Voyage religieux et sentimental aux quatre cimetières de Paris/Lachaise/16

La bibliothèque libre.


CHAPITRE XVI

La terrasse démolie. Madame Lechat. Monsieur l’Éclopé. Madame Destors. Monsieur Cochet. Mademoiselle Thorin.


Les tombeaux se hâtent d’occuper l’emplacement de la terrasse qui vient d’être démolie. Plus bas, l’herbe nourricière des troupeaux disparoit pour faire place aux moissons du trépas ; et l’avenue qui conduit aux bosquets de la plate-forme, ne sera bientôt qu’une avenue de sépulcres dont le premier rang s’agrandit chaque jour.

Si telle est la rapidité des conquêtes de la mort, et si les maisons de la cité mortuaire continuent à se multiplier, comme les maisons d’une ville nouvellement bâtie, quel aspect doivent présenter, dans cinquante années, les environs de la grande capitale ? n’est-il pas à craindre que, par cette permission indéfinie que l’on donne à quiconque veut élever un tombeau, les demeures des morts ne disputent un jour les rives de la Seine, aux demeures des vivans ? Hélas ! un jour, peut-être, le voyageur n’apprendra que Paris a existé que par les pierres sépulcrales qu’il rencontrera ça et là dispersées.

Dix à douze tombes s’élèvent déjà sur l’emplacement du mur qui soutenoit la terrasse.

La première offre cette sentimentale inscription :

ICI REPOSE


Marie-Louise-Sophie
Adam,
épouse de J. A. Lechat,
décédée le 13 novembre 1809.




A la bonne fille,
A la vertueuse épouse,
A la tendre mère,
A la fidèle amie.


Ses père et mère, son époux,
Ses enfans et ses amis,
inconsolables.

Quel beau texte d’oraison funèbre ! Quel vertueux caractère nous est ici dépeint en quatre lignes !




Auprès de cette tombe intéressante, une balustrade de fer, en enferme une autre aux quatre angles de laquelle quatre cyprès nourrissent leurs racines de la dépouille humaine, au-dessus de laquelle on les a plantés.


ICI REPOSE
Pierre-Jean-Marie l’Éclopé ;
époux de Marie-Anne Cerceau,
né à Sancerre, le 28 mai 1789,
décédé le 19 novembre 1807,
âgé de soixant-huit ans et six mois.




Bon époux, tendre père,
rare et fidèle ami,
Il fut chéri de sa famille entière ;
de regrets éternels sa mort sera suivie


Voilà donc encore un vieux et vertueux père de famille, dont l’exemple est perdu pour la nouvelle génération qui s’avance vers la société ! Ses enfans le remplaceront-ils, et leurs regrets annoncent-ils qu’ils imitent ses vertus ?




Sur le même rang, une tombe chargée d’une longue inscription en vers, pique vivement ma curiosité. La versification pourroit en être plus correcte ; mais qu’ils sont tendres et touchans les sentimens qu’elle exprime !

Le corps de Jeanne
Françoise Louise Blot, femme Destors,
née à Paris, le 22 février, 1753 ;
et décédée, le 17 décembre, 1807.
Ci-gît une femme de bien ;
Destors, cette mère chérie !
Pour connoître son cœur, et pour former le tien,
Médite ses vertus, pendant toute ta vie.
Honneur, esprit, bonté, talent, noble pudeur,
Sont les titres touchans de son apothéose,
Et de ses droits an céleste bonheur.
Hélas ! passant, verse quelques pleurs
Sur la tombe modeste où sa cendre repose ;
Que ton cœur compatisse à nos vives douleurs,
Tu fus de ses amis, peut-être ;
Plains de ses chers enfans le funeste destin ;
Tu n’en fus pas ! gémis que le sort inhumain ;
Tait empêché de la connaître.




J’avance sur ma droite ; et je lis sur une tombe horizontale :

ICI REPOSE
Henri Adrien Joseph Cochet,
âgé de 31 ans, aide-
de-camp du général de division Balmont,
sous-chef au ministère de l’administ.
de la guerre, membre de la légion
d’honneur, décédé le 31 janvier, 1808.




Il fut bon citoyen, bon père,
Bon époux, bon ami.

Ce jeune guerrier avoit traversé les années périlleuses de la jeunesse ; vingt fois, peut-être, il avoit affronté le trépas sur le champ de bataille, et toujours le trépas avoit fui devant son intrépide courage. Couvert de lauriers, et décoré de l’emblème de l’honneur, il revint dans les paisibles remparts de la cité : il s’y fit remarquer par une sagesse prématurée, comme il s’étoit distingué dans les combats par ses vertus guerrières. Une femme, selon son cœur, n’a d’autres soins que de le rendre heureux ; et lui-même consacre toutes ses pensées et toutes ses affections à cette chère épouse, et à la jeune famille dont un chaste amour l’a rendu père. Avec quelle joie, il se voyoit renaître dans cette aimable postérité ! Qu’ils étoient doux les rêves qu’il se plaisoit à faire des jouissances qu’il goûteroit dans un âge plus avancé, quand il verroit ses fils, dignes de son nom, mériter l’estime du souverain par leurs vertus et leurs talens ! O vanité des espérances humaines !

Le trépas qui s’étoit enfui devant ce guerrier, quand il bravoit les hasards des combats, revient, l’attaque lorsqu’il est devenu époux et père ; et, comme pour se venger de son audace, le renverse et le précipite dans la tombe.

Je descends de quelques pas le long de l’avenue de tilleuls où plusieurs sépulcres se sont déjà établis. Mes yeux les parcourent avec une vive curiosité, et se fixent enfin sur celui d’une jeune fille, inhumée auprès de son oncle. Il est enfermé dans une balustrade de la même hauteur et de la même longueur que celle qui l’avoisine.

ICI REPOSE
Françoise Églée Thorin,
née à Lyon, le 12 janvier 1796,
décédée à Paris, le 30 mai 1808.




A peine parvenue à son treizième
printemps, elle fut ravie à l’amour
de ses parens, à la tendresse des amis
qu’elle sut se faire dans un âge aussi
tendre. Elle ne leur causa jamais
d’autre chagrin que celui
de sa perte.

Ne semble-t-il pas que cette jeune personne prévoyoit sa fin prématurée, en se pressant de faire le bonheur de ses parens, que son trépas alloit bientôt plonger dans les larmes d’une éternelle affliction ! Jeunes filles qui connûtes Églé Thorin, prenez-là pour votre modèle ; et puissiez-vous mériter le bel éloge gravé sur sa tombe, si la mort vous empêche d’arriver à votre quinzième printemps !