Voyage religieux et sentimental aux quatre cimetières de Paris/Lachaise/8

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CHAPITRE VIII.

Le vice-amiral Bruix, Valmont de Bomare, Mademoiselle de Blavette, M. Leullier.


Je fais quelques pas, et mes regards s’arrêtent sur une petite pierre dépourvue de toute espèce d’ornemens. Elle est entourée de cyprès ; et paroît n’être là qu’en attendant un monument plus digne de l’homme illustre dont elle couvre la dépouille. On y lit cette épitaphe :


CI-GIT


Eustache Bruix, Conseiller-d’État,
vice-amiral des armes navales,
grand officier de l’Empire,
colonel-général, inspecteur
des côtes de l’océan,
grand-croix et chef de cohorte
de la légion d’honneur,
décédé en l’an 13, âgé de quarante-six ans.

Hélas ! à quoi servent aujourd’hui tous ces titres pompeux à celui qui les porta ? et quel cas doit en faire l’esprit immortel qui anima la poussière au-dessus de laquelle ils sont graves ? Sans doute un tombeau plus vaste m’apprendra les bonnes actions qu’il fit, et les services éminens qu’il rendit à son pays.




Le même sentiment avec lequel je m’étois approché de la tombe de St.-Lambert, me saisit et me pénètre quand j’aperçois celle de ce grand et respectable ami et observateur de la nature, Valmont de Bomare. Puissent les cèdres et les sapins que ses vertueux et reconnoissans élèves ont plantés autour de son cercueil, s’élever bientôt avec majesté, et dire aux générations futures : Notre ombre couvre la cendre de celui qui fut simple et beau comme la nature, dans ses mœurs et dans ses ouvrages !

A la mémoire
de Valmont De Bomare,
excellent citoyen,
savant distingué.
La nature
fut l’objet de ses études
il enseigna
à la connoître et à l’admirer.
Ses amis, ses élèves,
sa veuve inconsolable.
Décédé
Le 24 aout 1807.


Sans avoir été un naturaliste d’une imagination aussi brillante que M. de Buffon, on peut dire que M. Valmont de Bomare n’a pas rendu un moindre service à l’histoire naturelle. Si d’autres, après lui, en ont étendu les branches, on lui rendra toujours la justice d’avoir contribué, l’un des premiers, à inspirer aux Français le goût de cette belle et agréable science.




ICI REPOSE


Une fille et sœur bien aimée,
Agathe Nicolle
Clément de Blavette,
âgée de vingt ans et demi.
Douée d’une ame forte, d’un cœur sensible,
héroïne chrétienne,
renonçant sans regrets au plus bel âge de la vie,
elle emporta avec un calme religieux,
dans la tombe,
les espérances et la douleur amère
d’une famille inconsolable,
le 5 août 1807.


Un peintre voulant représenter la douleur d’Agamemnon, obligé par l’oracle de livrer sa fille Iphigénie pour être immolée, ne crut rien faire de mieux que de voiler la figure de ce père infortuné. Imitons s’on exemple en jetant un voile sur le visage des parens de la jeune et vertueuse héroïne qui repose sous cette tombe. Que beaucoup de jeunes personnes lui ressemblent, et vivent plus long-temps qu’elle n’a vécu, pour l’exemple et le bonheur de leurs semblables !




Je suis le rang des tombes, et j’en passe plusieurs dont ni la forme, ni les inscriptions, ne m’offrent rien de remarquable. Mais en voici une que l’on croiroit destinée à perpétuer, de siècle en siècle, le souvenir des vertus patriarcales, et à conserver la mémoire du père de famille qui les réunit en sa personne.


CI-GIT


Jean-Baptiste Leullier,
ancien juré
du corps des faïenciers de Paris,
décédé en 1807, âgé de soixante et quinze ans.
Sans autre ressource que son industrie,
sans autre recommandation que sa probité,
il parvint à élever honorablement
une des plus nombreuses familles de Paris.
Au moment où la mort vint le frapper,
il avoit
quarante-quatre enfans et petiu-enfans vivans.
Leur reconnoissance lui a érigé ce monument.


Qui pourra nombrer les peines que ce vénérable père de famille avoit dû supporter, et les vertus qu’il avoit dû pratiquer pour se donner une si nombreuse postérité, et conserver à l’État un si grand nombre d’utiles et industrieux surjets ? Quelle tempérance et quelle frugalité présidèrent au commencement de sa carrière ! Par quelle délicate et sévère probité il sut attirer sûr ses travaux les bénédictions du Ciel, et se concilier l’estime de tous les gens de bien de sa profession, ou de ceux que son négoce mit en relation avec lui ! Né, peut-être, dépourvu de protecteurs et de moyens, il put désespérer un instant du succès ; mais bientôt sa courageuse et active industrie s’élevant au-dessus des premiers obstacles, ne trouva plus qu’une carrière facile, où les encouragemens, plus nombreux de jour en jour, lui procurèrent constamment des succès, et de nouvelles matières à de nouveaux triomphes.

Oh ! si ce nouveau patriarche pouvoit m’entendre et me répondre, quelles questions indiscrètes, peut-être, ne lui ferois-je pas, pour transmettre ses réponses aux générations qui lui survivent ! Dans un siècle d’impiété, me diroit-il, je restai attaché à la croyance de mes pères, et je voulus que mes enfans élevassent sans cesse leur cœur reconnoissant vers le Dieu dont la providence m’avoit aidé à les nourrir. Avec quelle tendresse je chéris la compagne que le Ciel m’avoit donnée. Avec quelle fidélité je sus remplir les devoirs d’époux ! Père tendre, tous mes enfans furent également les objets de mes affections ; maître humain et généreux, mes ouvriers furent mes amis ; ami sincère et loyal, je goûtois toutes les douceurs de l’amitié, quand j’en procurois tous les avantages à ceux dont je méritai l’attachement. Sans doute une sévère économie maintint l’ordre dans ma maison, et la prospérité dans mon négoce, mais les établissemens honorables que je procurai à mes enfans, annoncent que, si je fus l’ennemi de la folle prodigalité, je le fus aussi de la sordide avarice. Aussi, de quel bonheur ineffable je jouissois, quand je pensois à ce nombre infini de mes concitoyens dont j’avois mérité l’estime et l’entière confiance, et à ces générations qui me devoient leur existence et leur bien-être ! Concevez, si vous le pouvez, la douce satisfaction que j’éprouvai en quittant la vie, quand l’idée me vint que je vivrois, après ma mort, dans le cœur de mes quarante-quatre enfans et petits-enfans.