cependant M. Bowring dit avoir trouvé parmi les momies d’Abydos une grande quantité de raw cotton employed to wrapping round the bodies of the children. — Report on Egypt. and Candia, p. 19.
  16. La trempe de l’acier est très clairement décrite dans l’Odyssée, l. IX, v. 391. Le passage aurait-il été interpolé ?
  17. La même question s’est présentée ailleurs. Les pierres des Amazones, dit la Condamine, ne diffèrent ni en couleur ni en dureté du jade oriental. Elles résistent à la lime, et on n’imagine pas par quel artifice les anciens Américains ont pu les tailler et leur donner diverses figures d’animaux.
  18. M. Letronne m’a parlé à un morceau de fer trouvé sous un sphinx.
  19. Dans ma lettre à M. Villemain, qui a paru dans le Journal de l’Instruction publique.
  20. L’une de ces sociétés a publié le premier volume d’un recueil intitulé Egyptiaca.
  21. L’île de Rhodah fut de tout temps le but de la promenade des habitans du Caire. On voit un personnage des Mille et une Nuits y emmener ses camarades les cuisiniers et les charpentiers, et y passer un mois à boire, à manger, à entendre de la musique.
  22. Cette distinction qu’on a souvent négligée a été faite par M. Vitet, avec cette précision élégante qui le distingue, dans son histoire de l’église de Noyon, qui est une histoire de l’architecture du moyen-âge. — Notre-Dame de Noyon, dans les livraisons de la Revue du 15 décembre 1844 et du 1er janvier 1845.
  23. Quatremère, Recherches sur l’Égypte, I, 475.
  24. Burckard, Voyage en Arabie, I, 208.
  25. Celle-ci a été rebâtie plusieurs fois, mais il est probable qu’on a toujours reproduit le plan primitif. — Burckard, I, 180.
  26. Son vrai nom était Ahmed, fils de Touloun, Ahmed-ebn-Estouloun.
  27. Orlebar, Journal of the Bombay branch o f the royal Asiatic Society, january. 1845, 133.
  28. Ce nom est en général traduit par la mosquée des fleurs. Il semble plutôt vouloir dire l’éclatante, la très belle.
  29. On trouve cependant l’ogive dans le mirhab de cette mosquée. C’est la première fois qu’on la voit paraître dans les temps modernes.
  30. Ce rapprochement n’est pas de moi, mais de l’honnête. Frescobaldi, qui disait au XIVe siècle : « Il califfo come tu dicessi il papa… » Il allait jusqu’à appeler les cadis des évêques.
  31. C’est le dernier iman alide, qui doit reparaître à la fin des temps, le messie attendu par les sectateurs d’Ali.
  32. Histoire de l’Expédition des Français en Égypte, par Nakoula-el-Turk, publiée et traduite par M. Desgranges aîné, p. 546.