Voyage religieux et sentimental aux quatre cimetières de Paris/Lachaise/10

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CHAPITRE X.

Thérèse-Gabrielle Morel, veuve Lieutaud. Christophe-Alexandre Souhart. Jacques-Alexis Nau.


Dans un carré long, fermé par une balustrade grillée, se presente entre quatre cyprès, une tombe inclinée, couverte d’un long marbre noir, à la partie supérieure duquel est gravé un chiffre en lettres d’or, dans un cercle doré. Autour du cercle, on lit ces mots latins :

Carœ matri carus filius.

Et au-dessous de l’épitaphe suivante, gravée aussi en lettres d’or :

ICI REPOSE
Thérèse-Gabrielle Morel,
veuve de J. H. Lieutaud,
horloger à Paris,
décédée le 10 février 1807.

Combien est digne d’éloges la piété d’un fils qui élève un tombeau à celle qui lui donna le jour ! Quel plus bel usage peut-il faire des richesses qu’il en a reçues, ou de celles que son industrie lui a procurées, que d’en consacrer une partie à perpétuer le souvenir de la tendre mère dont il fut le consolateur et le soutien ! Enfans ingrats, venez rougir ici, et que ce monument à la décoration duquel on a fait concourir l’or et le marbre, vous fasse repentir de la coupable parcimonie qui présida à la sépulture de vos parens ! En vain, vous nous direz, pour vous la faire pardonner, que les dépenses que l’on fait pour les morts, sont mieux et plus utilement appliquées aux vivans ; ce n’est point à l’homme qui se promène parmi les tombeaux, commes d’autres dans les bosquets de Tivoli, que vous apprendrez les maximes de la sagesse. Il sait bien que vos raisons ne sont que les excuses de l’avarice et de l’ingratitude ; et il sait aussi que tel qui compte ce qu’il a à dépenser au trépas d’un père ou d’une mère, dont les sueurs l’enrichissent, compte avec une scrupuleuse dureté ce qu’il donne aux malheureux.

Un monument de plus de cinq pieds de hauteur, s’élève sur le penchant d’une petite éminence, à quelques pas de celui de madame Lieutaud. À sa partie supérieure on a sculpté, dans une espèce de niche, un sablier entre deux ailes, symbole de la vitesse et de la mesure du temps. Au-dessous de cet emblème, on lit l’épitaphe suivante.

D. O. M.
ICI REPOSE
Christophe-Alexandre Souhart,
Adjoint-Maire du Ve. arrondissement,
Membre du 2% Collége électoral,
et de la Société Philantropique ;
décédé le 15 janvier 1807,
à l’âge de 52 ans.
Magistrat intègre,
bon citoyen, bon frère, bon ami,
il fut pleuré de sa famille,
et regretté de tous ceux qui le connurent.


Si la mort d’un bon prince est une calamité universelle, et si la mort d’un bon père est un malheur domestique, que faut-il penser de celle d’un bon magistrat ? Oh ! combien après une révolution sanglante qui a traîné à sa suite tous les excès ; anime toutes les haines, excité toutes les vengeances, et a brisé ou relâché tous les liens de la société civile ; combien, dis-je, la patrie doit regretter ces magistrats populaires, sentinelles avancées du gouvernement, et conservateurs fidèles de la propriété et de la liberté publiques, quand le trépas les a ravis au souverain qu’ils faisoient chérir, et à leurs concitoyens qu’ils servoient, et dont ils avoient mérité et J’estime et l’attachement ! M. Souhart doit être compté dans le nombre de ces hommes rares et précieux ; et la mort, en l’arrachant à ses fonctions civiques et paternelles, a fait vaquer une place dont son nom ne peut que rendre les fonctions plus honorables et plus difficiles à remplir.




Au milieu du rang des tombeaux, ou à-peu-près, et dans une balustrade où quatre jeunes cyprès balancent leurs jeunes et mornes rameaux, s’élève une tombe sur le sommet de laquelle on a gravé une croix.
CI GIT
Le corps de Jacques-Alexandre Nau,
Md. épicier,
né à Paris, en 1759,
décédé le 6 août 1806.


Ce n’est point ici une de ces pompeuses inscriptions qui rappellent les hautes dignités du mort, et qui presque toujours ont été dictées par l’orgueil des vivans. Il est évident que la famille de M. Nau, qui auroit pu faire graver sur cette pierre le dénombrement de ses vertus, n’a fait placer là ce monument que pour reconnoître l’endroit où repose son vertueux chef, et où elle peut venir, de temps en temps, humecter sa cendre des larmes du sentiment. Que cette modeste inscription répond bien à l’humilité de la croix sous laquelle elle est gravée ! Que cette croix est une vive expression de la piété filiale, ou de la tendresse de la personne qui en a prescrit l’ornement !