Voyage religieux et sentimental aux quatre cimetières de Paris/Lachaise/12

La bibliothèque libre.


CHAPITRE XII.

Madame de Mortemer. M. de Vaucresson. madame Boissière. madame Brochant.



CI-GIT
Anne-Geneviève Vaignon De Mortemer,
épouse chérie en secondes noces,
de Nicolas-André de Labarre,
décédée en 1804, âgée de
quarante-huit ans.


Elle fut malheureuse et persécutée
par ceux qui connurent la bonté
de son cœur, et qu’elle combla
de ses bienfaits


priez pour ses ennemis.


Hélas ! pourquoi faut-il que les tombeaux, en nous mettant devant les yeux la triste destinée de l’homme, nous rappellent quelquefois sa méchanceté ? pourquoi faut-il que j’apprenne qu’une épouse chérie fut victime de sa bienfaisance et de l’ingratitude, avant d’être la victime d’une mort prématurée ? Quels ennemis peuvent lui rester aujourd’hui ? et de vaines plaintes contre ses persécuteurs peuvent-elles dédommager sa cendre des peines qu’ils lui firent éprouver ? L’inscription de ce tombeau, ainsi que celle de la tombe du Philosophe au Champ de Montmartre, sont les deux qui m’ont le plus désagréablement affecté. Ce style amer ne convient point à l’affliction ; et l’on fait mal l’éloge morts, en faisant des reproches aux vivans.




Sur la face de devant d’une petite pyramide qui supporte une urne funéraire, on lit cette inscription latine :


HIC JACET
Carolus-Franciscus
Martin De Vaucresson,
in Magno Concilio
Senator ;
deindè Advocatus
generalis,
ac demùm Primus Præscs ;
vir doctrinâ et integritate
insignis.
Obiit, flebilis omnibus,
27 mens. jul. an. sal. 1804.


Cette courte inscription ne laisse rien à désirer pour l'éloge de celui qu’elle concerne, et sa belle simplicité me dispense de toute espèce de réflexion.




CI-GIT


Marie-Geneviève Blondel,
épouse de M. A. Boissière,
décédée en 1806, âgée de quarante-huit ans.
La sensibilité creusa son tombeau


Si le sentiment est le charme de la vie, pourquoi la sensibilité en est-elle presque toujours le fléau ? C’est que le sentiment agite doucement le cœur, et que la sensibilité le remue toujours avec une vivacité et une force qui rendent souvent les facultés physiques victimes de ce mouvement indépendant de la raison. Quel qu’ait été l’objet de là sensibilité de madame Boissière, mon cœur s’émeut par le seul voisinage de sa dépouille ; et j’unis volontiers mes regrets à ceux de l’époux qui l’a perdue.




Au nord, et contre la muraille de l’ouest, est une tombe qu’avoisine un petit bosquet. On y a gravé cette inscription :


CI-GIT


Angélique Brochant[1],
épouse de P. F. Roger
de Gouzangré,
décédée à Paris, en 1806, âgée de 26 ans.
Patri, sponso, natis, fratribus, et amicis,
Angelica
flebilis occidit.


Que de cœurs ont été percés du même trait ! Que de larmes ce seul trépas a fait couler ! Quelle aimables et précieuses qualités dût avoir cette jeune épouse, pour emporter avec elle dans la tombe tant de regrets, et pour laisser à sa place de si tendres souvenirs ! O femmes qui lui survivez, en est-il beaucoup parmi vous qui puissent se dire à elles-mêmes : Je suis chérie de mon père, de mon époux, de mes enfans, de mes frères, et de ceux qui se disent mes amis ? que de vertus ce témoignage suppose ? Combien la société seroit heureuse, si beaucoup de femmes pouvoient se le rendre !


  1. Les champs de mort de la capitale ont déjà reçus la dépouille de plusieurs individus respectables de la famille Brochant, dans laquelle les vertus sont un héritage que les pères transmettent à leurs enfans.